Sujet de prédilection au cinéma, la technique est considérée de manières assez diverses selon les lieux, les époques et les réalisateurs. On a vu qu’en matière de réflexion philosophique s’opposaient technophiles et technophobes, et on retrouve cette ligne de démarcation dans les films, mais de manière beaucoup plus ambiguë, car même quand on la critique, même quand on en fait un objet de peur, la technique a un fort potentiel spectaculaire qui permet aux pires technophobes d’être totalement complaisants vis à vis de des désastres qu’on peut attendre de la technique en général, et bien sûr des machines en particulier (profitons de cette introduction pour évacuer l’exemple sans doute le plus caricatural et le moins honnête dans son rapport à la technique qu’est le déjà très connu Matrix)
On l’a vu, le concept de technique ne peut être considéré que dans le rapport qu’il constitue entre l’homme et la nature. Nombreux sont justement les films qui traitent de ce rapport. Certains le font de manière très naïve, et nous laisserons ici de côté les innombrables films plaçant l’animal comme repère moral, où la nature comme vengeresse faisant s’abattre sur les hommes sa propre force. A la frontière de ce style « pro nature » pointons tout de même l’entreprise un peu décalée de Godfrey Reggio, qui dans sa trilogie Qatsi, va proposer un regard un peu caricatural sur la nature, mais à la différence des fictions mettant en scène la nature comme personnage, ses films, ne racontant rien sont une sorte de constat ponctuel, un état des lieux disant en quelque sorte « Voilà où nous en sommes ». Le premier des trois volets de la trilogie « Koyaanisqatsi » est en effet un long métrage, uniquement constitué de prises de vue montées comme un documentaire sans commentaire. On peut y voir un film contemplatif, invitant le spectateur à la méditation (impression renforcée par la bande originale, composée pour le film par Philip Glass, musique répétitive, très peu narrative et aidant à la plongée dans ce flot d’images). Mais Koyaanisqatsi n’est pas pour autant un film neutre. Et si on veut y voir une forme de narration, c’est celle du rapport entre l’homme et la nature, l’homme étant ici incarné par ses oeuvres techniques. Pour être plus précis, il faudrait considérer qu’il y aurait en fait dans ce film trois personnages, que nous appellerons plutôt trois principes, pour éviter de personnifier la nature : La nature elle-même, dont la représentation constitue la première moitié du film. C’est une longue présentation d’images spectaculaires mettant en valeur ce que la nature peut avoir de grandiose, de mystérieux, de terrible aussi. On trouve là le modèle de ce que sera ensuite la représentation typique de la nature conçue comme fascinante dans les productions cinématographiques. Le second principe est la technique elle même, dont on perçoit dès les premières images le caractère non pas merveilleux, mais proprement terrible. Ce second temps est inauguré par un véhicule de chantier géant, au milieu d’une carrière à ciel ouvert. On voit de loin cet engin apparaître au milieu d’un paysage sauvage, il émet une fumée épaisse, tellement abondante que progressivement elle le fait disparaître ainsi que le décor dans lequel il se trouve. Evidemment, en présentant ainsi la technique comme indépendante de l’homme, en faisant précéder l’homme par la technique, le film va dans le sens du courant techno-phobique supposant que la technique est un principe finalement indépendant de l’homme. Cela se confirme quand l’homme apparaît peu à peu dans le film, tout d’abord en tant que foule, puis en tant qu’individu. Mais on retiendra de cette présentation les plans fixes d’hommes et de femmes perdus au milieu de ville manifestement trop grandes pour eux. Bien sûr, cela produit des images extrêmement efficaces, évidemment, là aussi Reggio produit un type d’image qui sera repris sous toutes les formes possibles par les réalisateurs qui pilleront son style. Mais pour belles qu’elles soient, on peut se demander si le propos général du film est tout à fait cohérent. En effet, placer la nature et l’homme dans le camp des victimes de la technique, c’est oublier un peu vite que c’est bien l’homme lui-même qui produit cette technique. C’est oublier aussi un peu facilement que l’homme n’a sa place dans la nature que parce qu’il y effectue un travail technique de transformation, et que sans technique, l’homme se retrouverait certes dans les magnifiques paysages que la première moitié du film expose, mais c’est une célébration d’une communion très spirituelle entre l’homme et la nature que propose Koyaanisqatsi, oubliant que la nature n’est que rarement autant porteuse d’une telle impression spirituelle quand on est contraint non plus de la contempler, mais d’y vivre, oubliant aussi que l’homme, avant de contempler, a tout simplement à survivre dans cette nature, et devant dès lors y faire usage de la technique.
