Il en va de l’humanité comme des individus. On perd sa relation naïve au monde quand on comprend qu’il n’a rien de mystérieux. Ainsi avez-vous compris que votre poupée Barbie ne parlait pas d’elle-même, pas plus que Ken n’était véritablement guerrier «par lui-même». Quand en avez-vous pris conscience ? Le jour où par accident ou par courage vous avez pu voir « à l’intérieur ». A ce moment là, vous avez saisi qu’il n’y avait en fait aucun mystère dans ces objets, et que leurs mouvements fabuleux étaient simplement dus à des agencements mécaniques.
Si on se laisse abuser par les objets techniques, on peut supposer qu’il en aille de même avec la nature en général. Et de la même façon qu’il a fallu du temps pour que vous surmontiez votre naïveté vis-à-vis de vos jouets et de l’ensemble des objets qui peuplaient votre enfance, il a fallu du temps pour que l’humanité abandonne le regard mystique qu’elle portait sur la nature.
La vraie rupture va intervenir dès lors qu’on va commencer, en Europe à étudier de plus près la nature, et plus particulièrement quand on va l’étudier de l’intérieur. Tant que le corps était considéré comme l’œuvre de Dieu, produite à l’image de celui-ci, on ne pouvait espérer mener de très profondes investigations dans le domaine de l’anatomie. Et ce sont les artistes qui vont les premiers entreprendre de mieux connaître le corps, pour pouvoir mieux le représenter. Ce fut là un des grands chantiers de la Renaissance, que de chercher à mieux connaître le monde, pour pouvoir mieux le représenter. Ainsi voit on Léonard de Vinci faire d’innombrables croquis d’écorchés, lui permettant ensuite d’offrir des représentations réalistes jusqu’à la confusion (la Renaissance est LE moment où la peinture va offrir de véritables sensations de vertige en créant l’illusion de la perspective et le style du trompe-l’œil). Pour autant, la Renaissance est une nostalgie de l’antiquité, et on retrouve encore cette idée que la nature demeure un modèle indépassable, qu’on peut simplement imiter le mieux possible. Même dans le domaine des techniques, on voit bien que Leonard de Vinci tire son génie de la nature elle-même : son prototype d’autogyre s’inspire des graines d’érable, son avion plagie les ailes des chauves souris. Ainsi l’homme est il encore en quelque sorte une créature fascinée par la nature, avec un détail cependant important : il la connaît désormais incomparablement mieux que l’homme (même savant) de l’antiquité.
Le moment décisif sera le 17ème siècle, car c’est celui où Descartes va rédiger ce qui sera par la suite le programme de développement scientifique et technique de l’humanité occidentale. Ce programme, on le trouve dans le Discours de la méthode, traité qui aura comme premier objectif d’être compréhensible par tous, ce qui justifiera sa rédaction en français, et non en latin comme on le faisait encore au 17ème pour limiter l’accès des textes savants à quelques privilégiés comprenant ce code. Avant de s’attaquer au passage qui nous intéresse, arrêtons nous un instant sur le titre complet de l’ouvrage, que Descartes intitule « Discours de la Méthode pour bien conduire sa Raison, et chercher la vérité dans les sciences ». La fin du titre montre clairement en quoi ce livre va proposer de renverser le rapport de l’homme à la nature : si auparavant la vérité était à chercher dans la religion, désormais c’est dans la science qu’il faudra investir pour la découvrir, et on va voir que Descartes entend par « sciences » un type de pratique bien défini. Comme le titre l’indique, ce livre propose donc une méthode, sur laquelle nous reviendrons plus tard dans l’année. Ce qui va nous intéresser ici, ce sont les espoirs que l’auteur place dans cette méthode. Car Descartes, dans le chapitre 6, indique quels développements il prévoit, et quels espoirs il place dans ces progrès. Or on va voir que ces espoirs ne sont pas maigres. Voici donc le texte qui va redéfinir le rapport que l’homme entretiendra par la suite avec la nature.
« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »
René DESCARTES. Discours de la Méthode, VI. 1637
Qu’entend Descartes par « philosophie spéculative » ? Il parle en fait de la manière dont, depuis Aristote on explique les phénomènes naturels. Il fait aussi référence à tout un courant de la philosophie qui, à l’époque de Descartes, (et encore aujourd’hui) est devenue très abstraite, sans rapport avec l’existence pratique. Certains la conçoivent même comme un pur jeu de l’esprit, intéressant en tant qu’exercice mais sans application concrète. Il se trouve que le type d’explication des phénomènes naturels que fournit Aristote fonctionne sur le principe du finalisme. Il s’agit d’une méthode visant à expliquer les évènements par l’objectif qu’ils poursuivent. Ainsi, pour décrire un phénomène tel que la chute d’un corps (par exemple, je prends une pierre dans ma main et je la lâche de manière à ce qu’elle tombe sur le sol), Aristote considèrera que si l’objet tombe, c’est parce qu’il rejoint son lieu naturel. Autrement dit, si la pierre tombe sur le sol c’est qu’elle doit se trouver sur le sol, aussi, dès qu’on l’en éloigne, elle cherche à y retourner.
Méfions nous de la tendance que nous avons à être amusés par ce type d’explication que nous trouvons naïve, car nous avons aussi tendance à l’utiliser spontanément dès que les phénomènes auxquels nous sommes confrontés nous échappent. Par exemple, si on se demande pourquoi les enfants, à la naissance, n’ont pas de dents, on utilise très facilement un raisonnement simple qui consiste à affirmer que si ils naissent sans dents, c’est pour pouvoir téter le sein de leur mère. C’est exactement du finalisme, et c’est précisément ce que Descartes souhaite abandonner, car même si ce type d’explication peut rassurer et donner l’impression de maîtriser les phénomènes. Or, précisément, en fait, se dire que l’enfant naît sans dents pour pouvoir téter le sein de sa mère ne donne aucune maîtrise sur le phénomène en question. Au mieux, on en conclura que « la nature est bien faite ». Mais si ce n’est pas là un type d’explication satisfaisant, quel système d’explication adopter ? Descartes l’indique dans la suite du texte : le modèle explicatif est celui de la maîtrise qu’un artisan a sur son travail. Or, quand un artisan produit un objet, c’est bien en effectuant un certain nombre d’actes maîtrisés. Autrement dit quand l’artisan obtient un certain résultat, il ne dit pas que c’est parce que la nature est bien faite, mais tout simplement parce qu’il a mis en œuvre ce qu’il fallait pour arriver à l’objet produit. Ainsi peut on dire que l’artisan est celui qui sait quelles sont les enchaînements de cause permettant de parvenir à certains résultats.
Pour Descartes, il en va de même en ce qui concerne la nature, il n’y a pas de raison de distinguer les phénomènes naturels des objets manufacturés. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de causes qui sont à l’œuvre. La différence se situe juste dans le fait que dans la nature, ces causes peuvent s’appliquer sans que l’homme les connaisse. Cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de causes, ni que ces causes ne soient pas connaissables.
Ainsi Descartes propose t-il un nouveau mode de compréhension du monde qu’on appelle le mécanisme. C’est le cœur du nouveau rapport qu’instaure l’auteur entre l’homme et la nature. Plus jamais on ne considérera la nature comme mystérieuse, plus jamais on ne sera maintenu à distance par le respect dû à l’univers. A partir du discours de la méthode on considérera le monde comme du matériel en mouvement, mais un mouvement qui n’a rien de mystérieux, qu’on peut donc connaître, produire, diriger, contrôler. Et ce qui est valable pour l’eau, le feu, les éléments l’est aussi pour des corps plus complexes tels que les plantes, les animaux et, bien sûr, le corps humain. Voici comment Descartes décrit les principes de base du mécanisme dans son Traité de l’homme :
«Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine ». Mais il inclut dans ce qu’il appelle le « corps » le fonctionnement psychique, dont il affirme ce qui suit : «Je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contre-poids et de ses roues; en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvements et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son coeur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés».
