Exercice incontournable de tout professeur censé accompagner des élèves néophytes une année durant sur le chemin de l’apprentissage de la réflexion autonome, la présentation de ce qu’est la philosophie est un passage obligatoire, tant pour lui que pour les élèves. On pourrait envisager de ne proposer aucune introduction de ce genre, laissant la discipline apparaître clairement au cours de sa pratique. Mais on risquerait alors de prendre pour philosophique ce qui ne l’est pas, pour la simple raison que si on ne sait pas ce qu’est censé être ce que l’on doit faire, il y a un risque assez important qu’on fasse finalement autre chose que ce qu’on devait faire. Pour éviter cet écueil, il paraît donc nécessaire de présenter cette discipline, de préciser ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, pour éviter que par la suite, ce qui se passe en cours (et bien sûr dans les copies) soit autre chose que de la philosophie.
Poser, dès le début de l’année, la question de la définition de la philosophie, c’est aussi se confronter d’emblée à la dure pratique de la définition. Tout élève, le jour où il passe l’épreuve de philosophie du baccalauréat, se voit contraint de définir les termes du sujet qu’il traite ; or le travail de définition est un travail complexe, qui réclame, déjà, de la méthode. Il est facile de partir sur de fausses pistes dès le départ parce que cette étape aurait été mal menée. Deux cas de figure se présentent : soit on possède déjà une définition de ce sur quoi on va réfléchir (mais alors il faudra se méfier de cette définition, nous le verrons plus tard), soit on ne possède pas une telle définition, et il va falloir la constituer de toutes pièces. On a souvent l’impression d’être dans cette seconde situation. En effet, même quand on a l’impression de cerner un concept, il n’est pas évident qu’on puisse pour autant en proposer une définition claire. Il faut donc avoir des clés, des « prises » sur les concepts pour pouvoir les manipuler, autrement dit pour réfléchir.
Ces prises sont multiples, même quand on a l’impression de n’en avoir aucune. Les concepts philosophiques étudiés en terminale sont en fait des concepts courants, au sens où les mots qui servent à les désigner sont des mots appartenant au vocabulaire courant. La liberté, la justice, l’expérience, il s’agit là de termes dont chacun se sert couramment. Néanmoins, quand il s’agit de les définir clairement pour pouvoir mener à leur sujet une réflexion, on se trouve rapidement confronté à une impossibilité : on ne parvient pas à mettre en forme une définition nette alors même qu’on utilise au quotidien ces termes.
Cette difficulté est parfois reconnue par les philosophes eux même. Au sujet du concept de « temps », par exemple, Saint-Augustin (philosophe et théologien du 5ème siècle) écrira dans ses Confessions : « Ce mot, quand nous le prononçons, nous en avons, à coup sûr, l’intelligence et de même quand nous l’entendons prononcer par d’autres. Et bien ! Le temps, c’est quoi donc ? N’y a t-il personne à me poser la question, je sais; que, sur une question, je veuille l’expliquer, je ne sais plus. » Autrement dit, nous sommes capables d’utiliser au quotidien des concepts que nous ne saurions pourtant pas définir.
Il en va de même, bien sûr, pour la philosophie. Nous avons du mal à la définir précisément, alors que nous sommes capables de conseiller à quelqu’un qui a de gros problèmes « d’être philosophe ». Nous pourrions d’ailleurs nous appuyer sur cette pré-connaissance, (ces préjugés en somme) pour commencer à définir ce qu’est philosopher. C’est ce que nous avons fait en classe, et comme souvent, cet exercice a donné des résultats plutôt étonnants. En effet, alors que j’indiquais à mes élèves qu’en l’absence de point de départ plus satisfaisant, on pouvait entamer le travail de définition sur la base d’exemples, et alors que planait sur la classe un grand silence, signe que personne n’avait en tête de nom de philosophe, finalement, des mains se sont levées pour me proposer deux noms que je n’attendais pas : Paulo Coelho et Jean-Claude Vandamne. L’évidence est qu’une des propositions devait être sincère, tandis que l’autre, bien sûr, relève a priori de la simple envie de dire quelque chose d’incongru, ce qui meuble un peu ces grandes plages de silence dont sont capables les classes. Mais on va voir que derrière la sincérité, il peut y avoir de l’erreur, mais aussi que derrière les discours incongrus, il peut y avoir des bribes de vérité.
