Préambule :
Bénéficiant d’une semaine de pré-rentrée avec des élèves volontaires (ou fortement incités par leurs parents à devenir volontaires…), il a été possible de travailler philosophiquement (du moins est-ce ce que nous tentâmes) sur des questions qui pouvaient, au premier abord, ne pas sembler philosophiques. Pour un travail préparatoire et une introduction un peu active, il s’agissait en effet de trouver une question sur laquelle tout le monde a plus ou moins un avis. Tout l’intérêt de la démarche consistait à faire exprimer assez vite cet avis en classe, pour ensuite travailler sur les raisons qui motivait cet avis. En somme, méthodologiquement, il s’agissait ni plus ni moins que d’un travail sur l’opinion. La question traitée porta sur l’astrologie. Le sujet permettait des approches diverses (allant des numéros télématiques payant actuels, dont les chaines destinées à la « jeunesse » proposent à longueur de journée des publicités alléchantes affirmant sans trop sourire qu’en envoyant un sms à tel numéro, un voyant pourra révéler toutes sortes de détails sur des questions aussi précises que la persistance de l’amour chez ceux que nous avons quittés (au passage, on notera l’incroyable égocentrisme de ce genre de questionnement….), à des références plus intéressantes plongeant dans l’antiquité pour observer comment les hommes essaient en ces temps là de trouver des repères dans un monde qui semble trop incertain pour pouvoir véritablement l’habiter.
Avec les élèves, se sont progressivement construits des arguments qui peu à peu ont formé un plan. C’est le développement de ce plan qui est proposé ici, « gonflé » par des éléments et des références que j’avais en stock (un peu comme on a des bouteilles à la cave, dont on se dit que, décidément, elles conviendraient bien au repas qu’on vient de concocter). C’est donc à ces élèves là que ce texte est destiné, mais il est en ligne, libre à chacun d’en faire la lecture. On y verra que même des questions qui ne sont pas susceptibles de devenir des sujets d’examen peuvent recevoir un traitement ordonné et approfondi.
Quand une comète apparaît dans le ciel terrestre en 1680 et y reste visible jusqu’en début de 1682, l’irrégularité du phénomène fait craindre à beaucoup qu’il ne s’agisse d’un très mauvais présage. Ce n’est en effet qu’en 1705 que Haley démontrera que le même astre avait déjà été vu en 1531 et 1607, ce qui lui permettra de prédire son retour en 1758. C’est que le rapport des êtres humains aux astres est complexe, mélange de quête de sécurité, et pressentiment que le pire peut en permanence arriver. Une existence humaine est, on le sait, par définition précaire : on trouve des témoignages de cette précarité dans les textes fondateurs de nos civilisations, dans le Livre de Job, par exemple « L’homme né de la femme a une vie courte et sans cesse agitée : il naît, il est coupé comme une fleur, il fuit et il disparaît comme une ombre » (Job, 14), et aujourd’hui encore, l’incertitude des existences, quelles qu’elles soient, nous empêche de prendre pleinement en main nos trajectoires, et nous incite à chercher ailleurs que dans nos volontés la source de ce qui nous arrivera, puisque nous n’arrivons pas toujours par nous mêmes à ce qui constitue la substance de nos vies. Parmi ces sources extérieures, une des plus durables, même si c’est sous des formes variables, est l’astrologie, tentative de discours portant sur les astres, tentative aussi de faire parler les astres, afin d’en savoir plus sur notre sort pour orienter correctement notre action. Vue depuis le vingt et unième siècle, une telle pratique peut être considérée comme folklorique, relevant d’une superstition un peu puérile. On en oublierait presque que c’est aussi une superstition qui conserve un pouvoir certain, à tel point qu’elle constitue un secteur économique rentable, et une source de prévision à laquelle énormément d’êtres humains viennent encore puiser des informations pour mieux cerner les itinéraires de leurs propres existences. Si on ne se contente pas de regarder avec ironie ces pratiques, on doit alors essayer de discerner ce qui, dans la pratique astrologique, peut être pris au sérieux. Au delà des critiques qu’on ne peut pas manquer d’adresser à une telle discipline, on essaiera donc d’envisager ses fonctions réelles pour déterminer, finalement dans quelle mesure c’est bien sur le terrain de l’action que l’astrologie peut être considérée comme digne de foi.
