En 1940, alors que le nazisme envahit une part toujours grandissante de l’Europe, s’organise peu à peu un pillage des chefs d’œuvre destinés à constituer une collection officielle de l’art européen. Le parti au pouvoir entendait en effet définir une esthétique officielle, opposée à ce que l’histoire connaît désormais sous le nom « d’art dégénéré », principalement distingué par son refus des valeurs aryennes et la judéité de ses auteurs. En opposition à ce pillage, les pays occupés ont organisé la protection de leurs œuvres les plus importantes ; ainsi, la France emporte t-elle en convoi ses plus grands chefs d’œuvre vers le Sud du territoire, non encore occupé, et un détachement d’hommes se voit affecté à leur protection. On attribuera une protection toute particulière à la Joconde, qui gagne alors son statut de trésor national, pour lequel il serait justifié de sacrifier des vies humaines. On le voit ici, mais c’est une constante dans l’histoire : on se préoccupe, en plus haut lieu, des questions artistiques, et ce bien que l’art semble a priori constituer un domaine gratuit, produisant des formes ne recherchant pas l’efficacité, mais visant plutôt le plaisir.
Si on considère l’art ainsi, il n’est pas étonnant qu’on n’arrive pas à en distinguer les caractères essentiels. Au contraire : si le plaisir doit constituer la norme de la beauté artistique, alors on sait bien qu’une grande partie de ce que contient l’histoire de l’art doit être considéré comme non artistique, ce qui réintroduit la possibilité de considérer certaines propositions plastiques, littéraires, musicales (et aujourd’hui, aussi, cinématographiques, vidéo, etc.) comme dégénérées, ou du moins déviantes quand on les confronte aux canons de l’académisme.
Quand on observe les mouvements historiques, la succession des gouvernements et des régimes, les révolutions, politiques ou scientifiques, on perçoit bien à quel point l’humanité est affairée, que cette frénésie ait un sens ou qu’elle soit finalement pitoyablement absurde. Mais si on peut comprendre que cet affairement soit mis au service de l’efficacité, puisque l’humanité a un grand nombre de processus à mettre en œuvre pour parvenir à vivre comme elle le veut, on comprend moins bien, en revanche, pourquoi elle investit tant de temps, d’énergie et d’argent dans cette entreprise inutile qu’est l’art. Et pourtant, l’histoire montre à quel point sont importants ce temps, ces énergies et cet argent, et combien sont cruciales les questions relevant de la politique artistique, qui n’a pas attendu l’apparition des ministères de la culture pour orienter, et encadrer les créations artistiques.
Ainsi, tout en ne servant théoriquement à rien, l’art se trouve au cœur des préoccupations, tant individuelles (chacun a des goûts et rencontre, de manière plus ou moins superficielle, le monde artistique) que collectives. Or cette démesure de l’intérêt porté à l’art lui est consubstantielle : c’est effectivement la caractéristique essentielle du jugement artistique que se présenter comme tout à fait individuel (on dira « subjectif ») tout en étant vécu comme idéalement universel : si la beauté d’un objet s’impose à moi de manière évidente, il me semble impossible que tous les êtres humains ne puissent pas la reconnaître eux aussi ; en somme, on ne parvient pas à se satisfaire de l’individualisme esthétique, tout en refusant de plier nos goûts à ceux des autres.
Au-delà du statut du jugement esthétique, se pose aussi la question des principes mêmes qu’est censé respecter l’art. On le considère facilement comme une entreprise de mise à disposition du monde à un public qui n’a pas directement accès à ses beautés. Le courant figuratif et réaliste, qui constitue ce que le grand public reconnaît aisément comme proprement artistique, a en effet installé durablement cette idée qu’une belle œuvre d’art est un objet qui représente (à plat ou en volume, ou en sons) ce que la nature a de plus beau. Il est évident que la virtuosité des artistes parvenant à cet effet est sans doute pour beaucoup dans le succès de ce courant, ceux-ci s’illustrant dès la période antique, en Grèce, par leur aptitude à « rendre réel » ce qui n’était qu’imitation. Ainsi, Zeuxis et Apollodore étaient ils connus pour donner dans leur peinture une telle sensation de présence que les oiseaux eux même s’y trompaient et essayaient de venir peindre ce qui s’avérait n’être que des apparences de grains de raisin, faisant s’émerveiller le public devant de telles prouesses. Aujourd’hui encore, quand un film parvient à restituer un univers tel qu’il nous semble le connaître intimement (les querelles familiales dans un air de famille, ou les luttes sociales chez Ken Loach, par exemple, on a encore tendance à voir là une prouesse qui constitue à elle seule une preuve de l’appartenance de l’objet à la sphère des œuvres d’art.
Or, une telle définition de l’art pose problème, car ici encore, elle correspond à une conception très académique de l’art, que l’histoire a amplement remise en question. Si on devait s’en tenir à cet académisme, l’art contemporain n’existerait pour ainsi dire pas, l’abstraction n’aurait pas sa place en art, et un mouvement comme le cubisme serait considéré comme une aberration quand les portraits « plus vrais que nature » effectués pour les touristes en goguette sur la place du Tertre devraient, eux, être reconnus comme des œuvres majeures. On le sait, cette hiérarchie est impossible, non pas qu’aucune hiérarchie ne puisse être reconnue entre les œuvres, mais il va être nécessaire de se demander sur quels critères une telle hiérarchie se fonde. Derrière cette question de reconnaissance artistique se cache en fait un problème philosophique bien plus profond, qui est celui du rapport que nous sommes censés entretenir avec le réel : s’agit il de le glorifier en le représentant tel qu’il se présente à nous ? Ou faut il voir dans ce réalisme une ambition trompeuse qui se disqualifie elle-même tout en trompant effectivement son public ?
Au-delà de ce qui pourrait paraître comme une querelle d’école, on rencontre un problème supplémentaire : réalisme / idéalisation / abstraction / représentation / présentation, autant de principes qui tous, à un moment ou à un autre, ont voulu incarner l’art dans sa totalité, créant écoles, courants, dogmes imposant aux artistes eux-mêmes de se positionner et de définir de manière nouvelle l’art, soit en ralliant ces écoles, soit en s’en dissociant. C’est ainsi que, pour le néophyte, le milieu de l’art semble être un théâtre sur la scène duquel s’affrontent, parfois violemment, des groupes porteurs de projets tout à fait antagonistes. Et pourtant, puisque c’est l’art en tant que concept que l’on va essayer de cerner, c’est l’unité derrière la multiplicité des apparences que nous allons tenter de définir, tout en sachant qu’historiquement, chacune de ces tentatives a donné l’occasion aux artistes eux-mêmes de s’en démarquer.
Illustrations :
1 – un hommage au peintre Zeuxis par un de ses successeurs, Louis Leopold Boilly au début du 19è siècle.
2 – un exemple de trompe l’oeil de rue effectué par l’artiste Kurt Wenner.
3 – un trompe l’oeil plus étrange et original, par l’artiste Desiree Palmen.