On l’a vu précédemment, il n’y a pas de philosophie véritable sans étonnement. Si on évite cette étape fondamentale, on pratique une activité certes intellectuelle, on acquiert des connaissances, on peut mener une carrière en sciences humaines, mais on ne pratique pas, au sens profond, de philosophie. Ceci posé, on pourrait penser que la philosophie aurait pour objectif de calmer cet étonnement pour parvenir à une sérénité plus propice à une vie plaisante. C’est une tentation forte, que de voir en cette discipline une promesse de soulagement face à une vie qui demeure pénible, angoissante, et vouée à s’achever de manière plus ou moins rapide (on ne sait pas, et ça ne rassure pas) dans la mort. La philosophie serait alors un baume, un syntol existentiel venant faire du bien là où la vie fait mal. L’édition a d’ailleurs bien compris à quel point le grand public était amateur de textes issus de la culture philosophique qui viendrait les caresser dans le sens du poil pour les aider à mieux vivre. Des livres tels que « Plus de Platon, moins de Prozac » de Lou Marinoff bâtit sont succès commercial sur cette attente.
Or, limiter la philosophie à ce rôle de consolation, c’est la ramener au stade présocratique, donc à l’époque où les penseurs fondaient des sectes dans lesquelles des disciples vivaient selon une sagesse distillée par un maître se présentant comme sage. Or nous verrons que cette position de sage est justement nécessairement étrangère à la philosophie. Mais la principale objection que l’on puisse faire à cette conception de la philosophie est qu’il s’agit là de réclamer d’elle qu’elle aboutisse à une connaissance rassurante ; or postuler à l’avance que la vérité doive être nécessairement plaisante, c’est pratiquer un dogmatisme de l’optimisme qui contraint la vérité avant même de s’en être approché. Or l’honnêteté impliquerait d’accepter par avance l’éventualité que la vérité puisse constituer, pour nous, une mauvaise nouvelle.
Dès lors, nous devons définir la philosophie comme étant une manière de prendre en compte doublement l’étonnement : le monde nous inquiète, mais philosopher consiste à être apte à découvrir que la vérité soit plus angoissante que le questionnement lui-même.
Cette nécessité de ne rien attendre de la philosophie a été perçue dès ses débuts. Aristote s’en fait l’écho dans un extrait devenu célèbre de sa Métaphysique :
« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »
Métaphysique A, 2, 982 b 10, trad. J. Tricot, Vrin.
La première partie du texte est conforme à la manière dont nous avions déjà défini cette pratique. Aristote y dresse le tableau de l’évolution du questionnement, commençant par des problèmes proches de l’homme, et s’éloignant peu à peu vers des recherches concernant l’univers tout entier. On pourrait tout à fait, avec le recul, voir là une histoire de la recherche scientifique, commençant dans les sciences physiques telles que Newton pourra les constituer, et s’élevant peu à peu jusqu’à la théorie du Big bang. Il s’agit là pour Aristote d’une progression permettant de passer de considérations liées à la vie pratique, à l’échelle humaine, à une recherche touchant les rouages éternels du cosmos. Il le répète, la motivation d’une telle quête de connaissance ne peut être que la conscience de ne pas posséder cette connaissance. Cette conscience de l’ignorance s’appelle « étonnement ». Il ne s’agit donc pas d’une espèce d’hébétude, mais bien d’une confrontation entre le monde et l’aptitude à l’expliquer. La référence aux mythes est d’ailleurs parlante : le mythe est un récit mettant en scène la condition humaine en dehors de l’espace et du temps vécu par l’humanité. C’est une utopie et une uchronie. Il est par nature susceptible de générer l’étonnement philosophique.
Mais la seconde partie de cet extrait va apporter une précision importante : l’étonnement n’est véritable que si il accompagne une véritable ignorance. En ce sens l’étonnement ne peut pas présupposer une réponse déjà connue et on ne peut pas se lancer dans la recherche en voulant, dès le départ, parvenir à une connaissance prédéfinie. C’est pour cette raison qu’Aristote fait la distinction entre connaissance ayant une fin utilitaire, et connaissance n’ayant pour seul intérêt… que la connaissance elle-même. On comprend aisément cela si on observe la manière dont sont structurées les études dans un pays comme le nôtre : d’un côté des études concentrées sur les savoirs pratiques (les filières techniques et professionnelles) et de l’autre les cursus proposant un savoir plus universitaire, autour de d’enseignements qu’on pourrait considérer comme « gratuits ». Dans le monde scientifique, on parlerait de distinction entre la recherche fondamentale, qui œuvre sur des questions n’ayant aucune application concrète, et l’ingénierie qui est du domaine des questions pratiques.