Disqualifier l’astrologie est une entreprise aujourd’hui assez aisée. Nombreux sont les arguments qui ont été utilisés comme ce qui est alors considéré comme une simple superstition, c’est à dire une illusion intellectuelle, et ce très tôt dans l’histoire, comme en témoigne par exemple le traité que Bayle écrivit quand apparut la comète de 1680. Dans ses Pensées diverses sur la comète (1683), il n’hésite pas à désigner cette pratique comme une supercherie malhonnête :
« Quand quelqu’un a été assez malicieux pour vouloir profiter de la faiblesse de l’homme, et qu’il a eu assez d’esprit pour inventer quelque chose qui pût servir à ce dessein, il n’a pas manqué de donner là-dedans, c’est à dire de se vanter de la connaissance des choses futures (…) De sorte que pour de l’argent, chacun pouvait apprendre sa bonne aventure. »
Si Bayle attaque de cette manière l’astrologie, c’est parce qu’en digne père des lumières, il la considère comme étrangère aux règles de la raison. Pour tout esprit un tant soit peu scientifique, l’astrologie présente en effet un énorme déficit de preuves : aucun lien ne peut être établi entre la position des astres dans le ciel et les évènements terrestres. Aucune loi physique ne peut être mise en évidence, aucune causalité n’est possible. L’astrologie ne se donne d’ailleurs même pas la peine d’expliciter les liens de cause à effet entre le mouvement des astres et les péripéties humaines, considérant qu’il suffit de les constater, ce que les esprits critiques interprètent plutôt ainsi : puisque rien n’est prouvable dans ces affabulations, c’est qu’il ne s’agit que d’inventions, et non de constats. La seule chose qu’on puisse alors constater est la crédulité de ceux qui se fient à ces discours pour mener leur vie.
On objectera qu’un discours peut être véridique sans apporter les preuves de ce qu’il apporte. Après tout, ce serait là ce qu’on appelle une hypothèse : une construction partiellement issue de l’imagination censée donner une interprétation du réel. Mais là aussi, l’astrologie ne remplit pas les exigences d’une science, car si il est permis d’émettre des hypothèses infondées, il est en revanche nécessaire de les mettre à l’épreuve et de les amender si d’autres données l’imposent. Or on sait que c’est précisément ce à quoi se refuse l’astrologie. Un moment essentiel de l’histoire de l’astronomie le montrera. En 1919 a en effet lieu un autre de ces phénomènes qui ont toujours fait craindre aux hommes des évènements dont ils pourraient être victimes : une éclipse de soleil. Celle-ci sera l’occasion d’effectuer des observations qui viendront confirmer la théorie de la relativité d’Einstein, et en particulier une des conséquences de celle ci : la courbure de l’espace. En effet, l’éclipse va permettre d’observer des amas d’étoiles décalés par rapport à leur place « habituelle » sur la carte du ciel. Ainsi mettra t-on en évidence le fait qu’en passant à portée du soleil, la lumière de ces étoiles est déviée de sorte qu’on voit leur image là où elle n’est pas. Le 7 Novembre, en page 12, le Times titrait « Révolution scientifique : les idées de Newton détrônées » , puis « l’espace est tordu« . Suivant l’affaire, le 9 Novembre, le New-York Times titre à son tour « Triomphe de la théorie d’ Einstein : les étoiles ne sont pas là on l’on croit, mais inutile de s’inquiéter … « . Ajoutons à cela le fait que l’on sait depuis longtemps que la « voûte » céleste n’existe pas : les constellations ont été tracées en supposant que toutes les étoiles étaient équidistantes de la Terre, ce qu’elles ne sont bien sûr pas. Dès lors, le dessin de la Grande Ourse ne peut être vu tel quel que depuis la Terre. C’est dès lors une fiction. De la même manière, l’astrologie est presque entièrement conçue pour les êtres humains de l’hémisphère nord, et encore : ceux qui vivent au delà du cercle polaire ne peuvent bénéficier des services de cette discipline, puisque leur thème astral se trouve amputé de la part non visible du zodiaque sous ces latitudes excessivement nordiques. L’astrologie s’est elle remise en question à cause de ces découvertes ? Jamais. Elle campe sur ses positions, considérant que les cartes du ciel datant de l’antiquité ne doivent à aucun moment être reconsidérées, bien qu’on sache qu’elles sont centrées sur une Terre dont on sait depuis longtemps qu’elle n’est pas le centre de l’univers. Cette impossibilité de la remise en question fait de l’astrologie un dogme que rien ne vient questionner, ce qui est l’antithèse même de la science qui pratique, elle, on le sait, cette autocritique en permanence.
