Les situations limites ont ceci d’intéressant qu’elles constituent des sortes de pointes avancées, de presqu’îles rattachées au continent, mais comme débarrassées du poids de celui-ci, ramenées à l’essentiel par leur position de pointe, de tension maximale. Ainsi, David Toole et Oscar Pistorius constituent ils des sortes de Finistères humains. Leur visible incomplétude les met à la limite de l’humain, mais cette limite révèle finalement pleinement ce qu’est l’humain, précisément dans son corps.
Incomplets, les corps de ce danseur et de cet athlète le sont manifestement. A cause de ce visible manque de membres, nous pourrions caractériser ces corps comme lacunaires, déficients. Le poids de la norme, elle-même dictée par l’écrasante majorité ainsi que la viabilité de l’espèce, désigne David Toole et Oscar Pistorius comme incomplets, en opposition à la « bonne forme » qu’affichent tous ceux qui sont dotés de leurs quatre membres, même quand ils n’en font rien. Pourtant, c’est oublier un peu vite que même « complet », un corps humain est avant tout marqué par son inachèvement, ses lacunes, son incapacité à se suffire à lui-même. D’une part, nous voyons bien que nous serions incapables de survivre sans nous équiper d’outils, et d’autre part, depuis Aristote, nous avons appris à voir en nos mains une interface permettant de brancher des outils sur notre corps, pour lui donner des fonctions qu’il n’a pas « naturellement » (mais si nos mains sont naturelles, cette distinction naturel/artificiel a t-elle encore vraiment un sens ?).
Le problème d’Oscar Pistorius, c’est que non seulement il court, mais il court plus vite que vous et moi, et il court même plus vite que la majeure partie des meilleurs coureurs de 100m du monde. Des experts travaillent sur l’épineux problème que constitue l’évaluation des avantages que constituent ses prothèses sur des jambes « biologiques ». Le simple fait qu’on parle d’avantage montre que la question de la validité du concept de « normalité » se pose. Jusque là, la normalité morphologique s’appuyait soit sur la correspondance à la majorité (mais on sait que ce critère est insuffisant, particulièrement en ce qui concerne l’humanité), soit (et c’est plus intéressant) sur l’efficacité. Or les lames de Pistorius sont efficaces. Elles le sont même plus que la plupart des jambes « bio ». Elles ont surtout ceci de particulier qu’elles peuvent être changées, améliorées, allongées, qu’on peut encore travailler leur souplesse, leur détente. Là où les médecins s’accordent à dire que le corps humain a atteint ses limites en sport de haut niveau, le seul espoir d’augmentation des performances est à rechercher du côté de la technique, de tout ce qu’on va pouvoir brancher sur le corps. Or, aussi effrayant que cela puisse paraître, un corps humain sans jambe est beaucoup plus facilement équipable de prothèses qu’un corps humain « complet ».
De même, David Toole n’a a priori rien d’un danseur, car on visualise tous assez bien à quoi correspond le corps finalisé d’un danseur, ce qu’il est « supposé » être. Mais c’est oublier un peu vite que, justement, le danseur n’est pas un objet achevé, c’est au contraire un corps en quête, qui ressent, connaît son inachèvement. A ce titre, le corps de David Toole est le prototype même du corps du danseur. Et si le danseur inscrit dans l’espace une certaine condition humaine, on peut en déduire que Toole est dès lors un prototype de l’humanité, précisément dans son apparent inachèvement.
On pourrait, bien sûr, opposer un peu facilement Toole et Pistorius en pointant le fait que l’un se contente de son corps, aussi abrégé soit-il, alors que l’autre l’équipe de prothèses qui offrent à son corps un potentiel qui lui serait inaccessible autrement. C’est oublier ce que le corps de Toole reçoit de culture, de travail, d’orientations qui contredisent toutes les lois de la gravité qui plaquent tous les autres corps au sol. Toole n’est pas plus proche d’un quelconque état de nature que Pistorius. Pas plus, ni moins, que nous autres, soi-disant valides.
Au moment où l’être humain accède à cette étape fondamentale de l’évolution qui consiste à avoir entre ses propres mains, consciemment, la possibilité de décider de ce qu’il sera, au moment où il peut, véritablement et profondément, se modifier, se transformer, ces éclaireurs de l’humanité que sont Pistorius, Toole et la petite armée des corps qui se travaillent dans les zones d’ombre médiatique nous posent un problème que la « norme » visuelle du corps, avec ses deux mains, ses deux pieds, ne peut plus cacher. Et tout en étant ce qui met en évidence le problème, on peut considérer qu’ils sont aussi un début de réponse.
Sources :
Deux extraits tirés de « The Cost of Living« , ballet créé par la compagnie de danse DV8, en partie écrit pour David Toole. La scène finale, qui a lieu sur la plage, est tout autant un acte de danse puissant, dans sa sobriété et son évidence, et une image possible de l’humanité. Nombreux sont ceux qui, à la lecture de ce passage des Parties des animaux, dans lequel Aristote désigne l’homme comme cet animal qui est doté de mains, objectent qu’après tout, il y a des hommes sans mains. C’est oublier que les manchots disposent des mains des autres hommes, qui leur sont nécessaires. De même, David Toole, ici, bénéficie des jambes d’un autre être humain.
Evidemment, ce n’est pas possible dans la « vraie vie ». Peu importe, l’art n’a pas pour « mission » de représenter ce qui est. En l’occurence, cette scène ouvre un espace, un champ de possibilité, et le fait être dans le réel, qu’elle trans-figure (c’est vraiment le moment où jamais d’utiliser ce mot).
Suivent deux publicités. On objectera sans doute qu’il est malvenu de diffuser de la publicité. Sur ce terrain, ne soyons pas trop naïfs : les publicités sont des représentations intéressantes de notre temps, et dans la mesure où elles jouent avec nos désirs, elles peuvent parfois être un peu en avance sur nous mêmes. Ici, la publicité nous devance en intégrant dans l’ordre du désir le corps amputé d’Oscar Pistorius, ici mis au service de la firme Nike (et là, ceux qui sont déjà distants vis à vis de la publicité vont sans doute prendre encore plus de distance…). Deux spots donc, l’un entièrement consacré à Pistorius, et l’autre l’intégrant au sein d’une armada de corps en préparation, puis en détente. Le court film met en scène les corps comme on prépare une arme, qu’on charge en un premier temps pour l’apprêter, dont on concentre toute la puissance avant de la libérer au coup de feu du départ. Ainsi intégré, Pistorius met en valeur non pas la normalité des autres athlètes (la plupart sont au moins autant équipés que lui (raquettes, starting-blocks, combinaisons hydrodynamiques, skate-board, chaussures et bien sûr vélo (qui est un bel exemple de prothèse machinique venant apporter au corps humains des possibilités auparavant ignorées)), mais leur appartenance commune à la cohorte des corps travaillés, détournés. Le sport, en lui-même, n’est il pas un des plus beaux exemples de mise en condition du corps que la nature n’avait pas pu prévoir (on prendra évidemment cette expression au sens figuré… La nature ne prévoit rien, il est assez souvent utile de le rappeler…)?
En ce sens, danse et sport de haut niveau participent à ce même effort du corps humain pour tendre vers ses limites et les dépasser. De tous temps, la technique a été le moyen par lequel le corps humain a dépassé toutes ses limites (géographiques, mécaniques, pathologiques…). Il est dès lors naturel (et le mot est employé à dessein) que les corps incomplets trouvent dans ces domaines, et par la technique, l’occasion de se réaliser.