C’est cette nouvelle méthode qui permet à Descartes de positionner l’homme comme «maître et possesseur de la nature ». Cette formule restera dans l’histoire comme celle qui va offrir à l’homme un nouveau programme. Il faut entendre ce terme de « programme » dans deux sens différents et complémentaires : d’abord comme un objectif final, mais aussi comme un nouveau mode de fonctionnement, un peu comme si on dotait un ordinateur d’un nouveau système d’exploitation. C’est évidemment un nouveau coup porté au monopole religieux, car jusque là seul Dieu pouvait être considéré comme maître et possesseur de la nature. Or la suite de ce texte poursuit cette attaque en règles du domaine réservé des dieux, car quand Descartes aborde la question de ce qu’on peut attendre à long terme de cette nouvelle situation humaine, il indique ceci : « l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent ». Il est impossible de ne pas penser, à la lecture de ces mots à la situation de l’homme dans le paradis originel. En effet, jouir sans aucune peine des fruits de la terre est une situation typiquement paradisiaque, condition que l’homme a perdue quand il a été puni par Dieu pour avoir commis le premier pécher. Ce que signifie ce passage, c’est l’espoir que la technique permette à l’homme d’abolir le travail, et de s’absoudre lui-même du pécher originel, sans passer par l’intermédiaire du pardon divin. C’est donc ici que naît le projet qui sera celui de l’humanité occidentale à partir du 17ème siècle : celui du progrès sans fin de la technique, celui d’une main mise de plus en plus efficace de l’homme sur la nature, celui d’un homme de plus en plus puissant.
Ce texte sera lourd de conséquence. Il inscrit sur le papier ce qui se tramait déjà depuis un certain temps : l’invasion des machines que nous constations en introduction, la même invasion dont les films de la seconde moitié du 20ème siècle font la chronique spectaculaire a commencé en fait dès le 14ème siècle. Comment l’Eglise ne s’y est elle pas opposé ? Tout simplement parce qu’elle va involontairement être complice de cette invasion du monde humain par les machines. En effet, les premières mécaniques sont des horloges et elles seront le cheval de Troie auquel l’Eglise ouvrira grand les portes, car elles permettront de régler le rythme de vie des hommes, moines pour commencer puis fidèles au sens large ensuite. Au 17ème siècle, avec les inventions de Huygens on n’en est plus à découvrir la mécanique horlogère, mais à la miniaturiser, puisqu’on crée ce qu’on appellera plus tard la montre. Aussi l’Eglise, même si elle trouvera plein de raisons de s’opposer à la création des machines ne pourra que laisser peu à peu s’installer ces adjoints de l’homme, même si ceux-ci auront de plus en plus pour tâche de décharger celui-ci de sa charge de travail.
La fin du texte indique enfin que l’horizon de la technique est bien la maîtrise de l’homme lui-même. Le mécanisme permettra en effet de considérer l’homme comme une somme de processus que l’on pourra non seulement contrôler, mais aussi imiter, reproduire. C’est ainsi qu’au 17ème siècle la fascination pour ce qu’on appelle les automates grandit. On en trouve déjà dans certains parcs et on sait que Descartes a travaillé sur des projets de ce type : une perdrix mécanique que faisait lever un chien, et aussi un projet tout à fait surprenant d’automate humain qui se serait appelé Francine, projet que l’auteur aurait mis en route quelques temps après la mort de sa propre fille qui s’appelait… Francine. Les témoignages divergent sur le fait que le philosophe ait vraiment réalisé ce robot. Une version de l’histoire voudrait que celui-ci ait été chargé dans une caisse sur un navire lors d’un voyage vers la Hollande, et que le capitaine, effrayé par le contenu de la malle, croyant être confronté à une créature diabolique, aurait jeté l’automate à la mer. Il est douteux que l’anecdote soit véridique, mais elle montre bien quels sont les rêves de cette époque, et ce un siècle avant que les philosophes des lumières ne se lancent dans l’entreprise encyclopédique. Si Descartes n’a sans doute jamais réalisé aucun automate, il faudra attendre peu de temps avant que l’ingénieur Vaucanson, au début du 18ème siècle, réalise ce qui restera dans l’histoire comme l’ancêtre des automates actuels, le prototype des futurs Aïbo de la firme Sony sous la forme de canards mécaniques capables de se déplacer ou de digérer. Mais l’idée va être creusée par l’humanité occidentale, et ce rêve d’un automate remplaçant Francine trop tôt disparue ouvre déjà la porte aux grandes fictions du 20ème siècle tournant autour du problème de la relation à des automates devenus esclaves de l’homme : Blade Runner évidemment (aussi bien le film de Ridley Scott que les nouvelles de Philip K. Dick) mais aussi Ghost in the Shell de Mamoru Oshii qui dans son second volet, Innocence fait clairement référence aux questions traitées par Descartes, ou encore parmi les auteurs français le travail d’anticipation de Maurice G. Dantec, particulièrement dans Cosmos Incorporated, qui fait un état des lieux par avance de ce que peut produire le développement technique et du rapport particulier qu’il crée entre l’homme et la nature.