Enfin, il y a derrière l’astrologie une logique qui consiste à considérer que l’homme n’est pas vraiment maître de sa trajectoire de vie, et que celle ci dépend d’éléments sur lesquels on n’a aucun pouvoir. Il ne s’agit pas de plaider en faveur d’une liberté absolue, qui serait simplement contredite en permanence par les faits. Il s’agit plutôt d’opposer une vision rationaliste du monde, qui affirme que tout dépend de causes et d’effets identifiables, et la logique de l’astrologie, qui affirme aussi que nos vies dépendent d’autre chose, mais ajoutent que ce « quelque chose » est extérieur au monde, et qu’on n’a aucun pouvoir sur lui. Dès lors, l’homme pourrait se considérer comme dé-responsabilisé. On pourrait imaginer, par exemple, qu’un horoscope annonce un matin à tous les béliers du dernier décan qu’ils vont avoir tendance à tuer quelqu’un d’autre dans leur journée. Ceux qui l’auraient fait pourraient être considérés comme non responsables puisque le moteur de leur acte ne serait pas leur volonté, mais une certaine conjonction astronomique. L’astrologie ferait donc partie de ces disciplines qui auraient comme fonction de rassurer leur clientèle en leur fournissant une image valorisante d’eux mêmes, et aussi des excuses : la vie devient beaucoup plus acceptable si on n’en est pas l’auteur car, au moins, on peut se plaindre. Mais ce n’est alors pas une discipline apte à libérer l’homme puisqu’elle le déresponsabilise, ce qui le ramène à une condition semblable à celle des chiens, des chats ou des cailloux.
Ainsi est il hors de question de se fier à l’astrologie en quoi que ce soit : elle ne répond à aucune des exigences d’une discipline scientifique, et malgré cela, elle se permet de tenir des propos qui sont très normatifs, puisqu’elle indique aux individus comment ils devraient se comporter dans un monde qui leur échappe. Mettant ainsi les pieds dans les vies privées, elle devient doublement suspecte : erreur intellectuelle, elle apparaît aussi comme un pouvoir sur les individus. Pourtant, derrière cette discipline, il y a des arguments qui doivent être pris en compte, car c’est aussi une pratique qui propose à l’homme une certaine conception de son rapport au monde, qui n’est pas sans intérêt.
L’argument le plus fréquemment utilisé pour défendre l’astrologie est celui de sa longévité historique. Après tout, une si ancienne pratique, ayant franchi les siècles, les interdits religieux et les critiques scientifiques doit bien avoir une certaine valeur. Utilisé ainsi, l’argument est peu convaincant. Par contre, on peut reconnaître à cet art le fait qu’il s’appuie, à l’origine, sur une pratique bien moins folklorique que celle des horoscopes quotidiens que nous connaissons aujourd’hui. En effet, la base même de l’astrologie est l’observation la plus juste possible du mouvement des astres. Dans l’antiquité, cette observation était cruciale, car ces mouvements étaient considérés comme les seuls qui soient parfaits. En effet, leur caractère cyclique permettait de les considérer comme parfaits, ce qui les rendait absolument prévisibles. A l’inverse, les mouvements terrestres étaient tous « finis », au sens où ils ont tous un début et une fin (si je lâche un objet, sa course s’arrêtera au moment où il touchera le sol, et tous les mouvements sur Terre sont de cet ordre). Aristote ira jusqu’à distinguer deux ordres de la nature. L’un sera supralunaire et concernera les mouvements parfaits des astres, l’autre sera sublunaire et concernera le monde qui est le nôtre au quotidien. L’important est ici de bien cerner le fait que, curieusement, le monde à notre échelle est bien moins certain que l’univers à l’échelle du cosmos. Les affaires humaines sont toutes incertaines, alors que les mouvements des astres présentent la régularité d’une horloge. Dès lors, on pourrait se dire que si on veut trouver des prédictions justes, c’est dans les astres qu’il faut les chercher.
