Proposer la réduction de la quantité d’être humains pose des problèmes moraux tellement évidents qu’on va facilement considérer la proposition « simple » de réduire l’activité technique de l’homme comme tout à fait raisonnable. Or il n’est pas certain qu’on puisse aussi simplement mettre en œuvre une telle mesure et considérer le problème de la technique comme réglé.
Tout d’abord, constatons qu’il y a un problème de fond à craindre la technique pour la raison qu’elle provoquerait des accidents. Paul Virilio, philosophe français contemporain, s’est fait le spécialiste de ce discours inquiet sur le potentiel catastrophique de la technique, montrant que chaque nouvelle technologie apporte avec elle un nouveau type de catastrophe. Dans l’avertissement qu’il écrivit pour l’exposition organisée par lui-même à la fondation Cartier en 2002, il affirmait ceci :
« Étant donné que l’objectif déclaré de la révolution industrielle du dix-huitième siècle était bien la répétition d’objets standardisés (machines, outils, véhicules…), autrement dit les fameuses substances incriminées, il est aujourd’hui logique de constater que le vingtième siècle, nous aura effectivement abreuvé d’accidents en série, depuis le Titanic en 1912 jusqu’à Tchernobyl en 1986, sans parler de Seveso ou de Toulouse, en 2001…
Ainsi, la reproduction sérielle des catastrophes les plus diverses est-elle devenue l’ombre portée des grandes découvertes, des grandes inventions techniques, et à moins d’accepter l’inacceptable, c’est-à-dire d’admettre que l’accident devienne automatique à son tour, l’urgence d’une « intelligence de la crise de l’intelligence » se fait jour en ce tout début du vingt-et-unième siècle – intelligence dont l’écologie est le symptôme clinique, en attendant demain une philosophie de l’eschatologie postindustrielle. »
Le problème de ce type de propos, c’est qu’on y oublie ce qu’est à l’origine et dans le fond, la technique. Constater qu’elle provoque des accidents ne suffit pas à la définir. Faire référence à Tchernobyl ne permet pas de caractériser la technique comme intrinsèquement dangereuse.
En effet, la technique, contrairement aux apparences, se définit comme la maîtrise d’un certain processus permettant d’obtenir un effet connu et prévu. A l’inverse, l’accident et à plus forte raison la catastrophe sont caractérisés par le surgissement d’un effet non prévu, d’une orientation non conforme aux orientations initiales. En ce sens, l’accident est principalement défini comme manque, et même absence de contrôle alors que la technique est essentiellement de l’ordre du contrôle. Dès lors, ce qu’on peut craindre c’est moins la technique elle-même que le manque de technique. Pour reprendre l’exemple de Tchernobyl, il est évident que le fait que cet accident soit arrivé sur ce site, et non sur un autre n’est pas dû à un excès de technique, mais bel et bien au contraire à un manque de technique. La centrale ukrainienne était de conception faiblement sécurisée, et ce sont des imprudences de manipulation qui ont engendré la catastrophe. Dès lors, à moins d’affirmer un peu simplement que si l’ensemble de la technologie nucléaire n’existait pas, alors effectivement cette catastrophe n’aurait pas eu lieu, le discours le plus rationnel à tenir sur cet évènement est de constater que finalement il est dû non pas à la technique elle même, mais bel et bien à un manque de technique.
Mais il y a d’autres raisons, plus profondes, pour lesquelles on peut considérer comme impossible la remise en question de la technique. La plus essentielle est le fait qu’elle fait partie de l’essence même de l’homme. En effet, l’homme n’existe que par son activité technique et à strictement parler, on peut considérer que supprimer la technique, c’est supprimer l’homme, et réduire le développement technique, c’est réduire l’humanité elle-même. On pourrait dès lors affirmer que l’homme est essentiellement technique. Si on se réfère aux appellations classiques de l’homme en tant qu’espèce particulière dans le monde animal, homo erectus le définissait comme bipède marchant debout, homo sapiens comme primate doué de connaissance. Bergson, au vingtième siècle va considérer que si on devait trouver une caractéristique essentielle à l’humanité, ce devrait être la technique. On devrait dès lors appeler l’homme homo faber.
