Il serait tentant de conclure ce court cycle d’articles sur l’art en proposant un discours définitif sur la question, qui cadrerait pour de bon ce qu’est l’art et quelle relation nous entretenons avec lui. Cependant, on l’a vu, l’objet que nous avons étudié ici a pour essentielle caractéristique qu’il échappe à ce type de limite. On pourrait même dire que dès qu’on en fournit une définition, tout ce qui se situe à l’intérieur de cette définition sort immédiatement de la sphère artistique. En ce sens, on pourrait dire que l’oeuvre d’art se caractérise avant tout par le fait qu’elle se trouve toujours au delà de la sphère à laquelle elle censée appartenir, tout comme le champion échappe à la sphère des simples sportifs. L’art se caractériserait donc avant tout non pas par une somme de caractéristiques constituant autant de critères à vérifier, mais par la distinction vis à vis de toute définition préalable à l’apparition de l’oeuvre. Comme si le monde faisait don des oeuvres aux hommes, dans un dépassement permanent qui empêcherait ceux ci de tomber dans la complaisance.
Car c’est sans doute là le point autour duquel on pourrait construire non pas notre définition de l’art, mais le concept auquel ces objets aussi divers les uns des autres peuvent être rattachés : l’art est un effort constant, une tension permanente vers l’au delà des goûts, vers le versant inconnu de la satisfaction. Tout comme l’amant devient roublard s’il se contente de repérer ce qui, chez son ou sa partenaire provoque du plaisir et répète ce même plaisir en boucle, plongeant le couple dans le ressassement permanent du même motif, interrompant l’ascension du plaisir au delà du simple contentement répertorié, l’artiste qui fournit au public un plaisir qu’il connaît déjà le sclérose dans une complaisance qui ne permet aucune élévation. On sait déjà ce qu’on aime, et à strictement parler, si on demande à l’artiste de le produire pour nous, on le pervertit : kafka le disait lui même : des livres qui nous plaisent, finalement, on pourrait tout aussi bien en écrire nous mêmes. L’art impose de la part de l’artiste cette ultime singularité qui consiste à renoncer à toutes les recettes répertoriées, pour ne pas se laisser aller aux contentements faciles. Il n’y a pas d’art sans une tension entre les goûts actuels et la solicitation de la sensibilité par des formes qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle peut reconnaître. Là est l’illumination, qui ne peut jamais avoir lieu si on tient soi même la lampe torche de la sensibilité. On le répète encore, l’extase réclame d’échapper au monde tel qu’il est, ce qui implique de couper les racines les plus solides qui nous y rivent, celles de nos habitudes sensorielles, qui font que le monde est pour nous ce qu’il est, et qu’on ne l’envisage qu’ainsi.
Pas de conclusion, dès lors, particulièrement dans une époque qui segmente à ce point les goûts, qui classe à ce point les genres dans des critères que peu de sensibilités sont capables de dépasser. Les quelques articles que j’ai pu proposer ne veulent certainement pas valider une énième définition définitive de l’art. Les élèves en auront reçu suffisamment au cours de leur scolarité. Tous savent qu’il existe un panthéon d’artistes dont on ne prend aucun risque à affirmer leur importance. Il semble qu’il suffise d’apprendre par coeur des listes d’artiste incontournables pour pouvoir prétendre à une culture artistique. Ainsi, on peut tous répêter en choeur que Flaubert est génial, que la lecture de Céline est une expérience à couper le souffle, que Géricault est un peintre apte à arracher le moindre des amateurs de peinture dans un monde d’ombres, de lumières artificielles propres à faire toucher du doigt les énergies les plus essentielles de ce monde. Mais il ne s’agirait là que de classer des émotions déjà répertoriées, qu’il s’agirait de revendiquer, qu’on les éprouve ou pas. On en revient à la complaisance d’un groupe de personnes qui s’entendent pour affirmer de concert qu’ils ont un bon goût commun, comme on le fait vis à vis de la nourriture en affirmant d’un air entendu qu’on ne se fournit que chez les plus grands traiteurs, qui ont déjà pignon sur rue. Le risque, c’est de pouvoir réciter sans erreur les listes édictées par les Lagarde et Michard, les professeurs d’histoire de l’art, de vivre ainsi parmi les oeuvres du passé, sans jamais pouvoir acccéder à celles du temps présent. Or l’objectif d’une réflexion sur l’art n’est certainement pas de valider la culture officielle de la bourgeoisie esthétique. Cela réclame davantage de mémoire et de comédie (prendre un air affecté au bon moment lors d’un concert salle Pleyel, avoir l’air profondément ému par la vision d’un tableau de Boticcelli est un signe extérieur de culture artistique que tout le monde peut mimer pour peu qu’il se soit lui même suffisamment bien dressé à le faire) que de véritable aptitude à rencontrer les oeuvres. Il s’agit dès lors, non pas d’aller la sécurité d’une culture déjà acquise vers le répertoire des oeuvres officielles, mais d’être capable de se projeter vers l’inconnu que les oeuvres, passées ou présentes, constituent nécessairement pour nous, sans les réduire à un territoire qui serait par avance le nôtre, alors que précisément, il s’agit d’accepter d’être étranger à son propre monde, d’être dépossédé de son identité, de s’arracher à son « ici » et à son « maintenant », à sa « culture », pour accéder aux formes telles qu’elles se proposent.
On ne peut pas conclure car conclure, c’est proposer un préjugé pour la suite des évènements, alors que précisément, aller vers les oeuvres d’art, c’est, sans pour autant sombrer dans la naïveté, accéder à des formes, qu’il s’agira de reconnaître, sans pour autant pouvoir en préjuger.