Dès lors, on peut trouver un certain intérêt à l’astrologie : en inscrivant les actions humaines dans un cadre plus vaste, sur lequel l’homme n’a pas de contrôle, mais qui s’impose par sa régularité, cette discipline rappelle à celui ci qu’il n’est pas tout puissant, qu’il n’est pas l’alpha et l’oméga de ce monde, et que le cosmos le dépasse de toutes parts, imposant ses cycles éternels aux actions humaines qui sont toutes fragiles, provisoires. Faire parler les astres, ce serait ainsi donner à l’homme une leçon d’humilité, lui offrir une première « blessure narcissique » (avant celles de l’abandon du géocentrisme, de l’apparition de la théorie de l’évolution puis de la psychanalyse), lui rappelant combien il est lié aux contraintes terrestres, à cette pesanteur qui fait de nous des êtres bien peu stellaires, et combien les mécanismes cosmiques lui échappent, imposant leur loi à l’univers, quoi que fasse l’homme. Et on peut penser que l’être humain est ce genre de créature à laquelle il n’est pas inutile de rappeler périodiquement que son orgueil doit trouver une limite dès l’instant où il lève les yeux vers le ciel, la nuit, et qu’il observe les étoiles dans leur mouvement éternel (NB : on sait aujourd’hui que ce mouvement n’est, en fait, pas éternel, mais on peut reconnaître qu’à l’échelle d’une vie humaine, on peut presque le reconnaître comme tel, et même si ce mouvement est fini, il n’en demeure pas moins qu’il s’impose à l’homme sans que celui ci y puisse quoi que ce soit). Cette humilité n’est pas inutile à l’homme « moderne » qui se laisse facilement griser par le pouvoir qu’il a progressivement acquis : son aptitude à modifier le climat de sa planète, la puissance de feu de ses armes nucléaires peuvent lui donner le sentiment qu’il est tout puissant. Mais l’évidence est que cette puissance est toute relative : quand bien même détruirait il sa planète, il n’en détruirait que la surface et celle ci continuerait sa course, selon son rythme perpétuel, autour du soleil, vide de toute activité, si ce n’est celle des processus de fission nucléaire. L’impact de l’homme n’aura été que très limité (limité à la sphère humaine, en somme), et l’ordre de l’univers n’aura pas été bouleversé.
Enfin, condamner l’astrologie supposerait de proposer une source plus fiable de direction de l’action. Or cette source semble ne pas exister. On l’a vu, malgré la puissance techno-scientifique, nos vies nous échappent en grande partie. L’incertitude fondamentale qui est celle de notre mort rend un grand nombre de nos actions vaines, perdues d’avance (ce dans quoi je m’investis ne connaîtra peut être jamais d’achèvement, je m’électrocuterai peut être sur mon ordinateur avant d’avoir pu publier ce texte), et si on augmente l’espérance de vie de l’homme, ce n’est que de manière statistique, et on ne fait finalement qu’élargir la plage de temps pendant laquelle la mort demeure susceptible de surgir à n’importe quel moment. Les magnifiques agencements que sont les civilisations ne sont pas plus éternels. On sait leur durée de vie limitée, et on sait aussi qu’il n’y a pas de progrès humain qui soit définitif : tout ce qu’on croit acquis peut être remis en question du jour au lendemain, pour peu qu’un conflit armé ou une crise économique le permette. A l’échelle de l’individu, nombreuses sont aussi les incertitudes. On a de multiples occasions de se demander quoi faire, sans qu’une discipline puisse venir nous secourir. Tout ce qui relève, en particulier, des cas de conscience, des décisions morales, présente ce caractère de ne pas pouvoir être résolu par la science. Dès lors, le risque est de rester prostré devant sa propre vie, incapable de prendre aucune décision face à l’incertitude de nos choix. Après tout, comme Rahan faisant tourner son coutelas au hasard pour que sa lame lui indique la direction dans laquelle il ira explorer le monde naissant, l’astrologie peut permettre d’orienter l’homme. Peu importe, à la limite, la direction dans laquelle il ira, l’important étant qu’il avance avec détermination. Même les rationalistes peuvent saisir cet argument : Descartes lui même, dans le Discours de la méthode, le dit : ce qui importe, dans l’action, c’est qu’elle soit déterminée et qu’on la mène à son terme, alors même que l’incertitude pourrait nous pousser à faire mille tentatives limitées dans autant de directions différentes. Mieux vaut, même si c’est une impasse, aller jusqu’au bout de celle ci. Au moins saura t-on avec certitude que c’en est une.
