Mise en ligne d’une proposition de traitement de ce sujet, « tombé » en juin 2008 sur les candidats de la section ES. Sujet attirant, comme tout ce qui a trait à la souffrance, sujet délicat, comme tous les sujets a priori attirants. Le traitement proposé est ici un prétexte à aborder une référence assez rarement abordée : la pensée cyrénaïque, souvent délaissée parce que sa thèse centrale semble un peu superficielle, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un certain intérêt, et le photographe japonais Araki Nobuyoshi, dont le travail pourrait, certes, sembler relever de la complaisance, ou de ce que Malraux appelait les « arts d’assouvissement », orientés vers la seule satisfaction de plaisirs déjà répertoriés et éprouvés, et dont nous montrerons que, pourtant, tout en se présentant sous des aspects enjoués, ludiques, pervers, il a pour fond une souffrance liée au manque définitif et indépassable que constitue la mort.
Quant au style… J’ai des retours sceptiques sur l’introduction, au style un peu lourd. Disons qu’elle a voulu condenser ce qui devait être considéré comme acquis pour pouvoir poser le problème et mener la réflexion. Cela donne une première phrase un peu « dense », que je n’ai cependant pas modifiée, dans la mesure où elle paraît, tout de même, lisible à ceux qui ont déjà suivi un cours sur le désir. Pour ceux qui ne seraient pas dans cette situation, on conseillera d’aller lire un peu le Banquet de Platon, qui devrait un peu les éclairer.
Introduction
Amputés. C’est ainsi que le mythe des androgynes désigne les êtres humains, forcément pluriels puisque moitiés dont seul le corps a été refermé, leur âme demeurant béante, ouverte au premier venu dans l’aveuglement d’une nostalgie amnésique d’une union dont elle n’a même plus idée de ce à quoi elle avait pu ressembler. Le problème avec le manque, c’est que si jamais il ne peut pas être rassasié, il ne reste que peu de solutions : oublier, ou souffrir ; et il n’est même pas sûr qu’oublier, ce ne soit pas aussi souffrir. Pour ce qui est du besoin, l’affaire est assez vite entendue : ne pas le satisfaire fait souffrir et on reconnaît sa satisfaction au plaisir qu’elle procure ou à la disparition de la douleur qu’il provoque. Mais pour ce qui est du désir, la question est davantage paradoxale, puisque tout se passe comme si ce manque faisait souffrir alors même qu’objectivement, il semble toujours porter sur des objets dont on peut se passer, et dont l’absence ne devrait causer aucune douleur. Et pourtant, nous souffrons de voir nos désirs demeurer éternellement insatisfaits, à tel point qu’on peut se dire malheureux alors même que tous nos besoins sont satisfaits. Là se trouve le paradoxe et le caractère en apparence déraisonnable du désir, puisqu’on ne sait trop s’il est vraiment possible de désirer sans souffrir. Or, si nous faisons assez facilement la promotion du désir comme force essentielle dans notre existence, peut être devrions nous évaluer à sa juste mesure la souffrance qui accompagne ce phénomène, puisqu’on pourrait s’inquiéter de voir l’homme accorder une grande valeur à des chimères et les poursuivre alors même que celles-ci, bien qu’issues de son esprit dérangé, ne provoqueraient que la souffrance. Parler du désir comme simple manque douloureux est donc insuffisant. C’est tout d’abord une évaluation du plaisir qu’il est susceptible de procurer qu’il faut mettre en œuvre, pour établir si on peut s’y livrer ou s’il parait plus raisonnable de lui échapper pour éviter les douleurs excessives. Reste que toutes les souffrances ne se valent pas, et qu’on peut imaginer que celle qu’on associe au désir ait une valeur particulière, qui permettrait de voir du bien là où on associe généralement, et simplement, la douleur au manque.
1 – Le désir, principe de plaisir ?
A – Pour que le désir se détache de la souffrance, il suffit de le considérer comme réalisable.
