Je l’ai dit maintes fois en cours. Ce qui importe, c’est de tisser des liens entre les choses. Aussi faut il sauter sur toutes les occasions de tisser ces liens, parce que c’est là que la véritable pensée a lieu. Sinon, on ne fait qu’ingurgiter.
Bel exemple à la lecture d’un petit livre de Gunther Anders, intitulé « Nous, fils d’Eichmann« , qui rassemble deux lettres que l’auteur a écrites au fils d’Adolf Eichmann, l’une à la mort de son père, en 1962, l’autre après des années d’attente d’une quelconque réponse à la première lettre, en 1988.
Faut il rappeler qui fut Adolf Eichmann ? Je suis un peu désolé pour ceux qui vont tomber sur ce blog et qui se sentiront insultés de devoir subir le soupçon que ce nom leur soit inconnu, mais j’ai tous les jours en face de moi, en classe un nombre considérable d’élèves auxquels ce nom ne dirait sans doute pas grand chose. Et se comporter comme si toutes les connaissances devaient, bien sûr, être universellement partagées, ce qui nous affranchirait de les expliquer, est sans doute l’un des meilleurs moyens de les voir disparaître définitivement. Rappelons donc rapidement qui fut cet homme en mentionnant simplement ceci : En 1939, alors âgé de 33 ans, Adolf Eichmann sera chargé par Adolf Hitler d’organiser la déportation des juifs vers le ghetto polonais. En 1942, la conférence de Wansee réunit tous les hauts dirigeants nazis autour de la question du traitement des populations juives, qui jusque là ont été forcées à l’émigration. C’est lors de cette conférence qu’Eichmann va être chargé de l’organisation de ce qu’on appellera la « solution finale ». C’est à ce titre qu’il sera ensuite souvent appelé le bourreau en chef du troisième reich. En 1945 il fuit l’Allemagne pour se réfugier en Argentine. Il y vivra jusqu’en 1960, année durant laquelle les services secrets israéliens (le Mossad) le captureront, ce qui permettra l’organisation, en 1962, du procès de Jérusalem au cours duquel il sera condamné à mort, puis pendu. Il plaidera néanmoins son innocence, affirmant n’avoir, finalement qu’obéit à des ordres dont il n’était pas responsable (ce type de défense sera employé par une très grande majorité des accusés du procès de Nuremberg).
Adolf Eichmann avait un fils, Klaus Eichman. Gunther Anders avait écrit une première lettre au moment du procès de son père, sans la publier. Mais ayant un doute sur l’attitude de ce fils, il décida de la publier, pour susciter une réponse.
L’idée n’est pas d’accuser un fils. Il se trouve que Klaus Eichmann est le fils de l’organisateur de la solution finale sans avoir lui même pris part à ce crime. C’est la raison pour laquelle Anders intitule sa lettre « Nous, fils d’Eichmann« . Si il y a un poids à porter, il est collectif, même si nous n’avons pas commis ce crime. Nous en sommes les héritiers.
Ces présentations étant faites, on comprend maintenant bien le lien existant entre ces deux lettres et la question de l’ignorance : il y a des choses que nous ne pouvons pas ne pas savoir, et c’est pour cela que leur ignorance constituerait une faute. Anders le dit en ces termes : « De nos jours (…) c’est l’ignorance (de ce que nous pourrions savoir, mieux, de ce que nous ne pourrions aucunement ne pas savoir) qui constitue la faute elle-même« . On comprends moins bien, par contre, le rapport qui peut se tisser entre ces deux lettres et la question de la technique. Or il se trouve que la première des deux lettres traite longuement de la question de l’implantation massive des machines dans le monde et de la machinisation du travail humain. Anders y trace une perspective dans laquelle, dans une première phase, l’homme va aliéner son temps de travail aux machines (ou à leurs propriétaires, ce qui, finalement reviendra au même), puis dans une seconde phase, quand les machines seront fortement implantées, c’est la vie humaine toute entière qui sera vouée à participer au travail mécanique lors des heures d’emploi, puis orientée vers la consommation des produits fabriqués par l’industrie, justifiant l’existence des machines, leur donnant du sens. Pour Anders, c’est là le destin commun de l’humanité à travers le processus de machinisation du monde, dont la fin ne peut consister qu’en la création de ce qu’on pourrait appeler une machine globale, ou pour le dire autrement, un « monde machine ». Quant à la place de l’homme dans un tel processus, elle ne peut être que limitée à un service de la machine :
« Il serait encore trop tôt pour affirmer que l’on nous force déjà aujourd’hui, de bout en bout, à endosser le rôle de pièces mécaniques, de matière première ou de déchet virtuel ; ou que l’on nous oblige à ne plus voir nos semblables que dans ces rôles, et à ne les traiter que comme les supports desdits rôles ; ou que l’on méprise comme des riens ceux qui opposent une résistance, ou qu’on les anéantisse (…) Mais que nous dérivions vers ce « soir »-là, ou plus exactement vers l’aube du totalitarisme machinique, que nous nous trouvions aujourd’hui déjà dans son champ de gravitation ; que ces énoncés sur demain deviennent plus vrais de jour en jour – voilà une réalité qu’il est déjà trop tard de contester. Les « tendances » sont aussi des faits. »
