Abd Al Malik fait ce genre de musique qui pousse à se demander si les textes de rap ont vraiment quelque chose à gagner à ce que leur auteur ait fait des études de philosophie. Mauvaise question : la vraie question consisterait plutôt à se demander si, quand on a lu des philosophes, on doit pour autant les citer de manière parfois un peu trop ostentatoire pour qu’elle semble véritablement justifiée. Certains textes d’Abd Al Malik alignent donc les noms de philosophes comme certaines copies – voulant certes bien faire, mais oubliant parfois que convoquer de telles références réclame de les faire venir pour quelque chose – sont capables d’aligner les noms comme autant d’arguments d’autorité qui ne sont jamais, pourtant, des arguments. Peut être confronte t-on un peu trop facilement, aussi, Abd Al Malik à cet univers qu’on se représente un peu trop facilement comme clos, comme si seule la variété « à la française » pouvait viser les victoires de la musique et la reconnaissance des « cercles officiellement cultivés », et qu’une autre bonne question consisterait à savoir si un artiste est censé avant tout appartenir à un style et à un courant, et en respecter les règles, ou s’il doit avant tout avoir l’audace de redéfinir les règles, en imposant, par exemple, l’idée que des paroles scandées sans mélodie sur de la musique (ce qu’on appelle, génériquement « rap », puisse ne pas prendre pour repère les fantasmes habituels de ce style, particulièrement dans sa déclinaison commerciale, que sont les références permanentes aux grosses bagnoles, aux signes extérieurs de testostérone et à la remise en question permanente de l’ordre établi. En somme, Abd Al Malik court le risque de jouer le rôle du premier de la classe, ce qui n’est pas un défaut en soi, sauf si on en joue pour se démarquer de ses petits camarades.
Cependant, la culture ne nuit pas. Et derrière les vitrines un peu trop arrangées, une certaine tendance à l’empathie (quand il en fait trop et qu’il ne laisse pas ses propres textes respirer, préférant redoubler ses paroles que laisser le silence s’installer là où il le pourrait, pour que l’auditeur ait le temps de méditer à son tour), il y a, et c’est suffisamment rare pour le repérer, une audace indéniable à jouer pour ainsi dire contre son propre camp, et à proposer une forme de mise en scène musicale qui permet, tout de même, de faire, à la manière de Truman Capote ou de Breat Easton Ellis, du name dropping dans une sphère rarement atteinte par ce genre musical; et c’est ainsi que Derrida, Aimé Césaire ou Spinoza se trouvent cités dans un disque qui sera sans doute souvent classé (parce qu’il faut bien classer les choses) dans le rayon « rap » ou « musiques urbaines ».
On y trouvera, parmi d’autres choses vraiment intéressantes et efficaces (et d’autres un peu moins) une mise en scène de Roméo et Juliette invitant Juliette Gréco à venir attiser le désir dans cette réincarnation moderne du couple mythique. Tout ne correspond pas forcément à ce que Shakespeare avait pu concevoir, ou plutôt, on ne retrouve pas toute la complexité qu’il y avait introduite, mais quelques mots, simplement, à propos du désir, qui permettent, eux aussi de fixer une image qui permettra de reconstituer le concept, et de rendre intemporel l’archétype : « on est tous là c’est juste l amour qu on cherche a vivre et si ça part en vrille c est que sans modèle t es livré a toi-même« . Relisez ce qu’on a déjà entrevu ensemble à propos du désir et vous retrouverez les caractéristiques essentielles qu’on a attribuées à ce concept : le « lâcher prise », la quête, l’absence de normalité au sens où le désir est un mouvement de pionnier, sans éclaireur traçant la piste par avance, le risque, le saut dans le vide, la vrille. Autant d’affects qui peuvent constituer le concept.
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