Mais prenons ce film pour ce qu’il est : un état des lieux. Et ce que montre le film, même si c’est avec une certaine dose de mise en scène, c’est l’homme perdu dans ses propres créations. Mais comme le film ne dresse aucun discours économique, l’ensemble laisse une impression étrange, comme si il n’y avait personne derrière le développement massif de la technique, comme si c’était un principe anonyme. C’est sans doute là l’écueil majeur que rencontre ce genre de film, c’est qu’à force de vouloir tout désincarner, (comme une certaine forme de critique de la technique désincarne la technique en en faisant un principe autonome) on se contente de faire des constats, de déplorer, mais finalement, on considère la technique dans ce film exactement comme on considérait la nature dans l’antiquité : comme une réalité indépendante de l’homme qui nous échapperait totalement, ce avec quoi on peut ne pas être d’accord.
Quelques éléments supplémentaires :
– Koyaanisqatsi est suivi de deux autres films, Powaqatsi d’une part, et dernièrement Naqqoyqatsi. Si le second est beaucoup trop porteur d’imagerie « Unitef colours of Beneton », le troisième apporte un élément intéressant : il est entièrement constitué d’images que Reggio a récupéré dans des documents pré-existant dans son film. Publicités, documentaires scientifiques, films d’entreprise, fictions, Reggio propose un montage de nouveau mi-contemplatif, mi-objectif. Aucun jugement apparent, mais une impression de trop plein que laisse ce dernier long métrage, qui lui, parce qu’il récupère les images tirées de films publicitaires, parvient à tenir un discours sur le rôle que tient la consommation dans le développement de la technique, et sur le non sens auquel elle peut aboutir. Le circuit économique est donc partie intégrante du troisième volet, mais c’est la nature qui a disparu entre temps. Ainsi, à aucun moment les concepts mis en jeu ne communiquent vraiment entre eux chez Reggio.
Reggio a été littéralement pillé, et ce d’une manière qu’il n’avait pas forcément imaginée, mais qui montre bien que son projet, s’il produit des images fortes, est néanmoins porteur d’incohérences ; aussi sera-t-il avant tout pillé précisément par ceux qu’il critiquent. Ainsi avez-vous déjà vu des images « reggioesques ». Deux exemples, tous deux tirés de la sphère publicitaire. A tout seigneur tout honneur ( même quand un seigneur frôle le déshonneur en l’occurrence ) : vous avez sans doute vu la publicité pour American Express dans laquelle figure Robert de Niro, proposant des images de New York. L’ensemble de ce clip publicitaire est un pur plagiat des images aériennes de mégapoles inaugurées par Reggio dans Koyaanisqatsi. La référence est tellement explicite que la musique elle-même est la copie conforme de la partition de Philip Glass. Autre exemple, en même temps anecdotique et néanmoins symbolique : Un jingle de la chaîne M6 dans lequel on voit des « 6 » se précipiter à travers les portes tournantes d’un grand magasin annonçait les plages de publicité, sur une musique très rapide et répétitive. Ce jingle est en fait le décalque d’une séquence de Koyaanisqatsi dans laquelle on voit une entrée de centre commercial, avec des portes rotatives, filmées en accéléré aux heures de pointe. Dans le film, on a une impression de frénésie tout à fait inquiétante, dans le jingle, cette impression se transforme en enthousiasme. Tout est copié : musique, « décor », propos.
On peut se demander comment les mêmes images peuvent être mises au service d’abord de la critique de la vie technique, puis dans un second temps de la promotion de cette vie. La raison tient sans doute à ce que les images de Reggio sont en fait ambiguës, bien qu’il les ait sans doute pensées comme édifiantes. Ses films sont un vrai catalogue d’images fantasmées. On y trouve tout ce qu’on aime voir : des images de mégapoles nocturnes, constellées de sources lumineuses en mouvement, souvent filmées en accéléré, images de périples en voiture dans des cités démesurées, plans fixes sur des visages d’individus manifestement désorientés dans des lieux qui ne sont pas à leur mesure, paysages grandioses. Le problème c’est qu’il en va de ces images comme de la plupart de celles auxquelles on est soumis : elles provoquent ce que Malraux appelait un assouvissement. Ces images nous plaisent, quelles que soient le discours dont elles sont porteuses. Associer plaisir et critique dans une seule et même image, c’est souvent courir le risque de voir le côté « plaisant » de ces images servir d’autres fins, elles mêmes plus plaisantes. On reparlera de cet aspect particulier des images, et du rapport un peu particulier que l’art entretient avec le plaisir.