Ainsi, malgré les réserves que nous avons émises en première partie, on peut trouver à l’astrologie un rôle dont on voit qu’il est finalement central dans l’existence humaine, car il s’agit finalement de donner à l’humanité des repères dans un monde qui en propose peu. Reste que si on confronte cette mission aux critiques que nous avions tout d’abord effectué, on peut se dire que le moyen qu’est l’astrologie semble tout de même bien fantaisiste, et qu’on pourrait tout aussi bien s’orienter avec n’importe quel autre moyen. A la limite, le coutelas de Rahan semble, même, plus intéressant, d’une part parce qu’il est moins lourd du point de vue théorique, et d’autre part parce qu’il responsabilise celui qui l’utilise : Rahan n’est pas victime d’un ordre cosmique qui déterminerait son action, il sait qu’il ne maîtrise pas tout, il sait que le territoire sur lequel il se trouve n’est pas le sien, il est nomade dans sa propre existence, aussi peut il laisser à un couteau le soin d’orienter son exploration, car il sait que, où qu’il aille, il y aura quelque chose à vivre, et il est avide de cette expérience sans pour autant se plaindre d’en être victime. Dès lors, il nous faut installer les limites au sein desquelles l’astrologie peut prétendre à une certaine fiabilité. Or il n’est pas certain que ce soit sur le terrain de l’action que cette fiabilité soit possible, voila pourquoi :
Tout d’abord, on doit nuancer l’incapacité de l’homme à diriger sa propre existence : si de nombreuses incertitudes s’imposent à lui, l’être humain n’est néanmoins pas tout à fait étranger en son propre monde, puisqu’il ne se contente pas de s’y trouver : il y habite. Ainsi a t-il fait de cette matière brute son monde, dans lequel il a tracé des lignes de perspective, sur lequel il a pratiqué suffisamment de transformation pour qu’il puisse se considérer comme « chez lui ». Surtout, il a peu à peu appris que les phénomènes, même s’il ne les maîtrise pas tous, ne sont néanmoins pas incompréhensibles : quelle que soit leur échelle, ils obéissent tous à des lois qui permettent de les comprendre, et de les prévoir. La régularité des astres est désormais calculable, et les causes matérielles de leur mouvement est connue, ce qui permet d’évacuer la possibilité que leur seules place dans l’univers par rapport à d’autres astres puisse provoquer quoi que ce soit sur les natifs de tel ou tel décan de tel ou tel signe zodiacal. En somme, la science a, sur un très grand nombre d’aspects de la vie humaine, pris le relai de ce genre de superstition, et elle a permis d’organiser l’existence humaine de telle sorte que l’homme sache que quand il est victime, ce n’est pas des astres, mais d’un ordre sur lequel l’homme peut agir. On passe alors de la fatalité, contre laquelle par définition on ne peut rien, au déterminisme, qui est le terrain de la liberté, pour peu qu’on se donne la peine de le connaître. Mais l’astrologie joue contre l’intérêt de l’homme dès qu’elle devient une facilité permettant de ne pas se poser de prendre sa vie en mains, et en charge.