Mettre ainsi en parallèle science et philosophie n’est pas insensé. Tout d’abord, dès l’antiquité, ces deux disciplines sont indissociablement mêlées. Mais surtout, on trouve de chaque côté une volonté de réflexion désintéressée ainsi qu’une tentation permanente d’utiliser les connaissances acquises dans des pratiques concrètes. Quelle utilisation de la philosophie pourrait on imaginer ? On pourrait en trouver de multiples : politique, définition de normes morales, justification de diverses économies, conseils de vie conjugale, positionnement religieux, interdiction ou autorisation de diverses pratiques techniques, condamnation ou encouragement du dopage dans le sport de haut niveau. Pour en être convaincu, il suffit de se rendre sur le site de l’assemblée nationale, de consulter le calendrier des débats parlementaires, et de constater à quel point les projets de loi débattus relèvent de problèmes qui pourraient constituer des sujets du baccalauréat.
Mais justement : un député débattant sur des projets de lois est il dans une disposition semblable à celle d’un élève travaillant sur un sujet de dissertation ? Et surtout, un philosophe éloigné des débats politiques peut il traiter les questions philosophiques de la même manière qu’un élu ? Dans l’idéal, on pourrait imaginer que ce soit possible. Dans les faits, c’est beaucoup plus complexe. Par exemple, un des débats éthiques de notre époque consiste à tenter de définir le statut de l’embryon humain. Or, selon le type de mise en application des conclusions d’une réflexion de ce genre, on va avoir tendance à orienter de différentes manières l’analyse. En effet, selon qu’il s’agisse d’insister sur la légitimité et la légalité de l’avortement, ou que l’on veuille au contraire interdire les expérimentations sur l’embryon, on ne va pas mener la réflexion de la même manière, et on ne va pas parvenir aux mêmes conclusions. En d’autres termes, pour penser correctement cette question, il faut le faire en dehors de tout intérêt, en s’écartant des considérations relevant de l’application concrète, et en menant la réflexion sans préoccupation pratique. C’est là la seule garantie de pouvoir philosopher honnêtement, sans mettre l’analyse au service d’intérêts qui lui soient extérieurs. Ainsi doit on affirmer que la philosophie se doit d’être gratuite pour être pleinement philosophique.
C’est là la condition de la liberté philosophique. Aristote le montre de deux manières : tout d’abord en rappelant qu’au moment et dans la zone géographique où la philosophie apparaît, les questions de survie et de confort sont déjà résolues. Ca peut nous paraître étonnant, car pour nous la technique du quatrième siècle avant Jésus-Christ ne peut que nous sembler très en dessous du minimum vital, aussi bien en terme de survie qu’en terme de confort. Néanmoins, le peuple grec ne vit pas dans l’obstination de l’amélioration de ses conditions de vie. Aristote considère que le niveau atteint est suffisant, ce qui permet de penser que si une nouvelle discipline apparaît à cette époque, elle ne peut être qu’indépendante de tout intérêt pratique. En fin d’extrait, il utilisera un autre argument pour mettre en évidence le caractère désintéressé de la philosophie : on définit l’homme libre comme celui qui est à lui-même sa propre fin. Par conséquent, est libre celui dont le moteur de l’action est en lui-même, et non extérieur. En ce sens, celui qui ne s’appartient pas et dont les actes même lui échappent peut être défini comme esclave ; c’est celui dont le moteur lui est extérieur, et qui est lui-même l’agent d’un projet qui lui est étranger, raison pour laquelle on le considérera aussi comme aliéné (mot dont l’origine étymologique est à chercher dans le latin [alienus], qui signifie « étranger »). Il en va de même pour la philosophie : celle-ci ne sera pleinement libre que si elle ne poursuit aucune fin extérieure à elle-même, et comme elle n’est pas oiseuse, on doit donc admettre qu’elle ne peut être qu’à elle-même sa propre fin. La philosophie est à elle-même sa propre fin, ce qui lui assure de n’être esclave de rien. Précisons qu’il faut pousser cette logique jusqu’au bout. Ainsi, si la philosophie consiste à se libérer des intérêts extérieurs, il faut aussi veiller à ne pas oublier que ces intérêts peuvent se camoufler en nous même : nos propres opinions cherchent bien souvent à obtenir assurance et légitimité par l’intermédiaire de notre réflexion. Il faut là aussi se déprendre de ce genre d’influence et ne pas être complaisant envers nos opinions. L’oublier consisterait à redonner à la philosophie un intérêt extérieur à elle-même, et conduirait à la dénaturer.
LE BONHOMIE EST D’ETAT DE PLAIN SATISFACTION
MAIS NE SOYONS PAS EBOUILLIR PAR CELSIUS CI
POUR FRINDRE LA LOI DE LA SOCIABILITIES CAR L’HOMME NAIT DANS LA MAIN DE D’ETAT MEURT DANS
LA MAIN DE L’HOMME