Puisque nous sommes dans une séquence dont le désir est l’attracteur étrange central, et puisque les cours sont censés augmenter l’aptitude de ceux qui les suivent à aborder des textes jusque là inconnus, on peut soliciter les neurones en les confrontant à des auteurs qui ne sont pas au programme (du moins pas encore). Les quelques lecteurs du blog qui sont aussi mes élèves savent que cette année le nom de Bruce Bégout est régulièrement cité en classe. C’est simplement que parfois, certaines lectures s’imposent et que parmi celles ci, quelques unes peuvent être partagées avec les élèves, même si elles sortent des instructions officielles de préparation aux examens (mais s’il y a un programme officiel, c’est bien pour catapulter les élèves au delà de ses limites). Parfois, la pensée en question est d’une part accessible aux jeunes esprits tout en offrant d’autre part aux moins jeunes de quoi alimenter leur propre méditation.
Pour un auteur écrivant au vingt et unième siècle, la question du désir peut difficilement est contournée, même quand elle ne constitue pas le coeur de ses préoccupations. Pour ceux qui ont la chance de vivre dans ces lieux minoritaires dans lesquels la question du besoin semble réglée (ce qui n’est possible que si on distingue bien ce qui relève des besoins et ce qui excède cette catégorie de manque, distinction qu’on semble s’ingénier à troubler en désignant comme tout à fait indispensable ce qui toute réflexion raisonnable désignerait évidemment comme dispensable), la question du désir est posée, particulièrement quand on voit ce concept pris en main par la publicité, le spectacle et le pouvoir politique dans un discours qui, cumulé, le ferait aisément passer pour une envie nécessaire, ce qui semble suffisamment paradoxal pour être réfléchi. Quel que soit la manière dont on tient le casse tête du désir entre nos mains, on tombe rapidement sur cet os : malgré la promesse faite par le monde dans lequel nous sommes plongés de satisfaire nos appétits, rien ne semble suffir à éteindre l’incendie du manque dont l’oxygène semble fourni par sa satisfaction même, et pourtant, tout semble se passer comme si nous n’arrivions pas à nous faire à l’idée de brûler.
Autant dire que nous sommes dans une inconfortable position, même si on y trouve une épisodique consolation dans notre propension assez massive à nous faire passer pour des martyrs. Attachés que nous sommes à ces bûchers que nous alimentons tout en faisant mine d’en être les pompiers, nous ne nous reconnaissons décidément pas dans ce portrait du pompier incendiaire. Peut être qu’à force d’avoir pris l’habitude de faire feu de tout bois, nous confondons ce qui nous consume et ce qui nous carbonise, ce qui arrange bien les affaires du monde auquel nous participons. Il était donc tentant de jeter un coup d’oeil à la manière dont cet auteur aborde la réflexion sur le désir, dans la mesure où précisément, il n’est pas de ceux dont la préoccupation profonde se situerait autour d’un commentaire permanent de la manière dont les hommes se contentent de vivre (complaisance dans laquelle on peut facilement tomber, et sujet inépuisable de bavardage). Ou plutôt, précisément, s’il s’intéresse à la manière dont les hommes vivent, c’est pour effectuer un patient tri entre ce qui ne serait, dans nos existences, que pittoresque (ce à quoi nous nous attachons, justement), et ce qui constitue la matière même de notre « être au monde », qu’il nomme le « quotidien » (exactement ce à quoi nous n’accordons aucun intérêt). Or, on peut se dire que ce rapport un peu particulier que nous avons au monde, quand nous sommes en désir (et plus on y pense, plus on constate que ce rapport est permanent, que ce soit pour le déplorer ou pour y voir une certaine aspiration de l’homme à l’élévation), permet d’aborder la question du quotidien de manière intéressante : après tout, derrière le désir, n’y a t il pas une certaine tendance à rendre quotidien ce qui ne peut même pas être ? Voici donc un extrait du journal philosophique que publiait Bruce Bégout en 2007, dans la collection Krisis (chez Millon) :
