En guise de complément au cours d’introduction à la philosophie, voici trois lectures abordables (et, bien sûr, absolument pas exhaustives).
Tout d’abord, un livre qui était devenu introuvable, car épuisé, et qui réapparaît en 2004 dans une version actualisée et toujours aussi enthousiasmante. En 1998, Lucien Jerphagnon publiait en effet une histoire des idées, en trois volumes, dont il prenait seul la direction du premier, l’écriture des deux suivants étant partagée avec Louis Dumas. C’est le premier volume qui nous intéresse ici, celui qui est consacré à la philosophie depuis l’antiquité jusqu’au moyen âge. On y découvre une pensée rendue vivante par le sens de la mise en scène de Lucien Jerphagnon. On y découvre aussi que, comme l’écrivait Pascal, « la vraie philosophie se moque de la philosophie » : on rencontre les présocratiques et leurs successeurs en allant suffisamment à l’essentiel pour conserver le recul nécessaire pour ne prendre au sérieux que ce qui l’est vraiment. On passe donc de bons moments à accompagner les plus anciens des penseurs dans des morts qui semblent souvent en curieuse concordance avec les préceptes mêmes qu’ils enseignaient à leurs disciples. Mais on apprend, surtout, énormément à la lecture de Jerphagnon, justement parce qu’il sait accompagner son lecteur vers ce que la philosophie a d’enthousiasmant, ce qui implique de repérer le ridicule quand il apparaît, pour mieux s’en éloigner.
Michel Onfray fut élève de Jerphagnon à l’université de Caen, il témoignait en ces mots sur cette expérience : « La salle 509 de l’université de Caen était un endroit où l’on pouvait venir en toge et s’asseoir pour écouter le maître: ses cours étaient un happening permanent et génial où les improvisations les plus fulgurantes précédaient les commentaires d’actualité les plus subtils. Lucrèce et Plotin devenaient nos contemporains. » (source : magazine Lire, Mai 2004). On ressent quelque chose d’assez approchant en lisant Les dieux et les mots – Histoire de la pensée de l’Antiquité au Moyen Age. La pensée y est mise en scène, incarnée et située, on la voit apparaître, vivre à travers les humains qui en sont les porte-parole.
En somme, si la lecture de Jerphagnon est salutaire, c’est bien parce qu’elle permet d’entrer en philosophie sans se laisser impressionner par l’esprit de sérieux qui transforme trop souvent cette discipline en pur divertissement qui ne se sait pas divertissant, oubliant que l’essentiel est ailleurs, et implique une certaine légèreté. Je l’indiquais en ouverture, Jerphagnon a profondément remanié son propre livre avant de le publier de nouveau. « Un livre n’est pas une pierre tombale » dit-il. J’ai fortement insisté dans les articles précédents sur la nécessité de concevoir la philosophie comme une quête et non comme une possession de la vérité. Cette démarche de refonte profonde d’un livre est un signe de mouvement, et il ne faut pas, ici, être leurré par le fait que ce livre nous entraîne vers l’antiquité et le Moyen-Âge : si il y a bien là une visée historique, c’est en fait pour rencontrer des interlocuteurs qui, des siècles avant le nôtre, ont posé des problèmes qui motivent toujours notre propre réflexion. Ils ont trouvé des méthodes pour traiter ces problèmes et nous ne pouvons faire autre chose que nous intéresser à leur propre trajectoire, car elle est en quelque sorte la course d’élan que nous avons à poursuivre. Jerphagnon nous aide à en faire une course la plus légère possible, pour qu’elle nous leste le moins possible dans notre propre quête.
Seconde proposition, seconde entrée en philosophie par la bonne porte (qui, comme on le voit, est multiple). On commence à le deviner, entrer véritablement en philosophie ne consiste pas forcément à se confronter artificiellement à des théories dans le seul but de les « apprendre » pour les connaître. Emmanuel Kant nous a déjà mis en garde : « on n’apprend pas la philosophie, on ne peut apprendre qu’à philosopher » (Théorie transcendantale de la méthode).
