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Il existe une vidéo, intitulée « Last days« , dans laquelle on peut voir Nietzsche au déclin de sa vie, dans un état de manifeste dégradation, le regard vidé, comme épuisé d’avoir poussé si loin les limites de la pensée, comme éreinté d’avoir pris en charge le pillonage en règle de ce que l’occident, content de lui, avait patiemment construit. Ce film est un faux. Construit sur la base des photos prises en 1899 par Hans Olde, dans une série appelée « Der kranke Nietzsche ». Grossier, ce montage à la qualité volontairement altérée pour rajouter à l’illusion nous ramène en fait, sans doute involontairement, vers un des coeurs les plus profonds de la pensée de Nietzsche. Etre déçu par la falsification et le trucage, c’est vouloir fixer l’image de Nietzsche dans l’instant photographique alors que précisément, l’instant est ce qui échappe. A tout prendre, le mensonge vidéo est peut être une forme de fidélité, propulsant cet instant dans l’image-mouvement.
D’autre part, il semble important de se confronter à cette image de Nietzsche souffrant, de Nietzsche diminué par la maladie du corps, et par la maladie mentale. C’est important, car la maladie a accompagné le penseur pendant toute sa vie, et qu’il a du lui-même s’y confronter, la fuir parfois vers des climats plus cléments, considérer aussi que si elle ne le tue pas, c’est qu’elle doit le rendre plus fort. C’est important aussi parce qu’on sait que certains penseurs vont voir dans la maladie de Nietzsche le signe d’une pensée défaillante. C’est un discours qu’on entendra dans la bouche de René Girard, par exemple, quand il diagnostiquera dans la folie terminale de Nietzsche l’effet du conflit entre sa pensée fustigeant les « esclaves » et son propre ressentiment. On peut se demander dans quelle mesure Girard ne simplifie par excessivement la pensée de Nietzsche. D’abord parce que celui ci ne souffre pas d’une névrose, mais d’une maladie neurologique; mais aussi, et surtout, parce que la notion de santé n’est pas, chez Nietzsche, un critère normatif :
« il n’y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives pour la définir ainsi ont échoué lamentablement. Ce qui importe ici, c’est ton but, ton horizon, ce sont tes forces, tes impulsions, tes erreurs, et notamment tes idéaux et les phantasmes de ton âme, pour déterminer ce qui, même pour ton corps, constitue un état de santé. Ainsi, il est d’innombrables santés du corps; et plus l’on permettra à l’individu particulier et incomparable de relever la tête, plus l’on désapprendra le dogme de l' »égalité des hommes », et plus nos médecins devront se passer de la notion d’une santé normale, en même temps que de celle d’une diète normale, d’un processus normal de la maladie » (Le gai savoir – 120)
La pensée de Nietzsche prend en compte la souffrance que lui-même devra supporter pendant de si longues années, et il lui donne un sens particulier :
» Il est deux catégories d’êtres souffrants, ceux qui souffrent de la surabondance de vie, qui désirent un art dionysiaque et qui ont également une vision et une compréhension tragiques de la vie – et ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie, qui cherchent dans l’art et dans la connaissance le repos, le silence, la mer étale, la délivrance de soi, ou au contraire l’ivresse, la crispation, la stupéfaction, le délire. » (ibid – 370)
Et ce sens est nécessairement celui d’un dépassement. Aussi, derrière l’absence de lumière de son regard, malgré cette inévitable impression d’enfermement que provoquent ces images, on peut imaginer que la maladie n’a pas eu raison de l’esprit de Nietzsche et que la souffrance a pu constituer un tremplin permettant d’accéder à ce que l’auteur n’était pas encore tout à fait :
« La culture de la souffrance, de la grande souffrance, ne savez vous pas que c’est là l’unique cause des dépassements de l’homme ? Cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? » (Par delà le Bien et le Mal – 225)
Ce qui ne tue pas, rend plus fort. La vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle l’était. Autant d’éléments centraux dans la pensée de Nietzsche, des éléments palpables dans ce faux document, qui a au moins la vertu, au delà d’une certaine tendance au voyeurisme, de ne pas enfermer Nietzsche dans une image fixe, figée, morte, mais d’introduire ce corps arrêté dans son élan vital au sein du mouvement sans fin, du cycle éternellement répété des oscillations du corps image-mouvement.
Bonsoir Monsieur,
Un petit passage sur votre blog, dont j’ai toujours l’adresse en tête, juste pour vous faire un petit coucou. Comme prévu, je suis bien en école d’arts appliqués, juste en bas de chez moi. Tout se passe très bien pour moi, je suis dans la tête de classe malgrès la charge de travail assez conséquente. Pour vous donner une image, quand j’ai le temps de terminer un rendu en une nuit blanche, c’est déjà bien, mais le plus souvent je n’ai même pas le temps de finir. Mais bon ce n’est quand même pas comme ca tout les jours ais c’est vrai qu’il y a énormement de travail. Cela étant dit, ce que je fais me plait !
Voilà voilà je tenterais de passer au lycée apès les vacances surement, mais rien n’est sur ! Sur*ce, en esperant que tout va bien pour vous aussi, je vous dis à bientot.
« Hédonisme, pessimisme, utilitarisme, eudémonisme -tous ces systèmes qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir ou la douleur qui les accompagnent, c’est àdire d’après des états et des faits accessoires, sont des vues sans profondeur et des naïvetés; l’homme qui sent en lui des facultés constructives et une conscience d’artiste ne peut que les regarder de haut avec ironie et pitié. […] Seule la grande souffrance […] a mené l’homme jusqu’à la cime de son être. » (Par-delà bien et mal, VII, 143).
« Nous nous éloignons de façon tout aussi inconséquente de ses secrets, lorsque nous désignons les crevasses de sa vie psychique comme les conséquences de dérangements purement physiques que lorsque nous disons que son coprs est mort de ses pensées. » (Georg Simmel, Pour comprendre Nietzsche, 62-63).
Merci, Jannie, pour ce petit passage dans ce « lieu » et pour les nouvelles ! Les arts appliqués semblent souvent se pratiquer la nuit (la quasi totalité de mes anciens élèves ayant choisi cette voie semblent être des noctambules, fuyant la lumière du jour et ne pouvant produire/créer qu’une fois tous les autres profondément endormis). La nuit doit certainement inspirer différemment, libérer des contraintes de la vie diurne. Ca fait en tous cas plaisir d’avoir quelques mots d’une élève qui a trouvé une voie qui lui convient, ce n’est pas si fréquent ! Bonne continuation, donc, et à bientôt si tu passes sur le lycée !
Lule, je ne sais pas qui vous êtes, mais merci pour ces quelques lignes, qui complètent effectivement idéalement cet article. J’avais hésité à intégrer l’extrait de Par delà le bien et le mal », avant d’y renoncer pour ne pas trop multiplier les citations (sans être parvenu, je le crains à échapper tout à fait à cet ecueil). Quant au livre de Simmel, je ne le connais que de nom, et l’extrait que vous proposez ne peut que donner envie de le lire. Ne serait-ce que pour générer cette envie, merci !