Définir la philosophie comme l’usage de la raison appliquée à des questions ne se réduisant pas aux conditions matérielles de l’existence humaine ne suffit pas tout à fait à la comprendre. En effet, nous ne cernons pour le moment que l’exigence de raison et le domaine dans lequel la philosophie se pratique, mais il nous reste à déterminer pourquoi un tel mouvement de la pensée est pratiqué.Une des raisons envisageable est la tradition. En effet, en tant que discipline, la philosophie est imposée aux élèves de terminale. Aussi peut on la voir comme un élément de la culture nationale, un ensemble de connaissances qu’il faudrait posséder afin d’obtenir le baccalauréat, de briller en société, d’exercer une influence intellectuelle sur les autres. Ce sont certes là des motivations possibles de la philosophie, mais l’essentiel est ailleurs et historiquement, aucun des philosophes que nous lisons encore aujourd’hui n’a pratiqué cette discipline pour des raisons de promotion sociale. Au contraire, nombreux sont ceux qui ont vécu en retrait de ce monde, volontairement ou contraints. Certains, dont le premier, en mourront. On ne peut donc résumer la philosophie à une pratique intellectuelle visant la performance dans le cercle fermé des mondanités.
Ce qu’il faut qu’on saisisse ici, c’est le mouvement premier qui permet à la pensée de sortir du repos dans lequel elle aime demeurer. Observons les termes que nous employons ici : « mouvement », « repos », « demeurer ». La philosophie semble bien être un déplacement, mais comme on a vu qu’elle est une activité de la pensée, il faudrait donc comprendre qu’elle est un mouvement de la pensée. Cela signifierait que notre pensée puisse se trouver dans deux états : le mouvement ou le repos. En d’autres termes : la quiétude, et son inverse : l’inquiétude.
Etre dans la quiétude intellectuelle, ce serait avoir les idées arrêtées, être porteur de connaissances, de discours sur le monde définitivement constitués. C’est le lot commun de la pensée quotidienne : nous vivons le monde comme une évidence tellement quotidienne qu’à de multiples niveaux (connaissance matérielle, affirmations morales, convictions politiques) nous y avons pris nos marques de manière suffisamment solide pour qu’on n’y revienne plus. C’est précisément au moment où ce bel édifice s’effrite que la philosophie apparaît. En effet, si elle est un mouvement de la pensée, c’est qu’elle est un refus du stationnement intellectuel que sont les certitudes. On pourrait en déduire que la philosophie est la pratique du doute, mais le doute est une méthode, pas un moteur. Avant le doute, le philosophe est confronté à ce qui constituera pour lui un évènement premier, fondateur, qui va le contraindre à se mettre en mouvement.
C’est cet évènement premier qu’on appelle l’étonnement. J’avais déjà précisé dans un des tout premiers articles de ce blog quelle est la signification étymologique de ce terme, le liant au foudroiement de l’esprit frappé par une lumière si violente qu’il ne reconnaît plus le monde, soit que son regard ait été ébloui, soit que le monde ait subitement reçu un éclairage si inhabituel que toutes les formes alentours en soient devenues méconnaissable. L’étonnement, c’est donc ce moment où l’évidence du monde disparaît pour laisser la place à un inconfort, un déséquilibre qui impose de se mettre en mouvement, comme si on avait soudainement l’impression d’être déplacé.
Un lecteur novice peut trouver cette formulation vague. Nous allons donc préciser comment ce déséquilibre peut se manifester en allant à l’essentiel du questionnement philosophique, et pour cela nous allons tenter d’ébranler le plus fortement possible l’évidence du monde. On peut se référer à bon nombre d’expériences communément vécues pour le faire. Nombreuses sont les questions posées par les enfants qui concernent les inquiétudes philosophiques, nombreux sont les films qui mettent en œuvre de telles inquiétudes. En fait, les astuces croissantes des scenarios de romans, de films ou même de séries nous permettent de toucher du doigt jusqu’où peut aller l’étonnement philosophique. Je ne reprendrai pas l’exemple de Matrix, dont j’ai déjà un peu abusé, donnant une importance un peu trop grande à ce qui n’est tout de même que de l’esbroufe. J’utiliserai ici une référence très populaire et finalement plus intéressante qu’est un épisode précis de la série Lost (les disparus, dans la traduction de la série telle qu’elle est diffusée sur TF1). Dans la seconde saison de cette série, l’épisode 18, intitulé « Dave », met en scène un personnage (Hurley) qui est confronté à une situation troublante : comme les autres personnages de la série, il a rescapé d’une catastrophe aérienne, qui conduit un groupe d’une quarantaine d’humains a survivre sur une île, hors de tout contact avec l’extérieur. Dans cet épisode, Hurley, qui est un ancien patient d’une clinique psychiatrique, dans laquelle il était soigné, entre autres, pour boulimie, voit soudain apparaître sur cette île un homme, Dave, qu’il avait connu dans cet hôpital psychiatrique, des années auparavant. Tout en sachant que la présence de cet homme est absolument impossible, il le voit, il l’entend, il peut le toucher. Il est donc confronté à une situation dans laquelle la réalité n’est plus aussi évidente qu’elle le semblait auparavant. Mais les choses se compliquent encore un peu plus lorsque Hurley se souvient que lors de son traitement psychiatrique, il avait pris conscience que Dave n’était qu’une hallucination produite par son propre psychisme. Sa réapparition sur cette île jusque là déserte n’en est que plus inquiétante, et ce d’autant plus qu’il tente de convaincre Hurley qu’en fait il constitue, lui même la seule part véritablement réelle de son existence, et que c’est tout le reste, y compris son séjour à l’hôpital, qui est fictif et illusoire. Il se trouve donc confronté à un choix très peu évident : soit c’est l’homme qui lui parle qui est irréel, soit c’est l’ensemble de son existence vécue qui est fausse. Dave lui propose d’en avoir le cœur net, et de se « réveiller » de ce monde en mettant fin à ses jours, ce qui impliquerait, bien sûr, d’être persuadé que la mort constitue en fait un réveil et une voie vers une vie plus authentique.