« Survie et sous-vie. La misère de notre époque ne concerne plus les difficicultés inhérentes ) notre entretien quotidien de la vie. La faim, le froid, la maladie ne nous concernent plus qu’épisodiquement. Nous avons vaincu ces fléaux ou sommes en passe de le faire. C’est cette victoire imminente qui nous rend encore plus insupportable la condition de ceux qui en sont encore exclus. Pour la plupart d’entre nous, la misère a pris un nouveau visage : elle découle de tout ce qui excède le besoin (pour qui les nécessités de la vie sont-elles encore nécessaire ?) et s’avère au final bien plus pauvre que lui. Misère affective, sexuelle, culturelle, spirituelle, symbolique. Misère des sens et des images, misère de ne même plus s’apercevoir de sa misère et d’en être satisfait. Nous sommes pauvres de nos mots et de nos sentiments, de nos désirs et de nos idées. Au chaud, notre corps a froid d’un manque de chaleur humaine. Repu, a faim de nourritures spirituelles; éduqué, souffre d’un défaut de sens. L’entretien du processus vital suffit à notre peine laquelle s’est considérablement allégée depuis que nous avons délégué aux machines et aux organismes sociaux le soin de notre âme. C’est ce contraste entre, d’un côté, nos corps choyés, soignés, suralimentés, assurés et vêtus et, de l’autre, nos pauvres esprits illettrés, anesthésiés et gourds qui exprime mieux que tout autre image notre condition misérable. Nous nous pavanons dans nos habits de rois (il y a un extrême contraste de plus en plus fort entre notre bien-être matériel et la misère affective, symbolique et théologique de nos existences) avec des discours de gueux.
Par sous vie, j’essaie de nommer cette condition moderne de notre existence où tout désir est devenu besoin, où tout dépassement de soi dans une oeuvre ou une action est tout de suite rabattu vers la simple perpétuation d’une existence la moins pénible qui soit. Si, pour reprendre les mots de Simmel, la vie est marquée par une double tendance, « plus de vie » et « plus que la vie », force est de constater que notre sous-vie actuelle délaisse la seconde aspiration au profit de la première. «
Bruce Bégout – Pensées privées; P. 480.
Pour ceux qui souhaiteraient rencontrer de plus près la pensée de cet auteur dans lequel on peut placer quelques espoirs (je ne suis pas certain que cette attitude soit juste, et inclinerais plutôt à penser que les auteurs auxquels il faut s’attacher sont ceux qui parviennent, finalement, à nous faire placer un peu d’espoir dans notre propre pensée, ce qui n’est pas si fréquent, et ce que Bégout semble parvenir à faire), une première possibilité consistera à jeter un coup d’oeil à l’interview qu’il a effectuée pour le journal et site chronicart (qui demeure une source non négligeable de musculation des neurones (quoique le mot « musculation » soit mal choisi, puisque les neurones ne sont pas des muscles; peut être faudrait il inventer quelque chose comme « neurolation », même si quelque chose me dit que ce terme (ainsi que la pratique qu’il voudrait désigner) aurait moins de succès que celle qui consiste à augmenter la taille des biscotos), interview aussi puissante qu’une dose massive d’anabolisants, qu’on peut trouver, en intégrale, ici. on pourra aussi piocher aléatoirement dans ce journal, dont de nombreux passages sont accessibles. Restent néanmoins qu’une grosse partie de cet ouvrage nécessiterait d’avoir déjà abordé la phénoménologie husserlienne, ce qui peut constituer un certain obstacle à la lecture. On indiquera alors que Bégout est aussi l’auteur d’une série de livres qui prennent les paysages de l’Amérique ordinaire comme théâtre de sa pensée, et qu’il a dernièrement publié un livre qui s’intitule « De la décence ordinaire (sur George Orwell) » qui sont tout à fait accessibles à des lecteurs non spécialistes, dont l’esprit serait en revanche aiguisé par cette curiosité de la pensée qui est censée animer tout étudiant en particulier et tout être humain en général, cette curiosité qu’on pourrait tout à fait appeler « désir » si on voulait boucler cet article de manière apparemment construite.