Jeanne Hersch, dans « L’étonnement philosophique », propose ainsi de revenir à la source de la pratique philosophique. Au lieu de partir des théories produites par les philosophes, l’auteur construit son livre autour des raisons qui les font entrer en philosophie. Cela permet de court-circuiter l’illusion que le cours de philosophie obligatoire en terminale peut provoquer : la philosophie n’est pas avant tout une matière qu’il s’agirait d’apprendre. Ce n’est pas non plus un ensemble de connaissances qu’il s’agirait d’ingurgiter à la première interrogation, ou au premier dîner mondain venu. La philosophie ne peut pas être réduite à cet apprentissage là, puisqu’elle est par définition conscience de l’ignorance. En ce sens, plus on insiste sur l’érudition, plus on risque d’éloigner les novices de la véritable philosophie. Ca ne signifie pas que les connaissances et la confrontation aux auteurs soit inutile. Loin de là. Mais ce temps là ne peut pas être premier. Aussi le livre de Jeanne Hersch nous fait-il découvrir comment les grands philosophes sont eux même entrés en philosophie. Comment par exemple Platon, d’origine aristocratique, est taraudé par des questions politiques qui le mèneront à définir une cité idéale, ainsi qu’à tenter de former un despote éclairé en la personne de Dion. Comment aussi on découvre un Descartes qui entre en philosophie parce qu’il est inquiet à propos de ses propres connaissances, et qu’il aimerait leur donner la même assurance que celle que connaissent les mathématiques.
Le projet de Jeanne Hersch tient donc en ces mots : « Savoir s’étonner, c’est le propre de l’homme. Il s’agit ici de susciter à nouveau cet étonnement. Le lecteur, je l’espère, retrouvera sa capacité d’étonnement dans l’étonnement d’autrui. Il saura le reconnaître. Il dire : ‘Oui, c’est bien ça. Comment se fait il que je ne me sois pas encore étonné à ce sujet ?’ ». Sans cette étape d’étonnement, la mise en pratique des techniques philosophiques est vaine, la connaissance des théories est pure érudition, qui s’attache à ce domaine comme elle pourrait s’attacher à un autre. L’étonnement philosophique, de Jeanne Hersch est donc une des meilleures entrées en matière qui puisse être, puisqu’elle propose de faire les choses dans l’ordre, ce qui n’est pas si fréquent, particulièrement quand on découvre la philosophie avec pour horizon, non pas la sagesse, mais l’examen du baccalauréat.
La troisième entrée est une plongée dans les eaux profondes de l’antiquité. J’ai déjà parlé dans les articles précédents du Banquet de Platon. J’insiste auprès des plus débutants de mes lecteurs sur le fait que ce dialogue est accessible et enthousiasmant. Il est surtout intéressant de le lire alors qu’on n’est pas encore bardé de munitions philosophiques, et de l’aborder donc avec une certaine innocence. Il est aussi agréable de commencer en philosophie avec un texte qui au premier abord semble s’attaquer à un problème universel, que chacun est amené à se poser un jour ou l’autre, et souvent sur le ton de la véritable inquiétude (qu’est ce que l’amour ?) et qui, en sous-texte, tente de définir ce qu’est la philosophie. Comme souvent chez Platon, on pratique donc une sorte de judo ou de billard intellectuel, dans lequel on fait mine de s’attacher à un point de réflexion pour, finalement, en atteindre un autre. On trouve aussi dans le Banquet tout ce qui peut faire le charme des textes de Platon : le sens du dialogue, lié ici à une véritable mise en scène du débat philosophique, qui se mêle ici avec celle du désir, mai aussi le recours aux mythes, qui viennent éclairer la nature du problème en le faisant remonter en quelque sort à sa source, un peu comme si on nous faisait là une courte échelle spirituelle pour se hisser vers la réflexion. Mais le Banquet possède une caractéristique unique dans les dialogues de Platon : au moment où vient le tour de Socrate de prendre la parole sur l’amour, il fait mine de se défiler. Plus fort encore, alors que les femmes ont été soigneusement écartées du banquet, il décide de se faire le porte parole de Diotime, une femme, étrangère, qui aurait appris à Socrate tous les mystères d’Eros. On a là un acte de mise en scène extrêmement fort : en se faisant la voix d’une femme, dans une société masculine, au sein d’un banquet