Evidemment, il ne s’agit là que d’un scénario. Evidemment aussi, la philosophie ne commence pas nécessairement par des situations aussi tordues. Mais le questionnement philosophique peut aller jusque là. Après tout, on peut, sans avoir de visions, se poser des questions sur la réalité du monde dans lequel nous sommes. L’évidence quotidienne peut assez facilement être fragilisée. Revenons à la situation fondamentale des personnages de Lost. Ils sont perdus sur une île. Ils ont survécu à un crash aérien auquel théoriquement personne n’aurait du survivre. Ils sont confrontés à une situation incompréhensible, ils ne savent pas pourquoi ils sont là, quel processus les y a menés, ce qu’il sont censés y faire, ni ce qu’ils peuvent espérer. Si on considère la situation de l’extérieur, on trouverait tout à fait anormal qu’ils ne soient pas en permanent étonnement, et on jugerait absolument anormal qu’ils considèrent leur situation comme évidente.
Certes, la condition humaine commune n’est pas du même ordre. Mais réfléchissons y : ce que nous sommes en train de vivre, sommes nous absolument certains que cela soit la réalité ? N’y a-t-il rien, dans notre vécu, qui puisse être considéré comme trompeur ? Nombreux sont les philosophes à avoir mis en doute le caractère réel de ce que nous éprouvons. Certains l’ont fait à titre d’hypothèse provisoire (Descartes supposant qu’un malin génie puisse nous tromper, dans les Méditations métaphysiques par exemple), d’autres à titre de conclusion (les sceptiques grecs, qui tendront à refuser toute forme de certitude), la plupart interrogeront le rapport que nous avons avec la réalité, jusqu’à former sur cette question le courant fondamental de la philosophie du vingtième siècle que sera la phénoménologie. Le chemin intellectuel le plus simple pour parvenir à ce type de doute consiste à s’appuyer sur l’expérience que nous avons de nos propres rêves, d’y pointer le caractère très convaincant des images et des impressions perçues, et d’avoir en tête à quel point l’expérience du rêve parvient à nous tromper. Il suffit ensuite de se demander si il est absolument impossible que ce qu’on soit en train de vivre soit un rêve. C’est une hypothèse qui peut sembler vaine, car dans un premier temps, on peut se demander ce que ça changerait. Mais dans un second temps on devrait admettre que, précisément, ça change absolument tout, car si ma conscience rêve le monde dans lequel elle se trouve, alors les autres humains n’existent pas à part entière (ils ne sont que des éléments du décor) et il est inutile d’avoir envers eux un quelconque comportement moral. La premier éclair de l’étonnement pourrait donc être le simple fait de regarder le monde autour de soi, de réaliser à quel point son existence elle-même est douteuse, et de conforter cette pensée en étudiant les théories scientifiques les plus récentes, qui ont toutes pour point commun de remettre en question l’évidence du rapport que nous avons avec la réalité (relativisme tout d’abord, puis physique quantique et actuellement théorie des cordes).
