Bien sûr, un sujet qui éveille tout de suite des images, qui semble faire référence à une situation connue, c’est toujours rassurant. Méfiance néanmoins : on peut très facilement tomber dans les lieux communs et dès lors passer à côté de ce que ce sujet réclame vraiment.
Ce qu’il faut repérer ici, c’est l’opposition, évidente après quelques minutes d’observation du sujet entre la particularité culturelle et l’universalité des valeurs. Qu’est ce qui indique cette opposition ? Un détail qui a toute son importance : on ne parle pas ici de LA culture, mais d’UNE culture. C’est là que nait le paradoxe supposé par le sujet : si une culture prétendait porter des valeurs universelles, elle devrait de fait se présenter comme la seule véritable culture, reléguant nécessairement les autres formes de religion, de langage, d’art comme étant infra-culturelles. On sait que toutes les époques ont été plus ou moins le thêatre de la confrontation parfois violente, parfois sournoise, entre différentes formes de cultures, dont l’une s’affirme comme dominante, pas seulement par intérêt, mais aussi par conviction d’être destinée à être répandue auprès de la totalité des êtres humains.
La manière simple de traiter le sujet serait de se lancer dans une condamnation de l’universalisme culturel, présenté sous la forme d’un impérialisme conquérant. Mais il n’y aurait alors pas de problème à traiter, puisque toute la réflexion s’appuierait entièrement sur une position critique. Or une position n’est pas un mouvement. Or c’est mouvement qui est demandé.
Pour provoquer le déséquilibre nécessaire, il faudra donc confronter cette critique de l’impérialisme culturel à sa conséquence la plus directe : le relativisme. Celui ci serait la négation de possibilité pour une culture de porter une quelconque valeur universelle. Mais finalement, renoncer aux valeurs universelles, n’est ce pas renoncer aux valeurs elles mêmes ? Car comment pourrait on imaginer une valeur dont la portée ne soit pas universelle ? Si on prend le cas des lois, on voit bien en quoi il est pervers de considérer que les lois ne sont que relatives, puisque cela permet de considérer l’obéissance elle même comme étant optionnelle, et non nécessaire. Le relativisme consiste donc à tout accepter, au nom de l’impossibilité d’évaluer une quelconque forme de culture, puisque précisément on a deconnecté les cultures de toute référence à une valeur véritable.
On tient là l’opposition sur laquelle peut se construire la réflexion, la question centrale étant donc celle du lien unissant la culture aux valeurs. Doit on s’en tenir à cette opposition ? Non, car elle s’appuie sur la confusion persistante entre LA culture et LES cultures. Or ce serait comme confondre le langage avec les langues particulières : si la culture est un phénomène universel qui caractérise l’être humain dès l’instant où il se détache de la simple nature, elle s’actualise concrètement selon les formes particulières que sont les phénomènes culturels particuliers, qu’il s’agisse de systèmes politiques, de règles morales non écrites, de constructions économiques ou d’art. Considérer une de ses formes comme étant porteuse de valeurs universelles, ce serait, si on réduit l’échelle de cette affirmation, considérer une école artistique, ou une oeuvre particulière comme étant la seule porteuse de la beauté. Or, si on pensait cette question en termes platoniciens, cela reviendrait à confondre ce qui est de l’ordre du sensible, et ce qui est d’ordre intelligible. Aucune oeuvre ne peut prétendre être l’incarnation idéale de la beauté, précisément parce que toute oeuvre est une réalisation matérielle, donc enfermée dans l’ici et le maintenant de la sensibilité. De la même manière, on ne peut pas considérer qu’une culture particulière puisse être l’incarnation idéale des valeurs universelles (du suprême bien, pour utiliser ici aussi des termes platoniciens), parce que toute culture, comme nous le savons maintenant, est limitée dans l’espace et le temps, quelle que soient sa volonté d’expansion. Par contre, si on veut entendre le mot « porteuse » dans un sens plus précis, et plus juste, on peut considérer que les cultures particulières soutiennent les valeurs universelles au sens où elles en sont les piliers, nécessairement multiples. Mais il est alors nécessaire de mettre le sujet au pluriel : une culture particulière, seule, ment quand elle affirme être porteuse de valeurs universelles, précisément parce qu’elle universalise ce qui n’est que particulier. Par contre, en tant que moment particulier d’une histoire qui la dépasse dans l’avant, mais aussi dans l’après, elle constitue bien un des supports des valeurs universelles. Ceux qui se souviennent un peu des références faites en cours d’année à Hegel auront pu tirer parti de cette vision dialectique de l’histoire dans laquelle aucune phase particulière de la culture ne peut prétendre être porteuse à elle seule de la Raison, mais pour laquelle chaque phase du développement culturel participe de sont existence. C’était là une théorie utile à la réflexion sur ce sujet. Ainsi pourrait on dire qu’une culture peut prétendre porter les valeurs universelles si elle reconnaît finalement être porteuse d’éléments qui la dépassent et la transcendent elle-même.