Prenons les choses comme nous les vivons : au quotidien, le désir s’exprime sous la forme d’un mouvement qui semble nous diriger vers des objets, que notre volonté désigne comme devant nous appartenir, ou du moins dont on semble devoir jouir. Quelles que soient les raisons pour lesquelles ce mouvement nait et se développe, il est évident que ce qu’il cherche, c’est le plaisir. En effet, personne ne désire souffrir, même pas ceux qui semblent rechercher la douleur, parce que précisément, la douleur n’est pas la souffrance, que celle-ci a une dimension spirituelle que celle là n’a pas, car elle est tout à fait physique. Ainsi, même le masochiste recherche en fait une forme de plaisir à travers la douleur, ce qui permet d’affirmer qu’en fait, il ne désire pas souffrir, mais qu’il recherche simplement un « certain » plaisir.
B – Les cyrénaïques, penseurs du plaisir
On peut avoir l’impression de décrire là une attitude tout à fait contemporaine, ce qui permettrait de la condamner comme une insatisfaction permanente, une soif de biens et de plaisirs sans fin. Pourtant, nous ne sommes pas les premiers à désigner le plaisir comme une signe évident de bonheur : un disciple de Socrate, Aristippe fonda ainsi l’école des cyrénaïques (du nom de la ville de Libye nommée Cyrène, où naquit Aristippe), qui prônait que le bonheur devait être identifié aux plaisirs sensibles, et non à une quelconque élévation spirituelle. S’opposant ainsi à Socrate, Aristippe affirmait que le bonheur, qu’on peut désigner comme l’absence de tout manque, était possible si on l’identifiait comme relevant simplement du plaisir physique. Dès lors, le désir, en ne visant que la sensualité, serait bel et bien ce principe grâce auquel le bonheur pourrait être atteint sous la forme d’un « mouvement doux escorté de sensations ». Parce que nous sommes habitués à des propositions philosophiques en apparence plus subtiles, nous avons tendance à ne même pas prendre en compte la proposition des cyrénaïques. Mais elle n’est pas dépourvue de logique. Finalement, les promesses de bonheur qui se situent dans l’au-delà, qu’elles soient religieuses ou idéalistes, placent la satisfaction suprême dans un lieu hypothétique dont on peut craindre qu’il soit utopique. Elles promettent d’autant plus le bonheur qu’elles ne le procurent finalement jamais. Mieux vaut s’en tenir à un matérialisme plus tangible, dans lequel le bonheur est identifié à la sensation positive du plaisir physique.
C – Identification du désir comme quête de ce plaisir simple décrit par les cyrénaïques
Or, que cherche le désir, si ce n’est cette satisfaction ? Si on reprend l’image des androgynes, c’est bien d’un manque physique dont ils souffrent, et seul un réconfort physique peut les combler, bien plus qu’une quelconque quête spirituelle qui ne serait finalement qu’un divertissement. Le plaisir physique a l’indéniable avantage d’être accessible, et si le désir est identifié à la souffrance, c’est sur la base d’une définition trop ambitieuse qui le désigne comme visant autre chose que le plaisir matériel. Dès lors, en revenir à une conception plus raisonnable et rationnelle du désir permet de le satisfaire, et d’atteindre le bonheur. Bien que copieusement critiqué par Diogène le cynique, il y a là quelque chose qui les réunit : la volonté de réussir à être satisfait, en comblant le manque, quel qu’il soit, quand il se fait ressentir, pour ne pas laisser creuser en soi un vide qui deviendrait, peu à peu, impossible à combler. Mais quand Diogène ne pouvait pas simplement vivre ce plaisir sans entrer dans de lourdes stratégies de confrontation avec la société de son temps, Aristippe considérait qu’il était possible, tout en s’accommodant d’arrangements avec la société dans laquelle il vivait, de demeurer libre et d’arriver à la satisfaction.
Transition
Il n’y aurait dés lors pas de lien nécessaire entre désir et souffrance, dans la mesure où la satisfaction, évidemment reconnue sous la forme du plaisir physique, viendrait le combler et permettre le bonheur. Cependant, il n’est pas certain qu’appuyer le désir sur une conception aussi simple et légère du bonheur permette de rendre tout à fait justice à ce que l’homme poursuit véritablement dans le désir, et adhérer à cette thèse impliquerait de considérer comme un dérèglement toute volonté d’élévation spirituelle. Dès lors, même armé de la pensée des cyrénaïques, même en réduisant la voilure du désir à une somme de petites joies, on peut craindre que l’homme, confronté à sa propre soif inétanchée, souffre de ne pas pouvoir ainsi cabotiner dans les eaux territoriales des petits plaisirs physiques alors que tout en lui semble vouloir larguer les amarres pour naviguer au large.