Mais ce n’est pas là la seule porte ouverte sur l’étonnement. En effet, Même en considérant que ce monde soit objectivement conforme à l’impression subjective qu’on en a, il reste amplement de quoi éprouver l’inquiétude. On pourrait même considérer que l’existence réelle de ce monde est à elle seule angoissante. Depuis l’Antiquité, la simple existence du monde provoque l’étonnement. Regardons autour de nous, observons l’ordre de la nature, la complexité de l’homme et de son organisation sociale, il y a là une source de vertige intellectuel extrêmement puissant. Nous pouvons comparer cela à la petite situation fictive suivante : imaginons que vous vous endormiez ce soir dans votre lit, et que demain, au petit matin, vous vous réveilliez dans un autre lieu, au milieu d’autres personnes qui vivent leur vie quotidienne et vous accueillent avec le plus grand naturel, « comme si tout cela était parfaitement normal ». Après vous être demandé si ce monde était bien réel (ce qui correspond à l’inquiétude du paragraphe précédent), vous n’obtiendrez pas le repos sous prétexte que vous avez acquis la certitude de ne pas rêver. Au contraire, le rêve aurait été reposant, car il vous aurait abstenu de trouver une explication à votre présence dans cet univers dont vous ne connaissez ni l’origine, ni la raison d’être, et dans lequel vous ne savez quoi faire. Revenons à notre vie actuelle. Quittez l’écran, regardez autour de vous, considérez ce monde dans lequel vous vous trouvez : vous n’y avez pas toujours existé. Vous y êtes apparu, il y a quelques années, les occupants précédents vous y ont accueilli tout naturellement, comme si tout ça allait de soi. Un regard objectif sur la situation montre pourtant qu’il n’en est rien : tout ceci est tout à fait stupéfiant, et peut même susciter une véritable angoisse. Dès le dix-septième siècle, Blaise Pascal se faisait le témoin de ce sentiment que peut provoquer la confrontation honnête avec l’univers :
« En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu y faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai cherché si Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi. »
Blaise Pascal, Pensées (1670) ed. Brunschvicg 693 ed . Lafuma 198. Ed du Seuil, coll « l’intégrale » 1963 P.525
Examinons ce texte de plus près : Pascal avance en trois temps successifs. Le premier mouvement consiste à faire le constat de la « misère » de l’homme. C’est un thème récurent chez Pascal. On connaît cet autre extrait des Pensées dans lequel il écrivait ceci : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. » Le constat est assez subtil : l’homme est présenté comme perdu. C’est là le point de départ d’un courant de pensée qu’on appellera plus tard l’existentialisme. Il est perdu car il est dans le monde, sans repère et sans indication sur la manière dont il doit mener son existence. Bien sûr, si un dieu ou un prophète parlait à l’homme, si le monde contenait des messages adressés là l’homme, celui-ci ne serait pas perdu. Mais Pascal décrit l’humanité comme ne recevant plus aucun message, comme délaissée par Dieu, laissé seul face à son existence fatalement limité par la mort. Il vit dans l’obscurité, sans guide, comme aveugle. Mais cet aveuglement est double.
En effet, si l’homme s’attaquait à cette obscurité, il chercherait à éclairer le monde en se confrontant à ses propres angoisses. Or il n’en est rien. Si l’homme est dans un monde obscur, tout se passe comme s’il fermait les yeux pour ne pas voir le noir. Ce processus d’évitement, Pascal le nomme « divertissement ». Il faut entendre ce terme dans son sens premier, et non dans le sens restreint utilisé aujourd’hui : le divertissement n’est pas simplement le loisir ; il s’agit de toute activité permettant d’échapper à l’angoisse essentielle. Ce peut être la séduction, le jeu, mais aussi bien sûr l’investissement dans le travail. De nombreux passages des Pensées sont consacrés à cette stratégie particulière qu’emploie l’homme pour échapper à l’angoisse. L’un des plus parlant est celui que nous avons cité plus haut : « ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. » Le monde, lieu nécessairement générateur d’angoisse devient un terrain de jeux pour l’homme qui tente d’échapper à l’inquiétude. En ce sens, il faut prendre le divertissement pour un détournement d’attention, une manière de tromper l’ennui qui nous ramène systématiquement vers les préoccupations existentielles.
Le troisième et dernier temps de ce texte nous ramène vers l’exigence de questionnement et d’inquiétude : Pascal s’y présente comme suffisamment étonné, assez frappé par la perdition pour qu’il ne puisse pas se contenter des faux-semblants de l’activisme humain. Il demeure en quête, et c’est finalement là ce qui caractérise le philosophe. Il le précise d’ailleurs : ce qu’il cherche, ce sont des traces de Dieu. C’est un point important et intéressant pour nous qui cherchons ce qu’est la philosophie, et pouvons nous interroger sur le rapport qu’entretient cette discipline avec la religion : le philosophe est défini par Pascal comme celui qui manque de réponse, alors que le religieux se définit comme celui qui est en possession des réponses essentielles, éclairant le monde et l’existence. Un religieux dirait que le philosophe est pauvre en lumière. Le philosophe pense facilement que le religieux est celui qui fait une trop grande confiance dans la lumière qui l’accompagne, et le considère souvent comme un illuminé. Pascal est entre ces deux positions : pauvre en lumière, il cherche à être lucide, tout en constatant que ce monde apporte bien peu de lumière.
A lire ainsi Pascal, il semble donc que la philosophie consiste à chercher la lumière permettant de mieux éclairer le monde. On pourrait penser que cela serve à mieux vivre, et que derrière la réflexion philosophique, il y ait un intérêt plus concret : une vie plus heureuse. L’idée est tentante, mais dans le prochain article, nous verrons qu’elle est aussi un peu délicate et gênante.
Illustration extraites de l’épisode 18 de la saison 2 de la série Lost, Série créée par J.J. Abrams, Damon Lindelof en 2004 (les deux premières) et du film Truman Show (de Peter Weir avec Jim Carrey, Laura Linney -1998)