Arrêtons nous un peu sur ces deux exemples, et demandons nous pourquoi ce sont des réponses envisageables à la question « Citez moi les noms des philosophes que vous connaissez ». Prenons pour commencer Paulo Coelho, celui des deux noms proposés qui peut sembler être le moins fantaisiste. S’il peut sembler être philosophe, c’est sans doute parce qu’il tient le plus souvent un discours d’ordre ésotérique, présenté de manière accessible, une sorte de sagesse plus ou moins mystique, dans laquelle on « devient ce qu’on est », on suit son ange gardien qui éclaire la route devant soi, on ne voit jamais deux fois le même fleuve. En voici un extrait, pour que tout le monde cerne ce dont il s’agit :
« Un guerrier de la lumière ne triche jamais ; mais il sait distraire son adversaire. Aussi anxieux soit il, il use des ressources de la stratégie pour atteindre son objectif. Quand il se sent à bout de forces, il fait en sorte que l’ennemi pense qu’il n’est pas pressé. Lorsqu’il doit attaquer à droite, il déplace ses troupes vers la gauche. S’il a l’intention d’entreprendre la lutte sur le champ, il feint d’avoir sommeil et de se préparer à dormir (…) Un guerrier de lumière sait ce qu’il veut. Et il n’a pas besoin de fournir d’explications. » extrait du Manuel du guerrier de lumière, P. 28 – 1997
Ce discours s’apparente en fait à ce qu’on pourrait communément appeler la « sagesse », du moins est ce ainsi qu’il se présente.
Aussi curieux que cela puisse paraître, il en va un peu de même pour Jean-Claude Vandamne. Remarquons tout d’abord que même si le citer comme philosophe paraît saugrenu, il y a cependant là une réponse qui n’est pas tout à fait illogique. J’ai eu de multiples occasions de le répéter : l’humour réclame de l’intelligence, autrement dit l’aptitude à tisser des liens paradoxaux, et pourtant sensés, entre des objets a priori tout à fait étrangers les uns aux autres. En l’occurrence, si on proposait Sylvester Stallone comme exemple de philosophe, cela ne produirait aucun effet de vérité, alors que proposer Vandamne a quelque chose de vrai, tout en étant bien entendu décalé par rapport à la réalité. En fait, c’est presque une réponse idéale pour construire notre définition de la philosophie, puisqu’on va pouvoir, à partir de cet exemple, montrer ce qu’il a de conforme à la philosophie, mais aussi tout ce qui en lui excède ce qu’elle est. Si définir, c’est donner des limites, alors proposer une réponse incongrue mais astucieuse peut être une méthode efficace, pour peu qu’on se contente de l’utiliser au brouillon. Si Vandamne peut passer pour un philosophe à des yeux très naïfs, c’est uniquement parce qu’il a habitué son public à des interviews dans lesquelles il émet un grand nombre de propositions qui sont évidemment loufoques, mais réussissent cependant à se présenter sous la forme d’un discours mystérieux, énigmatique, semblant cacher un savoir inaccessible au commun des mortels. Si on voulait distinguer deux types de déclarations proférées par ce postulant philosophe, on pourrait citer tout d’abord les sentences (ou conseils pour bien vivre, par exemple : »Y a des gens qui n’ont pas réussi parce qu’ils ne sont pas aware, ils ne sont pas « au courant ». Ils ne sont pas à l’attention de savoir qu’ils existent. Les pauvres, ils savent pas. Il faut réveiller les gens. C’est-à-dire qu’y a des gens qui font leur travail, qui font leurs études, ils ont un diplôme, ils sont au contact tout ça. Tu as un rhume et tu fais toujours « snif ». Faut que tu te mouches. Tu veux un mouchoir ? Alors y a des gens comme ça qui ne sont pas aware. Moi je suis aware tu vois, c’est un exemple, je suis aware. »). Ensuite on trouve les propos généraux concernant l’univers (par exemple : « Parce qu’on a créé une réalité et dans notre réalité, on a inventé le temps: les 24 heures, les 365 jours par an. Ce qui est bien! Comme ça on sait que quand je traverse le living-room et que je marche de ma cheminée à ma fenêtre, ça prend 10 secondes mais pour l’oiseau, ça prend une seconde et pour l’oxygène 0 seconde! On n’a pas la même perception du temps selon les species, c’est ce qui fait que je peux passer à main entre toi et moi comme ça , parce que pour l’oxygène, une seconde, c’est peut-être dix secondes, et pour le béton, une seconde, c’est peut-être un millième de seconde..« ) On pourrait s’amuser à analyser de fond en comble comment ces déclaration définitives sur le monde sont construites, par exemple comment l’intégration de mots anglais, de manière tout à fait aléatoire, donne à l’ensemble une impression de jargon spécifique, légitimant presque ce qui est affirmé. Dès que l’on sait qui est l’auteur, l’impression de sagesse potentielle disparaît évidemment. Mais si on fait abstraction de la personne qui prononce ces phrases, on pourrait leur trouver une certaine saveur philosophique, à la condition de s’en tenir à une définition réductrice de la philosophie.