2 – Le désir comme souffrance.
A – L’impossibilité de l’hédonisme cyrénaïque.
On n’est jamais mieux trahi que par les siens : Si Aristippe connut des opposants de son vivant (à peu près tous ses contemporains, en dehors de ses disciples, considérèrent sa pensée comme scandaleusement simpliste), c’est au sein même de sa propre école qu’un de ses successeurs démontrera l’impossibilité d’une conception du bonheur identifié au simple plaisir physique : Hégésias, qu’on surnommait pisisthanate (celui qui persuade mourir), considérera le plaisir physique comme trop irrégulier pour constituer un bonheur stable, et montrera que, puisque le bonheur, même défini de manière hédoniste, est hors d’atteinte, la mort vaut bien la vie. Son enseignement fut si convaincant qu’il provoqua des suicides en grand nombre, si bien que Ptolémée premier (général d’Alexandre qui prit le pouvoir en Egypte et s’y fit couronner roi) dût interdire l’enseignement et les œuvres d’Hégésias. En fait, cette condamnation interne de l’hédonisme, c’est-à-dire de l’identification du bonheur au simple plaisir est une confirmation de ce que la manière même dont nous vivons le désir nous indique : son objet se situe au-delà de ce genre de plaisirs, et c’est pour cela qu’on va devoir s’en méfier, dans la mesure où sa destination semble bien être la souffrance de ne pouvoir être satisfait et non le plaisir qu’il promet, de manière malheureusement mensongère.
B – La nécessaire prudence à adopter face au désir
Ainsi, désirer, ce serait toujours en vouloir plus, et nécessairement en vouloir trop. Jamais content, celui qui désire semble propulsé, sans l’avoir volontairement décidé vers des objets dont il ne saurait lui-même dire pourquoi ils sont soudainement désignés comme désirables. Ce mouvement est dès lors caractérisé par le manque de contrôle de celui qu’il anime, ce qui, dans une quête du bonheur qui est aussi une quête de la sagesse, et donc de la maîtrise de soi, ne peut que le condamner. Ainsi, à choisir entre les besoins et les désirs, on voit bien qu’il est raisonnable de satisfaire les premiers, d’une part parce que ne pas le faire conduirait à une douleur véritable, mais aussi parce que, tout simplement, on peut les satisfaire de manière aisée. Il est en revanche déraisonnable de considérer le bonheur comme la satisfaction des seconds, puisque cette satisfaction demeure très incertaine, hypothétique, et qu’elle semble bien devoir laisser la place à un nouveau manque, plus élevé et donc plus difficile encore à combler. Quelle que soit l’école antique que l’on considère, on constate une même suspicion vis-à-vis du désir : mouvement jamais vraiment achevé, manque jamais vraiment comblé, le désir serait une soif déraisonnable qui conduirait celui qui l’éprouve à souffrir toujours de ne pas voir l’objet poursuivi atteint. On comprend mieux dès lors pourquoi Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, prend soin de distinguer les besoins des désirs. La prudence s’impose d’ailleurs à la lecture de ce célèbre texte dans lequel Epicure et ses traducteurs n’utilisent que le mot « désir » pour désigner ce manque au sein duquel il faudrait distinguer ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas. En fait, il ne s’agit pas de désigner de bons et de mauvais désirs, car derrière l’expression « désirs naturels », il faut justement voir des besoins, et derrière les « désirs artificiels et vains », il faut considérer ce qu’on appelle couramment le désir. Une fois cela compris, on réalise simplement que tous les désirs sont vains. D’une part, ils ne sont pas nécessaires, d’autre part, on ne peut pas les satisfaire, puisque ne manquant de rien d’essentiel, ils ne cesseront de se déplacer d’objet en objet, augmentant la souffrance au lieu de la calmer. Dès lors, le seul moyen d’aller vers le bonheur, c’est au moins d’éviter de souffrir, ce qui implique de se séparer du désir pour se concentrer sur les besoins, puisque seuls eux constituent un manque qui doit véritablement être comblé. On le voit, loin d’assimiler comme on le fait souvent l’épicurisme à un hédonisme (c’est-à-dire à une recherche permanente de la plus grande quantité de plaisir possible), il nous faut l’identifier à une attitude plus subtile, qu’on qualifiera d’eudémonisme, c’est-à-dire de recherche du bonheur, qui réclame de définir celui-ci comme « en creux », c’est-à-dire comme une absence de souffrance. Et si comme on vient de le supposer, le désir est un désordre facultatif, alors cette tranquillité de l’âme que les philosophes antiques appelaient « ataraxie » ne peut être recherchée qu’en se concentrant sur les besoins, en suivant les indications que le corps nous offre pour les satisfaire (car le corps sait ce qui nous est nécessaire pour ne pas souffrir), et en se méfiant des manques que nous nous représentons faussement comme essentiels, en d’autres termes, en se méfiant donc du désir.