Dès lors, on peut établir qu’il y a bien une part de l’astrologie qui est fiable, c’est celle qui peu à peu a pris le nom d’astronomie : la description des mouvements des astres est en effet ce qu’on peut effectuer avec certitude puisque, on l’a vu, ces mouvements peuvent être conçus comme éternels. Si la physique peut donner des règles générales des mouvements terrestres, mais peine à prévoir chacun de ces mouvements, parce qu’ils sont trop nombreux et trop complexes, l’astronomie peut, elle, prétendre à une juste prédiction des phénomènes qu’elle étudie. Si on veut établir en quoi la proposition effectuée par le sujet que nous traitons est juste, on doit délimiter cette affirmation et montrer quelles en sont les limites. Or, d’une certaine manière, on peut se fier à l’astrologie, pour peu qu’elle limite ses ambitions à la simple description des mouvements stellaires. Autant dire que l’astrologie serait alors totalement vidée de sa substance.
Mais c’est à ce prix que doit se payer la confiance : dès que l’astrologie dépasse la simple astronomie, elle perd toute crédibilité. Evidemment, le coeur de son action est précisément ce qui pose problème et si on réduit l’astrologie à ce qui ne pose pas problème, on peut craindre qu’il n’en reste rien. Mais l’évidence est que lorsque cette discipline passe de la simple prédiction des phénomènes célestes à d’éventuelles conséquences sur le devenir des hommes, elle va au delà de ce qui est légitime, et elle prend des libertés avec la rigueur logique et la vérité. En fait, pratiquer l’astrologie, c’est souffrir d’une confusion des genres en attribuant à ce qui est de l’ordre de l’infiniment grand l’aptitude d’influer sur les évènements à notre échelle. Or, ce qui avait du sens dans la mythologie, parce qu’aucun lien « mécanique » n’était établi entre ces deux dimensions de l’existence perd toute légitimité quand une telle causalité est affirmée. Ainsi, l’astrologie mélange les genres et brouille les cartes tout en affirmant proposer des repères. De toute évidence, ces repères astraux sont des leurres qui ne peuvent duper que ceux qui sont perdus; ils constituent alors un pouvoir d’autant plus efficace qu’il n’est que très rarement dénoncé par ceux qui en sont les victimes presque consentantes. Face au désir du plus grand nombre de mieux connaître leur propre devenir, le pouvoir a beau jeu de faire croire qu’il détient des clés que le commun des mortels ne peut avoir en mains. Faire croire en de tels pouvoirs est une promesse d’autorité presque sans faille pour celui qui affirme le maîtriser, car c’est un pouvoir auquel ceux qui sont soumis eux mêmes souhaitent être asservis. Il va sans dire que parmi les hommes, ceux qui veulent maîtriser les autres ont tout intérêt à les convaincre qu’ils disposent d’une telle connaissance. Ainsi, pendant de longs siècles, on considéra que le pouvoir politique devait être mystérieux. « Arcana imperii » était une expression latine exprimant le secret (« arcana »), le côté obscur que devait revêtir l’autorité politique aux yeux du peuple. On trouve l’expression d’une telle nécessité chez Blaise Pascal, par exemple, dans le fragment 62 de ses Pensées, intitulé « Injustice » :
« Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement (c’est) la définition de la justice. »
On le voit, une telle conception du pouvoir politique est tout à fait incompatible avec l’idée même de démocratie : de même que l’homme ne peut pas être libre face à un univers dont il ne comprend pas les mouvements, de même il ne peut pas non plus être libre face à un pouvoir qui s’impose grâce au mythe de sa puissance sub-lunaire. Loin de permettre l’action, des mythes tels que l’astrologie paralysent finalement l’homme, ou au mieux, le téléguident pour en obtenir ce qu’on en attend.