nécessairement misogyne, en donnant la parole à une étrangère dans une société xénophobe, Socrate fait une fois encore preuve simultanément de modestie, mais aussi de ruse. Le débat qui a précédé a en effet consisté en une série de discours qui ont provoqué les félicitations des uns envers les autres. Chacun a utilisé une technique ou une autre pour parler de l’amour, mais on a le sentiment que tous les discours se valent. En faisant appel à Diotime, Socrate en appelle en fait à une autorité supérieure : femme et étrangère, cette experte en amour est finalement en position de sagesse. On touche dès lors là à une nouvelle spécificité Socratique : on n’en reste pas à l’expression de l’opinion, aussi subtile soit-elle ; il est nécessaire d’aller au-delà et de toucher une profondeur spirituelle telle qu’elle mette tout le monde d’accord. Le recours à Diotime est une sorte de mise en scène de ce que Socrate appelle son « démon intérieur », aussi fréquemment désigné par son nom grec : le daimon. Celui apparaissait comme une voix qui indiquait à Socrate ce qu’il ne fallait pas faire, comme une mise en garde non dogmatique (au sens où elle n’énonce pas une doctrine, elle se manifeste seulement pour éviter les erreurs). Ce qui est intéressant là, ce sont deux choses principalement : tout d’abord, ce démon intérieur joue vis-à-vis de Socrate le rôle que Socrate lui-même joue pour ses interlocuteurs. En l’occurrence, dans le Banquet, Socrate joue ce rôle de gardien de l’esprit au sein du groupe d’amis dans lequel il va insuffler une nécessaire dose d’humilité intellectuelle. Ensuite, cette ressource ne correspondant pas aux critères habituels de la raison nous permet d’entrer dans ce qui constitue un des mystères les plus profonds du platonisme, et donc de la philosophie : c’est par la réflexion que nous sommes censés nous diriger vers les idées et la vérité, refusant ainsi le dogmatisme inné. Mais pour autant, on affirme que la vérité illumine en quelque sorte le monde, puisqu’elle existe. Il faut donc imaginer qu’il y ait, dans le monde, des sources de vérités, des lieux, des occasions où elle se manifeste à ceux qui veulent bien la reconnaître. Ainsi, dans le discours de Diotime, on apprend qu’il n’y a pas d’opposition entre l’attirance physique (en d’autres termes, sexuelle) des humains pour les autres être humains et l’attirance pour le Beau lui-même (qui est aussi le Bien et le Vrai). La vérité du Bien sourde à travers l’expérience première de l’attraction sexuelle, comme elle suinte à travers l’expérience singulière que Socrate a avec Diotime et dont il tente de se faire l’intermédiaire. Tout est là : Si le discours de Socrate venait « d’en haut », on devrait alors le considérer comme un prophète, ou comme certains de ses prédécesseurs qui ne justifiaient pas la vérité dont ils étaient les annonciateurs. Avec Socrate, il n’en est rien puisque, Diotime l’explique, et elle semble bien placée pour le savoir, le savoir ne dégringole pas d’une réalité supérieure sous forme de révélation : il suinte du monde, il ruisselle dans le monde, et le philosophe recueille l’eau de ces sources pour en distiller la pure vérité. Les hommes ont longtemps cru que la pluie était une eau sur-naturelle qui venait irriguer de l’extérieur une Terre conçue comme naturellement stérile, puis ils ont réalisé que cette eau qui semblait venir en droite ligne du ciel comme un don n’était que le retour de l’eau déjà présente. Avec Socrate et Platon il en va de même : la vérité n’est pas un don du ciel, mais le fruit d’un mouvement d’aller-retour entre la réalité vécue, obscure et indécise, et la vérité qui l’irrigue, qui n’est pas saisissable dans l’expérience quotidienne, mais peut être approchée grâce à la réflexion.
Marco Ferreri, dans le film qu’il construit autour du dialogue du Banquet, situe la rencontre entre Socrate et Diotime dans une caverne, lieu germinal de la pensée dans le platonisme. On peut y deviner que pour apprendre ainsi ce qu’est l’amour, et saisir d’un même mouvement ce qu’est philosopher, Socrate a du lui-même tomber sous les sens de son initiatrice, parce qu’il est nécessaire de faire le parcours entier des sens vers les idées, ascension qui traverse l’individu tout entier, de sa sensibilité, de sa sensualité vers son entendement.