C – Si on ne veut pas condamner le désir, il va donc falloir accepter de souffrir
Curieuse situation : c’est ce qui nous promet le bonheur le plus élevé qui produit en nous le plus de souffrance. Les images qui servent à le représenter son d’ailleurs sans équivoque : des moitiés d’androgynes qui ne peuvent se réunir tout à fait, un enfant qui tente de saisir de l’eau dans ses mains, les Danaïdes condamnées à remplir éternellement un tonneau sans fin, Tantale si proche de satisfaire son manque mais devant demeurer à la porte de la satisfaction. Une des images les plus nettes du désir est peut être à chercher dans le Banquet, quand par la voix d’Aristophane, Platon reprend le mythe des androgynes et tente de le pousser à bout en mettant en scène le désir qui anime les amants, sans qu’ils parviennent à dire tout à fait ce qu’ils veulent l’un de l’autre. Platon fait apparaître, au beau milieu de leur chambre, Héphaïstos, le dieu mal aimé, pour tenter de révéler plus nettement la nature exacte de leur désir. Devant leur silence (ils ne savent que confusément ce qu’ils veulent, car leur désir est nostalgique et ne dispose que du sentiment de manque d’une mémoire qui a disparu, l’objet de leur désir est donc absent, ils n’en connaissent que le manque), le dieu des forges va leur proposer ce que dans l’idéal ils ne peuvent refuser : les souder de nouveau l’un à l’autre physiquement, pour qu’ils ne soient plus jamais séparés. Platon fait dire à Aristophane que, bien sûr, aucun des amants ne refuserait une telle proposition. Mais deux remarques s’imposent. Tout d’abord, la nécessité de faire intervenir un dieu pour sceller l’union montre clairement qu’une telle fusion est naturellement impossible, et qu’on doit donc la considérer comme impossible. D’autre part, même si le désir est impérieux, on peut douter en lisant ce passage du Banquet que tout couple accepterait la proposition d’Héphaïstos : aux yeux des humains, le désir est en effet trop vague pour donner lieu à des fusions aussi définitives. Une fois encore, ce manque a ceci de paradoxal qu’il s’impose sans imposer pour autant un objet comme pouvant le satisfaire. C’est que le désir nous échappe, il vise des objets qu’il dépasse sans cesse, et ne peut dès lors se fixer légitimement que sur ce qui n’est pas réductible à un objet, parce qu’il échappe sans cesse à cette définition : autrui. Séparé d’un être aimé avant même de l’avoir croisé, dont on ne sera jamais sûr de l’avoir vraiment croisé, on est seul ; irrémédiablement.
Transition :
Si l’amour est l’archétype du désir, alors on doit admettre que tout désir est effectivement souffrance, puisque c’est bien d’une déchirure qu’il s’agit : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé » écrit Lamartine dans son poème intitulé l’Isolement, et c’est bien ce que ressent celui qui est en quête de l’amour. Mais il faudrait ajouter que même quand la rencontre a eu lieu, même quand les vies se sont associées dans une trajectoire commune, le manque persiste : manque entretenu, alimenté par cela même dont il manque, le désir ne peut que constater son propre inaccomplissement. Dès lors, tout semble effectivement dépeuplé. Pourtant, même si cette conception du désir permet d’adopter la posture de ceux qui sont perpétuellement déçus par la vie, on oublie un peu vite ici que désirer n’est pas subir passivement l’absence : il constitue aussi un acte qui habite l’absence et tente de lui donner un sens.
