NB : cet article s’appuie principalement sur Le Paradoxe sur le comédien de Diderot, dont on propose ICI une représentation par Fabrice Luchini (clic droit sur le lien, et « enregistrer la source » pour l’écouter sur votre lecteur mp3 préféré).
Nombreux sont ceux qui pensent que le réalisme, en art, s’obtient en fixant la réalité telle qu’elle a lieu. Sur ce présupposé, on peut fonder une esthétique figurative et réaliste, avec pour principe la re-présentation la plus fidèle possible de ce que le réel donne déjà, avec tout ce que le projet implique de flou dans sa définition : s’agit il d’offrir une copie objective du réel (ce que sembleraient faire les natures mortes, si on en réduisait énormément la portée), ou d’en restituer l’impression qu’il produit sur nous (ce qui constituerait le projet impressionniste, par exemple) ?
Si la question se pose dans les arts plastiques, on devine qu’elle doit d’autant plus se poser quand il s’agit de construire des représentations « vivantes » des actes humains. Le théâtre est en permanence confronté à cette ambition de mettre en scène la vie. C’est là en même temps ce qu’elle représente, et ce qu’elle utilise. La tentation est grande, alors, de se contenter de mettre la vie la plus nue sur scène, et de la laisser se montrer d’elle même, en espérant qu’elle sera perçue telle quelle par le spectateur, qui pourra alors en jouir. C’est ainsi qu’il existe plusieurs écoles théâtrales, qui vont entre autres se distinguer par la manière dont elles vont investir le réel sur la scène, mais on a sans doute là l’un des arts qui offre le plus la possibilité de considérer la scène comme un cadre dans lequel on viendrait poser la vie elle même, sans la farder, sans la manipuler. Il s’agirait alors de faire vivre ce qui doit être vécu par les comédiens, de la manière la plus sincère possible. On va alors chercher les « vrais » sentiments, les émotions véritablement vécues, et on dédaignera tout ce qui relève de la technique, du semblant, de l’apparence feinte, par manque de sincérité.
Cette fidélité à la vie intérieure, cette volonté que ce qui est exprimé sur la scène soit véritablement vécu par les comédiens, qu’ils fassent corps avec leur personnage, mais aussi qu’ils « fassent âme » avec lui peut pourtant avoir des conséquences paradoxales. L’exemple de la pièce d’Edward d’Albee Qui a peur de Virginia Woolf est sur ce point éloquente : mise en présence d’une scène de ménage, presque en temps réel ( la pièce commence à deux heures du matin, et finit à l’aube, ce qui laisse aux deux membres du couple le temps d’entretenir leur confrontation à coup de verres de whisky), la pièce est connue pour ses représentations mêlant le jeu des comédiens et l’exposition de conflits qui se poursuivent dans les coulisses et dans leur vie privée, en dehors de la scène. Ce sera le cas des deux interprètes les plus célèbres de cette pièce : Elizabeth Taylor et Richard Burton qui, quand ils endossent les rôles de ce couple se déchirant, vivent eux mêmes un épisode semblable, leur permettant de poursuivre sur l’écran le combat qu’ils mènent l’un contre l’autre dans ce dont on ne sait plus s’il faut l’appeler « la vraie vie » (elle n’est pas moins vraie que celle qui est vécue sur scène, elle passerait simplement plus inaperçue si les tabloïds ne la mettaient pas, eux aussi, en scène). Elizabeth Taylor y gagnera un oscar alors que tout le monde sait à ce moment là que le couple a pu se contenter de poursuivre devant les caméras ce qu’il vivait loin des objectifs, qu’on pouvait toujours clore les scènes par le traditionnel « Coupez ! », cela n’interrompait pas la haine qui, non simulée, continuait à animer les corps de ceux qui devenaient les simples acteurs de leur propre vie, alors qu’on sait aussi que même la tendance qu’a son personnage à noyer sa rancœur dans l’alcool ne nécessite alors que peu de composition de la part de l’actrice. Ce qu’on promotionne alors, c’est précisément cette aptitude des acteurs à mettre à nu leur histoire personnelle, à plaquer sur celle-ci les costumes de personnages de théâtre, tout en continuant à la vivre, presque telle quelle, devant les caméras, dans la plus totale impudeur. On inventait là, sans le savoir, le principe même de ce qui deviendra la télé réalité, ou le docu-fiction, qui tire tout son argumentaire du fait qu’il passe un pacte avec le public : on ne vous mentira pas, vous allez voir de vraies choses, ce qui constitue, aussi, le paradigme cinématographique, la convention essentielle du film pornographique.