Lire le Banquet, c’est s’inviter à cette initiation qui fait d’un territoire connu un paysage déjà exotique. Le festin est là, les convives sont arrivés. Nous sommes sur le seuil et pouvons venir participer. Cette participation fait appel à nos sens, nous pouvons goûter les mets présentés par les serviteurs, accepter d’être approchés par les autres convives et d’être l’objet des jeux de séduction qui accompagnent nécessairement de telles soirées. Socrate se chargera d’arracher l’assistance à ce lieu, à ces plats, à cette séduction primale ou cours d’un grand kidnapping spirituel dont Diotime semble lui avoir donné les secrets.
Aucun autre conseil donc que ceux-ci : se préparer quelques victuailles, s’installer dans un lieu propice à la lecture, ouvrir le Banquet de Platon, et plonger ; corps et âme.
Dernier détail : le plus évident est bien sûr de se procurer le Banquet dans sa version « livre ». Reste qu’on peut aussi l’aborder d’autres manières :
Une lecture audio : le comédien Michael Lonsdale a enregistré sa propre lecture du Banquet. C’est une manière intéressante d’aborder le texte en ayant le soutien d’une voix qui structure le texte, ce qui permet de lui donner un premier sens, et de ne pas être bloqué par le déchiffrage. Le Banquet, en tant que dialogue, supporte particulièrement bien cette incarnation sonore. Le double CD est maintenant difficile à trouver, mais en cherchant bien, on parvient à mettre la main dessus.
Une version illustrée : Joann Sfar est un auteur de bandes dessinées prolifique. Ses créations sont le plus souvent profondément intéressantes, et manipulent avec fantaisie un matériau qui est en fait fréquemment à teneur philosophique. Parmi de multiples autres projets, il s’est lancé dans l’illustration d’œuvres philosophiques, pour le moment au nombre de deux : Candide, de Voltaire, et ce qui nous intéresse ici : Le Banquet, de Platon. Le texte est présent, dans son intégralité, mais on a en marge, parfois en pleine page, une mise en image des réflexions que provoque le dialogue sur Sfar. Le niveau de réflexion est souvent exactement celui d’un étudiant découvrant le texte, le débat sur l’amour se voyant envahi par Yoda (que nous avons-nous même invité dans notre propre lecture de l’étymologie philosophique ), les androgynes se voyant mis en image de manière assez crue et ludique. On peut trouver le principe parfois un peu potache, mais c’est aussi une manière d’exprimer l’ironie qui caractérise la méthode socratique, souvent un peu atténuée par la mise en scène de Platon. Ajoutons que la post-face de l’ouvrage est tout à fait intéressante, et que les conseils de lecture de Sfar s’avèrent tout à fait pertinents.
Enfin, un film : j’y ai déjà fait référence, et j’en ai déjà publié des illustrations, malheureusement tirées d’une copie de VHS, autant dire de qualité plus que moyenne. Le film a été tourné pour la télévision, en 1989. Ferreri est connu pour avoir produit des films particulièrement dérangeants dans les années 70 (La Grande Bouffe, en particulier en 1973). La lecture qu’il propose du Banquet est intéressante à plus d’un titre. Elle demeure une expérience qui alterne moments purement réflexifs, où on est confronté au discours démonstratif, et moments allégoriques, qui culminent dans le discours d’Aristophane et dans la prise de parole de Socrate (joué par un Philippe Léotard dont on parvient sans peine à l’identifier à son personnage, jouant sur une séduction peu évidente au premier abord, mais insidieuse et finalement efficace). On a là un accès vraiment intéressant au texte de Platon, pour peu qu’on en trouve une copie, les éditeurs étant (malgré l’apparition l’année dernière de plusieurs coffrets dédiés à Marco Ferreri) pris en flagrant délit de non distribution du patrimoine culturel.
Références :
Lucien Jerphagnon « Les dieux et les hommes » ed Tallandier – 2004 – 27 €
Jeanne Hersch « L’étonnement philosophique » ed Gallimard collection Folio – Essais – 1993 – 10,50 €
Platon « Le Banquet (suivi de Phèdre) » ed Flammarion – collection GF – 2,80 €
Joan Sfar « Le Banquet » (texte de Platon, illustrations de J. Sfar) ed Bréal – 2002 – 15 €
Platon, « Le Banquet« , lu par Michaël Lonsdale, Thélème Editions, 1989 – prix inconnu
Marco Ferreri, « Le Banquet« , film, 1h18, 1986 – Introuvable actuellement dans le commerce. Il faut le chercher, ce qui ne fait que renforcer le plasir de le voir enfin, quand on le trouve !