3 – La souffrance sensée n’est plus tout à fait une souffrance.
A – Distinction entre désir et passion
Tout d’abord, on aurait pu distinguer, plus tôt, le désir des formes voisines d’élection d’objets qui lui ressemblent sans lui être tout à fait semblables. En particulier, il y a une forme de « tendance » vers des objets qui est essentiellement caractérisée par la souffrance, c’est la passion. Le mot lui-même, dérivé du lation « patior », qui signifie « souffrir », porte en lui la douleur et la violence de ce qui fait nous sentir comme écartelé. Le passionné, c’est celui qui est victime d’une mauvaise conception de ce qu’il vise : aimer passionnément conduit par exemple à aimer envers et contre tout, en ne voyant même pas que des obstacles majeurs viennent barrer la route à la satisfaction. Le passionné ne sait pas pourquoi il agit de telle ou telle manière, mais il est absolument et obstinément motivé à mener cette action à son terme, bien que celui-ci soit tout à fait illusoire. Le passionné souffre de ne pas être encore satisfait, et ne voit pas qu’il ne le sera jamais, et cette souffrance est en même temps l’effet et la cause d’une tension violente avec le monde, qu’on voudrait alors plier aux exigences de la passion. Si le désir se distingue de la passion, c’est par son aptitude à entrer, dans une certaine mesure, en conformité avec un usage honnête de la raison. Quand la passion tord la raison pour la plier à sa « logique », le désir peut, lui, se travailler pour s’accommoder du monde, sans pour autant renoncer à ses projets, mais sans entrer dans la fracture violente que connaît le passionné.
B – Le désir n’est pas essentiellement subi
Ainsi, celui qui désire n’est pas enfermé dans l’objet de son désir, alors que le passionné apparaît avant tout comme possédé, au sens propre, aliéné par l’objet de sa passion, précisément parce que celui-ci est réduit à n’être qu’un objet. Rien de pire dès lors que d’être passionnément aimé, car c’est l’assurance d’être dépossédé de soi-même. Le désir échappe à cet écueil en évitant justement de porter sur un objet. Dès lors, c’est un manque un peu particulier, qui n’est pas que manque, il est aussi production de quelque chose qui n’est pas. Il peut dès lors trouver des voies d’accomplissement qui ne sont pas offertes à la passion, parce qu’il peut se détourner lui-même, et ce dans des biais parfois surprenants et dans une ambiguïté qui font de ces expériences le théâtre d’un mystère : quelque chose qui se tient, mais qui se tait. Et les mystères les plus épais sont bien sûr ceux qui ne semblent pas cacher quoi que ce soit. Ainsi, on pourrait croire que les photos de l’artiste japonais Araki Nobuyoshi en montrent tellement qu’elles n’ont plus rien à cacher. Or on a là un bel exemple de ce que le désir a de subtil : les plus nombreuses de ses photos mettent en scène des femmes dont on dira pudiquement qu’elles sont offertes au spectateur, à un point tel que rien ne semble pouvoir se tenir au-delà de leur propre image. Pourtant, les trajectoires parallèles de l’œuvre et de la vie d’Araki montrent à quel point ces photos ne sont qu’une surface, l’objet apparent d’un désir qui les dépasse. En effet, c’est autour d’une absence que se concentre son œuvre, pourtant envahie par la présence des milliers de femmes venues s’offrir à l’objectif : en 1990, en effet, la femme d’Araki, Yoko est emportée par un cancer. C’est à partir de cette absence que les photos d’Araki vont réduire les femmes à leur image, « saisie » sous la forme figée de proies capturées par la pellicule, ficelées aussi bien par les cordes qui les mettent en scène que par les formules argentiques qui fixent leurs formes sur le papier glacé. Une seule femme manque, et la cohorte des femmes saisies ne suffit pas à la remplacer. Dans leur multiplicité, elles sont comme l’eau que les mains d’un enfant n’arrivent pas à saisir, perpétuellement offerte, aussitôt enfuie. Philippe Forest, dans le livre qu’il consacre au photographe écrit les mots suivants :