Quand dans les années soixante Raymond Gérôme et Madeleine Robinson reprennent ces rôles au théâtre, alors qu’ils forment à cette époque un couple lui aussi en voie de séparation, et c’est exactement le même redoublement de la vie personnelle des comédiens qui se joue de nouveau sur le plateau, avec la même convention passée avec le public, consistant à lui offrir en pâture une tranche de vraie vie, là juste sous ses yeux, en sa présence, le plaçant là où personne ne peut théoriquement se tenir, permettant d’assister à ce que décemment personne ne peut voir, sauf à être voyeur. Là encore, nul besoin de simulation : on est tellement ancré dans la vie réelle que chaque soir, dans la salle, se tiennent les avocats de chacun des comédiens, qui comptent les points pour alimenter la négociation du divorce qui a lieu, aussi, en dehors de la scène. Eux, comme le public, peuvent comptabiliser les gifles échangées sur le plateau et la vraisemblance de leur violence, qui n’a pas besoin d’être simulée.
En 1997, c’est Myriam Boyer qui s’oppose sur scène à Niels Arestrup. Pour une fois, c’est bel et bien de rôles de composition qu’il s’agit, les comédiens ne défoulant pas sur scène un conflit qui se poursuivrait conjugalement à la ville. C’est pourtant devant les tribunaux que la pièce se terminera : Myriam Boyer est licenciée pour la supposée violence de son jeu sur scène, mais le juge en décide autrement : en fait, c’étaient bien les coups de Niels Arestrup qui étaient très appuyés, trop réalistes (le même « problème » l’avait déjà opposé à Isabelle Adjani, quelques années plus tôt, l’actrice s’étant retrouvée KO sur le ring du réalisme théâtral). Si l’espace théâtral est soumis aux lois, on pourrait assez facilement dédouaner ceux qui y participent de toute responsabilité lors de ce genre d’accidents, en plaidant la nécessité de la restitution de la violence du réel, qui doit bien être vécue par les comédiens si le public veut être convaincu. Deux questions pourraient alors se poser : tout d’abord, le public a t-il forcément à être convaincu, ne peut il pas aussi entrer dans des conventions qui permettent d’une part à l’imagination de faire son travail, et d’autre part de prendre de la distance avec le réel ? D’autre part, cette manière de présenter, toute crue, la vie sur la scène ou à l’écran est elle efficace, donne t-elle vraiment une impression de réalité ? Si on voit Isabelle Adjani ou Myriam Boyer tomber, saigner, tituber, et qu’on perçoit la réalité des coups, les personnages qu’elles sont censées incarner ne disparaissent-ils pas pour laisser la place aux comédiennes qui prennent les coups « pour de vrai » ?
C’est précisément à cette question du réalisme, et des moyens de parvenir à faire illusion, que s’attaque Diderot dans son texte Le paradoxe sur le comédien. La réflexion esthétique commence sur un point tout à fait pratique : comment pourrait-on imaginer que ce que semble vivre un comédien sur scène soit vécu, tel quel, chaque soir, voire deux fois dans la même journée, à l’identique ? Par exemple, la colère n’est elle pas d’autant plus puissante et violente que c’est la première fois qu’elle est vécue ? N’en va t il pas de même pour la passion amoureuse ? Dès lors, s’il s’agit de demander aux comédiens de se mettre réellement dans l’état de leur personnage, il est probable que la qualité des représentations connaîtra les mêmes variations que la vie elle-même, et le théâtre deviendrait une cour des miracles, ou selon l’humeur des comédiens, la pièce sera conforme à son écriture, ou pas. Diderot le montre assez facilement : la simulation apporte le grand avantage de la régularité et de la constance. Mais si on connectait Diderot et Aristote, on pourrait comprendre là le véritable rôle de ce principe central de l’art qu’est, d’après celui ci ce qu’on appelle la mimesis. Imitation, ou copie, son principe n’est précisément pas de faire un copier coller de ce qui est, mais bien plutôt d’en saisir les mécanismes, les ressorts profonds pour en représenter l’essentiel, qui est mécanique, et qui peut être restitué. Pour parler en termes aristotéliciens, on pourrait dire que le comédien, et l’artiste de manière générale, est celui qui est capable de repérer dans le réel des puissances, des virtualités, et qui sait comment celles ci s’actualisent, parce qu’il les a étudiées. Ainsi, le bon comédien ne serait pas celui qui est véritablement atteint de jalousie, de haine, sur la scène, mais celui qui a profondément médité sur ce que sont la jalousie et la haine, qui en connait les mécaniques intimes, les a démontées et sait les reconstruire, techniquement, et donc artificiellement sur la scène. Toute autre option consisterait à laisser faire une hypothétique nature, en espérant qu’elle daigne produire devant les spectateurs, par hasard, quelque chose de conforme au texte de la pièce. On risque fort de tomber dans le panneau de quelques tentatives badgées « living theatre », comme celle de Jean-Michel Barjol, réalisateur de ce film devenu culte (mais on sait que ce genre de culte est loin d’être fonction de la qualité véritable des objets auxquel il est voué) qu’est « What a flash« , projet consistant à enfermer deux cent comédiens dans un hangar pendant trois jours, et à leur donner comme seule consigne « c’est la fin du monde » et à les laisser s’imprégner de l’ambiance collective, pour les filmer la vivre. Le résultat est tout ce que l’on veut : folklorique, touchant, pathétique, on peut y voir un document d’époque, une expérience, un plantage; mais il est peu probable que quiconque reconnaisse là une quelconque vérité (si ce n’est celle du témoignage involontaire d’une époque révolue), ni une véritable efficacité artistique.
