Le fait qu’un film soit indisponible rend il inutile d’en parler ? On va faire le pari inverse : Notre Siècle, (1982) est un film très peu connu, très peu diffusé, comme tous les films de Pelechian. Il faut dire que ses films ne cherchent pas à plaire, et ne se plient pas aux modes, ni aux attentes du public.
Notre siècle, c’est en quelque sorte la trilogie Qatsi, mais réussie. Là ou Godfrey Reggio propose une accumulation d’images séduisantes, Pelechian utilise l’esthétique du documentaire. Là où Reggio tente d’être édifiant, Pelechian installe une ambiance ambiguë. Notre siècle est donc un film utilisant un très grand nombre d’images d’archives, principalement autour de la conquête spatiale, mais sans que ce soit exclusif : les documents de vols spatiaux alternent avec des évocations de tout ce que l’homme peut effectuer comme tentatives, dans tous les domaines imaginables. Le centre de ce film, c’est l’homme, aussi bien comme objet que comme sujet. L’homme objet de la conquête de l’espace, les cosmonautes écrasés par la puissance de leur propre fusée, les familles disant au revoir à l’homme qui va bientôt décoller, mais aussi l’homme acteur de son destin technologique, enthousiaste avant le lancement, admiratif lors du retour des héros. Aucun manichéisme ici, juste un regard beaucoup moins distant sur notre monde, et sur notre siècle, qui aura vu l’humanité entière se séparer d’elle même pour aller vers d’autres cieux, aussi bien physiquement que géographiquement.
La musique, la manière d’effectuer le montage, le choix même des documents utilisés provoquent exactement cette impression que l’on a quand on commence à réfléchir sérieusement à ce qu’est la technique, ce qui devient possible quand on ne se laisse abuser ni par la nostalgie d’une nature soit disant perdue, mais en fait jamais vraiment connue, ni par les promesses d’une technique suffisamment parfaite pour nous rendre heureux. On retrouve dans Notre Siècle une thématique souvent rencontrée dans les films de Pelechian : l’exode. Les images de décollage de fusées, de sondes spatiales en orbite autour de la terre, séquences planantes à tous les sens du terme alternent avec des images de foules en mouvement, assistant à diverses premières aéronautiques, à diverses catastrophes aussi. L’humanité a l’air prise d’une frénésie de mouvement, comme si une pulsion qui dépassait les individus eux mêmes (puisqu’ils en sont parfois les victimes) les jetait dans cette course vers le ciel, et plus loin même encore. Réussites, échecs se suivent sans ordre démonstratif, sans hasard non plus, juste l’alternance naturelle des victoires et des catastrophes, mais si le film fait des pauses sur quelques moments de grâce, c’est pour repartir quelques instants plus tard dans les fanfares accompagnant les conquêtes, le cirque des démonstrations inutiles, les tentatives vaines de dépassements absurdes. Le sérieux, le grave, le grotesque, le touchant, le métaphysique se croisent sans parvenir à former un ensemble cohérent. On assiste finalement à une fuite dont nul ne saurait dire si elle est orientée vers l’avant.
Aucune voix ne vient troubler le déroulement des opérations. Pelechian, jusqu’à maintenant, s’y refuse. Aucun commentaire, aucun discours. Et c’est sans doute en cela que Pelechian parvient à parler de la technique bien mieux que la plupart des films faisant le point sur le progrès humain. Et s’il n’y a aucune volonté d’édifier une morale, il n’y a pas non plus de tentative de proposer une vision esthétique de la technique. Au contraire, l’usage d’images d’archives, l’aspect documentaire méditatif permet d’évacuer les belles images pour se concentrer sur la frénésie humaine telle qu’elle se présente, objectivement. Et pourtant, ce qui ressort tout au long du film, c’est la beauté (pourtant non calculée, puisque non mise en scène) des hommes qui sont au centre de ces mouvements de masse. C’est d’ailleurs ce pourquoi j’ai seulement illustré cette chronique avec des images de visages tels que les montre Notre siècle, vous laissant découvrir le jour où vous verrez ce film ce dans quoi baignent ces êtres humains. Même soumis à des forces titanesques, même harnachés sur le char du progrès on se reconnaît dans ces figures, et le film parvient à nous projeter dans ce flux qui ne semble avoir ni début, ni fin.
Dernier détail : il est intéressant de mettre Notre siècle en confrontation avec un autre film de Pelechian, intitulé Les Habitants. Ici aussi on retrouve le thème des exodes, mais cette fois, aucun être humain dans ce court métrage de 10 minutes. Ce ne sont que des images de foules animales ou d’animaux isolés fuyant devant une menace qui n’est pas montrée mais qu’on devine trop bien. Quelques plans de regards animaux face caméra parviennent à en dire long… sans pourtant rien dire. L’impression d’urgence est totale, l’angoisse est palpable. C’est assez fascinant de voir ces deux films l’un à la suite de l’autre, pour peu qu’on en ait l’occasion, pour constater ce que le simple montage d’images d’archives permet d’obtenir, sans chercher là non plus à tenir un quelconque discours.
Le cours sur la technique avait tenté de trouver des éléments de réponse à la question de la place que tient l’homme dans la nature. Notre siècle propose une voie interessante car en laissant la nature de côté, tout du moins en ne proposant comme image de la nature que l’espace, étranger au quotidien humain, ce film installe l’homme au coeur de la technique devenue le monde lui même, aussi bien parce qu’elle enserre l’homme dans ses dispositifs, constituant son milieu, que parce qu’elle constitue, en définitive, l’énergie même de notre existence commune.
A noter :
« Artavazd Pelechian, Cinéaste Et Poète Du Réel », regroupant « Nous », « Les saisons » et « Notre siècle », est sorti depuis ce mercredi 25 juillet et est diffusé… Dans deux salles en France (Paris et Lyon).