Mais il ne faudra pas attendre le 20ème siècle pour voir apparaître en art ce thème de l’automate : en 1886 Villiers de L’isle-Adam publie un roman intitulé l’Eve Future. Il y brosse un tableau lucide des développements scientifiques et techniques et a déjà d’étonnantes intuitions sur les conséquences d’un tel progrès, et ce qui se passerait si l’homme était confronté à un double de lui, uniquement mécanique (Villiers de l’Isle-Adam connaissait il l’anecdote à propos de l’automate Francine ? Toujours est il que l’automate qui est le centre de son roman connaît la même fin que celle qu’on suppose à l’automate de Descartes). En effet, l’enthousiasme cartésien va devoir être tempéré par le bilan qu’on peut dresser de la mise en application de son programme. On va voir que ce progrès ne s’est pas fait sans dégâts collatéraux, et que ceux-ci vont nous contraindre à redéfinir en partie ce qu’est la technique, mais aussi (puisque, on l’a vu, c’est intimement lié) la place de l’homme dans la nature.
Illustrations, par ordre d’apparition :
1 – Détail de l’affiche du film Naqoyqatsi de Godfrey Reggio – 2002
2 – 3 – 4 Croquis de Léonard de Vinci (1452 – 1519)
5 – le canard automate de Vaucanson (première moitié du 18ème siècle)
6 – image extraite du clip « All is full of love » de Björk, réalisé par Chris Cunningham (2000 – titre du clip : « Amorous Androids« )
l’homme façonne la nature comme la nature façonne l’homme.donc l’idée k l’homme soit maître et possesseur de la nature est contraductoire à la réalité
Il serait peut être envisageable de considérer l’homme comme un contremaître de la nature, dont il ne pourrait plus se dire propriétaire.
Mais dans une autre perspective, on pourrait concevoir l’homme comme maître, non pas de la nature, mais de la nature telle qu’il se la représente, telle qu’il la conçoit. Le fait même de la concevoir l’en rend d’ailleurs maître. Dès lors, devenir maître et possesseur de la nature consisterait en dernier recours à étudier comment nous nous représentons la nature, et comment nous modifions cette image du monde.
Analyse plutôt pertinente, parce que mettant en exergue une compréhension et une réévaluation de la métaphysique contemporaine. Bravo !
Merci !
je travaille en ce moment sur des thèses nouvelles, dont je vais partager certains aspects aujourd’hui même, afin d’alimenter un peu la réflexion.
Par la science l’homme est maitre de la nature car c grâce a son intelligence qu’il a pus dominée les autres mai la technique car
Les animaux ont des maints mais pourquoi il font rien c l’intelligence. Et cela c’est grâce a la science et la technique
La conception cartésienne de la technique, on le voit est fruit de son époque ! Je pense en effet que dans l’ère contemporaine, le rationaliste n’aurait pas pensé pareil.