La suite du texte d’Anders constitue la « connexion » entre la question de l’ignorance, celle de la servitude et celle du monde des machines. En 1549, alors âgé de 18 ans, Etienne de la Boëtie rédige le Discours de la servitude volontaire. Il y discernera quels sont les ressorts qui peuvent motiver le désir de soumission, non pas des autres à soi-même, mais bel et bien de soi-même à une puissance qui nous contraigne. On sait que l’habitude d’être contraint joue pour beaucoup. Mais on peut aussi deviner que la liberté, une fois acquise, est un fardeau si lourd, une responsabilité si pesante qu’on peut vouloir s’en débarasser. Le choix volontaire des formes de politique qui suppriment les libertés participent sans doute de ce processus. Mais se soumettre à un tyran, c’est encore laisser à un homme le soin de dominer les autres, et d’en prendre la responsabilité. Imaginons que l’humanité toute entière poursuive secrètement le désir de se débarasser de sa responsabilité, et cherche à se soumettre collectivement à une puissance dominante. Si on considère qu’il n’est plus possible pour cette humanité de s’imaginer dominée par les dieux, ni même par la nature (Descartes a démonté cette idée, et les tentatives récentes de réhabilitation de la nature comme tyran commun (le nazisme fait d’ailleurs partie de ces tentatives) ont montré leurs failles idéologiques), alors on ne peut en conclure qu’à la nécessité, pour l’homme, de fabriquer son dominateur. Si on voulait parler en termes nitzschéens, on pourrait dire que de la même manière que l’homme avait créé les dieux pour s’y soumettre, il va créer la machine globale pour pouvoir s’y asservir. Cette proposition peut paraître extrême. Pourtant, il n’y a finalement pas davantage d’étonnement à voir l’humanité se soumettre à du matériel qu’on avait pu en avoir auparavant à la voir se soumettre à une fiction ou à d’autres hommes.
Cela nous donne suffisament de raisons pour lire ces deux lettres, dont je ne peux retranscrire ici que quatre pages, juste pour vous inciter à aller lire les autres :
En complément :
Lecture : Hannah Arendt « Eichmann à Jerusalem – La banalité du mal » 1963
Hannah Arendt est une référence à laquelle j’aurais pu avoir recours sur la question de la technique, car elle pensera le problème de l’aliénation de l’homme par les méthodes modernes d’emploi. Elle est aussi une femme que le New Yorker missionnera comme envoyée spéciale pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem. Hannah Arendt en extrapolera ce livre, qui fera scandale, principalement parce qu’on y fait l’hypothèse que la solution finale n’est pas le fait de quelques monstres qu’on pourrait exclure de l’humanité, mais qu’il s’agit au contraire d’une entreprise commune, structurée de telle manière qu’elle obtient la participation des populations. On retrouve là un thème commun avec le livre de Gunther Anders. Pour la petite histoire, lui est Hannah Arendt furent mariés de 1929 à 1937.
Film : Rony Brauman et Eyal Sivan, à partir des images de Leo Hurwitz – « Un spécialiste, portrait d’un criminel ordinaire » – 1999
Documentaire sur le procès de Jerusalem, mettant ce procès en perspective en revenant sur les faits historiques, et s’intéressant à cette inquiétante question de la « banalité du mal », soulevée par Anders et Arendt. Le film parvient justement à poser la question de cette banalité en envisageant Eichmann dans sa « normalité », la facilité étant justement d’en faire un monstre qui dédouanerait tout spectateur de se poser la question de sa propre responsabilité. Peu à peu, au fur et à mesure, se construit cette idée que nous sommes humains, donc nous sommes responsables, car ceux qui ont mené la « solution finale » étaient des hommes confrontés au choix suivant : participer, ou pas à cette industrie de la mort, choix devant lequel tout homme est responsable, parce que tout homme est libre. Le documentaire s’appuie beaucoup sur le livre d’Hannah Arendt mais a l’avantage d’avoir dépassé la polémique que celui ci suscita, et peut donc se permettre de revenir sur cette polémique, et d’en faire le bilan. Il peut aussi se permettre de poser la difficile question suivante : Au delà des organisateurs officiels de la déportation, doit on aussi considérer que ceux qui se sont contentés de ne rien faire comme responsables de ce drame ? En d’autres termes : doit on réserver l’horreur à quelques monstres désignés par leur responsabilité officielle, ou doit on l’étendre à l’humanité dans toute sa banalité ? C’est là le sens du sous titre de ce film.