Illustrations :
1 – Photogramme tiré d’un des films des frères lumières, datant de 1896, intitulé Baignade de nègres (sic). Ce film fut tourné au jardin d’acclimation, à Paris, où l’une des attractions était un village africain dans lequel vivaient des hommes, des femmes, des enfants qu’on avait « choisi » d’emmener en France. A heures régulières, on faisant plonger les enfants dans l’étang qui bordait le village, spectacle d’autant plus attirant pour le public qu’on pouvait y voir des femmes aux seins nus. L’année suivante, le même spectacle aura lieu aux pieds de la tour Eiffel, quai Branly; précisément là où s’érige actuellement le musée des arts premiers (ironie de l’histoire ou juste retour des choses ?)
2 – Exemple d’affiche annonçant une des très nombreuses expositions ethnographiques, aussi appelées expositions coloniales qu’a connu la France au début du vingtième siècle. On parle aujourd’hui de ces exhibitions comme de véritables zoos humains. Pour plus d’informations à ce sujet, on peut se référer au documentaire réalisé par Eric Deroo pour Arte (Zoos humains) ou au livre auquel il a participé (Zoos humains, au temps des exhibitions humaines, La Découverte, 2002) dont le dernier chapitre s’interroge sur les formes actuelles de zoos humains. La télé-réalité en fait partie, et participe aussi, discrètement, mais très efficacement à une forme de domination culturelle, en confrontant le spectateur à des humains, mis en scène, manipulés, observés et donc exhibés précisément parce qu’ils seront jugés inférieurs. Il y a là une confrontation non plus à une autre culture au sens historique ou géographique, mais à un autre degré de culture. Là où il devient impossible de proposer un discours de domination sur la base de l’ethnocentrisme pratiqué au debut du vingtième siècle, on met en place les mêmes reflexes idéologiques sur la base d’une confrontation de classes, qui ne sont pas simplement sociales, mais aussi bel et bien culturelles. Le phénomène est édifiant, et à la lumière de la réflexion mise en jeu par le sujet, on saisit bien à quel point il réclame attention.
je cherche des idées
Kaulali, j’espère qu’entre temps vous êtes passé à cette phase où l’on peut, comme Picasso, affirmer : » Je ne cherche pas, je trouve « .
Bonjour,
Merci pour la richesse de votre contenu.
En tant qu’artiste peintre, travaillant sur l’art & les valeurs, vos débats m’inspirent…
Cordialement
Merci pour le commentaire. J’avais déjà croisé, sur le net, certains de vos travaux, et on pourrait justement s’en inspirer pour mener de telles réflexions sur l’universalité des valeurs. Il est probable que l’art soit précisément ce domaine dans lequel cette universalité puisse être, en avant garde, perçue. A la philosophie, ensuite, d’essayer de la penser.
Je suis heureux que nos chemins se croisent, même si c’est avec des véhicules un peu différents !
Cordialement…