Reprenons nos deux exemples. Dans un cas comme dans l’autre, on est confronté à des discours portant sur l’existence en général, et non sur des aspects particuliers de celle-ci. Chez l’un comme chez l’autre, ce discours semble provenir d’une connaissance solide du monde et des principes qui le gouvernent. Enfin, dans chacun des deux cas, ce discours ne se donne pas la peine de l’argumentation : les affirmations sont considérées comme valables par elles-mêmes. Si on s’en tient aux conceptions les plus simples de la philosophie, on aurait donc ici deux exemples véritables de philosophes.
L’évidence, cependant, c’est que si on se contentait ici de valider ces deux candidats comme philosophes, il vous faudrait quitter au plus tôt ce site, pour aller chercher ailleurs un meilleur enseignement. L’évidence ne suffit pourtant pas : on « sent » bien qu’on ne peut pas mettre les « aphorismes » de Vandamne au programme de terminale, mais il faut dire pourquoi ce n’est pas possible. En fait, les déclarations que j’ai citées relèvent du délire. C’est-à-dire qu’elle sortent du cadre de ce qui peut honnêtement être dit. Souvenons nous que le mot « délirer » vient du latin [delirare], qui signifie « sortir du sillon ». On imagine donc la ligne droite idéale, et la charrue qui sort de ce sillon servant de repère à tous. Vandamne fait de même dans ses interviews : son discours sort de la piste et va embrasser le décor. Il le fait avec un certain style (ou en tous cas pas mal d’assurance), mais, même avec du style, une sortie de route demeure un dérapage incontrôlé. A strictement parler, Vandamne dit n’importe quoi. Or c’est précisément pour cette raison qu’il n’est pas philosophe : la philosophie réclame de proposer un discours qui soit conforme à la droite ligne du raisonnement. On ne peut donc pas « délirer » en philosophie, et ce que certains prennent pour du délire est souvent en fait un discours complexe, qui réclamerait un effort intellectuel pour être compris.
Coelho semble beaucoup moins délirant que Vandamne. On pourrait dès lors être tenté de l’introniser philosophe, mais ici aussi, un obstacle s’y oppose : si Coelho tient un discours qui nous semble plus sensé que celui de Vandamne, c’est parce qu’il se présente mieux : il est grammaticalement correct et son auteur appartient officiellement au « cercle » des auteurs reconnus comme tels. Le problème ici, c’est que ce discours est mis au service d’idées et de conceptions du monde qui ont le double défaut d’être banales, et non argumentées. La vision du monde proposée par Coelho est très convenue, et se contente de mettre à la portée d’un vaste public un ensemble de conceptions mystiques globalement rassurantes, pour le satisfaire.
Récapitulons : si on ne peut accepter le discours de Vandamne comme étant d’ordre philosophique, c’est parce qu’il relève du délire, ce qui implique que la philosophie doit être pleinement l’exercice de la raison, et que toute liberté prise avec ce principe premier renverra ce discours hors du champ philosophique. De même, si on ne peut accepter Coelho comme véritable philosophe, c’est parce qu’il tient un discours qui est en même temps dogmatique et convenu. Autrement dit, il propose des lieux communs, et il les présente de telle manière qu’ils deviennent un genre de conseil de vie qui plait au lecteur. La philosophie est à l’opposé de cela : on verra qu’elle est au contraire un discours inhabituel sur le monde, motivé par une argumentation rationnelle.
Mais si pour commencer nous avons pu croire que ces deux exemples étaient pertinents, c’est bien parce qu’il y a quelque chose de commun entre eux et la philosophie. On l’a vu, ce terrain commun, c’est celui du discours portant sur l’existence, au-delà de son simple caractère matériel. Ainsi peut on conclure ce premier mouvement avec la définition suivante : la philosophie est l’application de la raison à des questions touchant ce qui, dans notre existence, ne se réduit pas uniquement à la matière.
Définie ainsi, la philosophie se distingue de la science, qui elle, applique la raison à des questions touchant ce qui dans l’univers peut se réduire à la matière. Cette définition nous pousse aussi à placer au cœur de la philosophie ce domaine particulier de la réflexion qu’est la métaphysique. Comme son nom l’indique, cette discipline étudie les questions qui relèvent d’un niveau de réflexion supérieur à celui du monde matériel. En effet, l’être humain est cette créature qui peut penser à ce qui dépasse le monde qu’il perçoit. On verra que c’est précisément là que se trouve la spécificité de la philosophie.
Mais définir ainsi cette pratique ne permet pas de décrire la manière dont elle se constitue ni les motivations qui poussent à sa pratique. C’est pourquoi une prochaine partie va être consacrée à ces questions.
Illustrations extraites du clip de Bob Sinclar « Kiss my eyes » réalisé par Denis Thybaud, Cosa/ East/Wes