« En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. […] Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication »
Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Éd. PUF, coll. « Quadrige », 1996, chap. II, pp.138-140.
Pour dire la même chose en d’autres termes, on pourrait dire que finalement la technique est dans la nature de l’homme. La conséquence de cela, c’est que si on réclame de l’homme de renoncer au développement technique, on lui demande simultanément de se dénaturer. Concrètement, l’homme se réalise à travers ses réalisations techniques, tant sur le plan de l’humanité toute entière que de l’individu seul. En effet, la technique est une entreprise de réalisation concrète, mais qui est précédée d’une phase de conception qui fait appel aux qualités spirituelles de l’homme. Etre technicien, c’est donc avant tout imprimer la marque de son esprit dans la matière. Réaliser un acte technique, c’est donc aussi se réaliser soi même puisqu’on va être créateur.
Pour bien comprendre ce point, il faut saisir la différence existant entre le simple fait d’effectuer une tâche, et le fait d’accomplir un acte technique à part entière. Tant qu’on ne fait qu’obéir aveuglément à des instructions, on n’est pas vraiment technicien puisqu’on n’est qu’un exécutant. Pour faire acte de technique, il faut donc qu’il y ait un investissement de son propre esprit dans l’acte effectué. Si ce n’est pas le cas, alors on passe à une activité semblable à celle des animaux accomplissant leurs gestes par automatisme instinctif. Chez l’être humain, l’acte technique est toujours avant tout une réponse construite à une problématique. En ce sens d’ailleurs, on peut considérer que la technique ne donne pas à l’homme a priori une position de domination sur la nature, mais que chaque technique particulière introduit l’homme dans une situation elle-même particulière vis-à-vis de la nature. En affirmant cela, Bergson ne propose pas de revenir au cartésianisme, puisque la technique ne place plus l’homme dans une situation de jouissance, dans la mesure où la jouissance est immédiate alors que Bergson définit la technique comme le media se trouvant entre l’homme et ce qu’il vise. Et ce n’est pas un media donné au préalable puisqu’au contraire il doit faire l’objet d’une conception et d’une construction humaines qui est aussi une conscience que les choses ne sont pas données, qu’il faut en faire le projet et trouver les moyens de mettre ces projets en œuvre.
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est de constater que de telles intuitions existaient déjà sous une autre forme : dans l’antiquité grecque, Aristote avait trouvé des signes montrant que l’homme semblait être « fait pour la technique ». En effet, il est la seule créature à semble être prévu pour prendre des objets :
« Anaxagore prétend que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel, plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est le plus intelligent. Car la main est un outil ; or la nature attribue toujours, comme le ferait un homme sage, chaque organe à qui est capable de s’en servir. Ce qui convient, en effet, c’est de donner des flûtes au flûtiste, plutôt que d’apprendre à jouer à qui possède des flûtes. C’est toujours le plus petit que la nature ajoute au plus grand et au plus puissant, et non pas le plus précieux et le plus grand au plus petit. Si donc cette façon de faire est préférable, si la nature réalise parmi les possibles celui qui est le meilleur, ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et il n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut-être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. Elle est, en effet, divisée en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s’écarter implique aussi pour elles la faculté de se réunir, tandis que la réciproque n’est pas vraie. Il est possible de s’en servir comme d’un organe unique, double ou multiple. »
Les Parties des animaux, § 10, 687 b, éd. Les Belles Lettres, trad. P. Louis, pp. 136-