Dans l’album de Hergé » Le temple du soleil « , Tintin se sort d’un mauvais pas en utilisant un article de journal annonçant la date d’une éclipse de soleil. Profitant du fait que lui connaît cette date, mais que ses ravisseurs, bien qu’adorateurs du dieu soleil, l’ignorent, il leur fait croire qu’il est capable, par sa seule volonté, de faire disparaître le soleil, ce qui permet de les impressionner suffisamment pour qu’ils renoncent à l’exécuter. C’est là l’intérêt de ce type de connaissance : il présuppose que l’information n’est pas équitablement répartie, et qu’on va pouvoir en tirer avantage en faisant croire qu’on peut agir en étant accompagné des puissances célestes. En somme, derrière les masses crédules qui adhèrent à ces superstitions, il y a toujours au moins un homme qui sait, lui, ce qu’il en est vraiment. On cerne dès lors les limites de la confiance qu’on peut placer dans une telle discipline : dans la mesure où un tel intérêt traduit en fait une certaine tendance à se laisser mener par les choses, une telle confiance ne peut qu’inciter à l’abus de confiance. Ce qui se trame derrière une telle source de connaissance de soi, c’est une prise de pouvoir, de l’extérieur, sur sa propre existence, une absence d’autonomie (puisqu’au contraire, l’autonomie recommanderait d’orienter soi même l’action, et de ne pas en être en permanence à l’écoute d’une quelconque source extérieure pour agir. Certes, l’incertitude est suffisamment importante pour qu’on cherche des points d’appui sur lesquels on aurait l’impression d’avoir trouvé une sorte de terre ferme. Mais on le sait, le véritable levier n’est pas dans les superstitions, mais dans la maîtrise de la matière elle même, seule connaissance permettant de plier le monde à nos volontés. Mais la maîtrise n’est jamais totale, et il est toujours tentant de combler nos incertitudes avec la croyance selon laquelle nous ne serions pas maîtres de nos destins; il n’en demeure pas moins que c’est d’une confiance abusive dont bénéficie l’astrologie, et que si on peut voir en elle un jeu sans conséquences, il s’agit d’aller au delà de cette apparence pour y discerner une pratique complexe, qui ne nous apprend plus sur nos inquiétude qu’elle n’y répond. On peut alors affirmer qu’on peut, à la rigueur, se fier à l’astrologie, mais certainement pas pour agir.
Illustrations toutes extraites de la planche constituant la page 58 de l’album de Hergé « Le temple du soleil ». Une précision importante : comme souvent chez Hergé, on assiste dans cette bande dessinée à une inquiétante simplification des cultures étrangères. On sait à quel point un album tel que « Tintin au Congo » est sur ce point proprement indécent dans le regard qu’il porte sur l’Afrique, ici, c’est la culture sud américaine qui est traitée de manière très désinvolte. Ainsi, au delà du caractère légèrement comique du passage, on voit bien sur quels présupposés le propos s’appuie : Tintin est le seul à savoir qu’une éclipse va avoir lieu, et trompe tout le monde en se faisant passer pour le maître du dieu que la tribu qui veut le sacrifier adore. Les autochtones, les compagnons de Tintin sont réunis dans une même stupéfaction un peu stupide (du moins très très ignorante), seul Tintin semble maîtriser la situation. La vérité réclamerait beaucoup plus de prudence : si la civilisation inca ne savait peut être pas prédire les éclipses, Hergé nous présente des indiens qui sont en contact avec la civilisation occidentale, puisqu’ils ont déjà rencontré des scientifiques européens (c’est d’ailleurs là le moteur central de l’intrigue), et on comprend mal pourquoi ils sont demeurés aussi ignorants. Il s’agit en fait d’un principe récurent chez Hergé : son héros, tout en voyageant de continent en continent, semble aussi voyager dans le temps, mais sans que cela soit, à aucun moment, clairement dit. Cela permet d’accréditer l’idée assez réconfortante pour les lecteurs européens que leur continent est en nette avance et que les autres civilisations sont encore enfantines devant les progrès du vieux continent, ce qui autorise de nombreux comportements dont on dira, de manière réservée, qu’ils seront paternalistes. Il va sans dire que le succès des albums de Hergé ne pourra qu’avoir un effet considérable sur la manière dont une génération toute entière considérera le reste du monde, et dans le cadre de cette réflexion sur la puissance de la superstition, et plus largement du mythe, on pourrait se demander si, parfois, tout en étant convaincus d’être tout à fait rationalistes, nous n’avons pas une certaine tendance à instaurer en mythe notre propre progrès, quitte à tordre de manière importante le regard que nous portons sur le monde.
Génial. Merci à tous ceux qui ont participé. C’est bien de remettre des croyances en question. La relation avec le pouvoir est intéressante. Peut-on y voir une cause de la popularisation de l’astrologie?