Diderot va donc, dans ce texte, dans une direction finalement peu commune, assez peu répandue dans le grand public, amateur de sensations « vraies », et donc forcément un peu voyeur : on ne vient pas voir, dans une oeuvre d’art, la photocopie d’une tranche de vie (ce serait là le projet de la télé réalité, si celle ci était un véritable projet), mais sa reconstruction artificielle, et donc sa mise à distance.
On vous proposera ici une version « jouée » de ce texte, lors du festival d’Avignon, en 1996, par Fabrice Luchini. Pour énervant que soit le personnage, on peut lui reconnaître une certaine présence scénique, et le texte gagne là une vie qui doit tout, on peut le deviner, non pas au fait que le comédien se laisse aller sur scène, mais à la technique, à la simulation. Dès lors, Luchini prenant quelques libertés sur la scène, en partie provoquées par des phénomènes météorologiques menaçants, ce soir là (on entend le tonnerre qui gronde autour de cette scène et de ce public qui sont en plein air, la pluie tombe) dont on peut se demander si, dès lors, ils constituent des réactions naturelles et spontanées du comédien, ou des trucs et ficelles correctement assemblés sur la scène pour lui donner vie. Et on réalise alors que si le personnage de Luchini a quelque chose d’agaçant, dans les interviews qu’on a pu en voir à la télévision, c’est peut être moins du au fait qu’il serait mauvais comédien (il est toujours un peu facile de l’affirmer de manière péremptoire) que parce qu’en fait, il ne sort jamais tout à fait de scène, mais continue, sur les plateaux télé, à utiliser tous les trucs, tous les artifices de la mise en scène théâtrale, et que ces artifices paraissent là hors de leur cadre naturel et donnent finalement ce personnage caricatural, excessif, pompeux, finalement insupportable. Sans que ce soit finalement voulu, on peut voir derrière cet excès une mise en évidence du principe de Diderot : le comédien ne vit pas ce que son personnage vit, il est à distance de lui et ne coïncide pas avec son destin, même si cela doit décevoir les amateurs de psychologie tordue, de schizophrénies mises en scène, mais l’art gagne ici en efficacité ce qu’il perd en mythologie.
Extrapolons ce principe au cinéma contemporain, puisque de plus en plus il va utiliser des effets de réalité provoqués par l’illusion d’être confronté à de véritables documents. Que penser, par exemple, d’un projet tel que Cloverfield, réalisé en 2008 par Matt Reeves ? L’évidence est que même si le réalisme est ici poussé très loin, il ne doit néanmoins rien à une quelconque sincérité : rien de ce qui apparaît à l’écran n’est réel, même si tout semble particulièrement vrai, et ce jusque dans la mauvaise qualité de l’image. Mais une analyse de n’importe laquelle des scènes laisse deviner à quel point il a fallu être précis techniquement pour obtenir ce saisissant effet de réalité. D’autre part, on pourrait critiquer le projet même de coller de si près à la réalité, fût-ce par des moyens artificiels, mais alors on entrerait dans une autre problématique, qui consisterait à se demander si finalement, Cloverfield constitue avant tout un récit de fiction, ou s’il n’est pas, plutôt, une représentation déviante, et donc distante, réfléchie, de cette forme devenue classique et académique qu’est le film de monstres envahissant une ville. Ainsi pourrait-on rappeler qu’une œuvre ne se positionne pas seulement par rapport au réel, mais aussi par rapport aux autres œuvres. Et regarder Cloverfield en oubliant cela, c’est prendre le risque précisément d’enraciner trop profondément le film dans sa fiction réaliste, alors que là encore, le projet du film est sans doute ailleurs, et plus profondément théorique : son objet, c’est moins le monstre qui envahit la ville, que ce qu’est essentiellement le cinéma.
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Illustrations, toutes extraites du film Qui a peur de Virginia Woolf, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, réalisé par Mike Nichols, en 1966.