Le début de l’extrait se comprend dès qu’on se souvient qu’Aristote explique le monde de manière finaliste (cf la première partie du cours sur la technique), et c’est ce finalisme qui lui permet de saisir que le simple fait que l’homme soit la seule espèce à être doté d’un organe un peu particulier qu’est la main. En effet, si on regarde l’ensemble du règne animal, on constate que dans chaque espèce, chaque organe a une utilité précise. Or dans le cas de l’homme, les mains constituent un mystère, car on ne peut dire en les voyant ce à quoi elles servent ; ou plutôt on ne peut limiter leur définition à une seule pratique, puisqu’en fait c’est par elles que nous nous équipons d’une quantité infinie d’outils nous complétant et nous permettant d’effectuer ce que notre corps ne nous permettrait pas. En somme, les mains, chez l’homme sont à considérer comme des prises libres permettant de brancher des équipements auxiliaires qui permettront de combler ses lacunes naturelles. Or ici on est bien obligé de constater que si les lacunes de l’homme sont intrinsèques à sa nature, l’aptitude à les combler par l’ajout d’équipements branchés sur ses mains n’est elle-même pas moins naturelle, ce qui permet d’affirmer que l’homme est naturellement technicien. Pour faire une comparaison, quand l’homme crée des unités centrales d’ordinateurs, il le fait en les dotant de prises dédiées (la pris pour l’écran par exemple) et de prises qui sont universelles, parce qu’elles ne servent pas à un type de périphérique particulier, car elles sont d’utilisation libre. Les mains de l’homme ont ce statut et sont donc le signe que finalement, l’homme n’est pas achevé, il lui est nécessaire de s’équiper de diverses panoplies pour pouvoir exister pleinement.
Dès lors, soit on reconnaît que l’homme doit être technicien pour exister pleinement en tant qu’homme, soit on considère que pour d’obscures raisons, la nature aurait faite un erreur en dotant l’homme de mains. Evidemment on ne peut simplifier ainsi la réflexion puisque jusqu’à preuve du contraire, aucune intention préalable n’a présidé à la conception de l’être humain. En revanche, il paraît discutable d’affirmer que l’être humain, en raison de l’usage qu’il fait de ses mains, soit un ennemi de la nature. Après tout, la technique humaine, même si elle réclame des précautions, est aussi un des principaux accélérateurs de développement que la nature puisse connaître, et ce sur au moins deux points : on sait que l’évolution des espèces est un processus très lent et que l’homme, en apprenant à manipuler le vivant peut accélérer ce processus en orientant les mutations génétiques qui, autrement ne seraient pas viables. On sait aussi que la vie a une tendance naturelle à se répandre. Or la vie connaît des limites précises aujourd’hui, qui sont celles de la terre. Si elle avait pour principe l’exportation d’elle-même en dehors de la planète, elle aurait besoin d’un media, d’un transporteur. L’homme est le seul animal qui puisse servir de « chauffeur » à la vie pour qu’elle quitte la terre. Cela peut paraître étrange, mais de telles stratégies existent dans la nature, à travers par exemple ce qu’on appelle les parasites auto-stoppeurs, comme l’est la douve du foie du mouton. Ce parasite a besoin de se reproduire dans le foie du mouton. Dès lors, pour s’y trouver il parasite une fourmi pour qu’elle devienne somnambule, grimpe sur les brins d’herbe à une hauteur précise, celle à laquelle les moutons broutent et profitent que son brin d’herbe soit brouté pour être elle-même ingurgiter et rejoindre le foie de son hôte. De tels processus existent dans la nature. On pourrait tout à fait imaginer que l’homme fasse partie de ce type de processus. Evidemment il parait difficile de valider une telle hypothèse mais l’hypothèse apocalyptique inverse n’est pas davantage validée.
Illustrations dans l’ordre :
1 : Image extraite du film de Godfrey Reggio – Koyaanisqatsi – 1978
2 : Incendie du dirigeable Hindenburg le 6 mai 1937, qui miraculeusement ne provoqua que 34 victimes sur 97 passagers
3 et 4 : Images extraites du film de Stanley Kubrick 2001, l’odyssée de l’espace – 1968