(…) rien ne serait plus facile, bien sûr, que de transformer le watakushi-shôsetsu d’Araki en un roman édifiant racontant la révélation que constitua pour lui l’expérience du deuil, et comment celle-ci le métamorphosa en un homme définitivement différent. On peut imaginer les deux formes opposées qu’une telle fable pourrait prendre. Dans la première, Araki sortirait brisé de l’épreuve qu’il a vécue et, laissant derrière lui tout souci amoureux du réel, il fuirait son désespoir dans la diversion pornographique, dans l’étourdissement spectaculaire. Dans la seconde, au contraire, ayant survécu à cette épreuve, il s’en reviendrait vers la vie plus fort encore, son œuvre témoignerait de ce triomphe le haussant enfin au sommet de son art. Peu importe la conclusion qu’on lui donne, l’important est que cette conclusion confère rétrospectivement au roman tout entier la cohérence d’une signification, c’est-à-dire d’une morale en somme. Une version vaut l’autre. Aucune n’est vraie. Ou bien : elles le sont toutes les deux. En réalité, et comme son œuvre en contient de nombreux témoignages, la hantise du deuil précède chez Araki l’expérience de celui-ci et donne sa dimension élégiaque même à ses toutes premières photos qui, pareillement, expriment déjà l’exaltation du désir, la grande frénésie érotique dont il serait donc inexact de penser qu’elle ait servi à Araki de stupéfiant, se narcotique consolateur seulement après la mort de Yoko.
(…)une telle conclusion n’a pas moins de valeur si l’on en inverse la signification : car ce que l’on savait déjà mais que, l’ayant oublié, on ignorait savoir, du coup, il s’agit bien de le découvrir comme si c’était la première fois de telle sorte que le déjà-vu prenne l’apparence inouïe d’une révélation toujours nouvelle où le grand sentiment de la vacuité de la vie finisse par être tout à fait identique à l’exaltation d’exister, formidable et sans cesse recommencée.
Perdre et se perdre sont le cœur même (kokoro en japonais) de ce qu’on l’on doit emphatiquement nommer la condition humaine. C’est précisément pourquoi deuil et désir désignent l’épreuve d’une seule et même vérité. Ainsi, tout l’enjeu de vivre consiste t-il à survivre à cette épreuve et, conservant en soi le mélancolique secret qu’elle recèle, à faire en sorte que tout, pourtant, se trouve perpétuellement repris avec elle. Si la vie d’Araki est exemplaire et concerne chacun d’entre nous, si son œuvre compte au nombre des plus importantes d’aujourd’hui, la raison en est tout simplement que cette vie et cette œuvre – et, bien sûr, elles sont une – manifestent obstinément la bouleversante et banale évidence d’une telle vérité.
Philippe Forest ; Araki enfin, 2008
Le désir serait donc ce qui, dans le mouvement, ne se satisfait pas de ce qui est obtenu, mais travaille déjà à ce qui manque encore. Le désir est alors dans le dépassement perpétuel de l’objet, ce qui signifie que connaître son désir, c’est identifier ce qu’on cherche comme nous échappant à l’infini. Et dépasser l’objet, c’est aussi dépasser la souffrance qui serait liée à son absence. En quelque sorte, celui qui désire vraiment doit avoir abandonné de manière sereine l’espoir d’être satisfait, ce qui permet d’affirmer, de manière paradoxale mais justifiée que le désir devient positif quand on est désespéré, et que c’est dans ce désespoir que se situe l’absence de souffrance.
C – Une souffrance comprise n’est plus une souffrance
C’est ainsi qu’apparaît la possibilité d’une prise en mains du désir, qui ne consiste pas à le commander, mais à en reconnaître les limites (il n’est pas satisfait) ainsi que les perspectives qu’il perce dans les murs de notre propre être (il est promesse de mouvement vers davantage d’être. A ce stade, on peut mieux comprendre pourquoi Spinoza définissait le désir comme un appétit dont on a conscience. Connaître son appétit, c’est ne plus en être l’objet, et ne plus le fixer lui-même sur un objet. C’est se saisir comme un mouvement, et l’accepter. Finalement, on refuse le mouvement tant qu’on ne l’accompagne pas. Tout comme le passager d’une voiture qui serait lancée à très haute vitesse sur la route peut ressentir un malaise s’il résiste au mouvement, et souffrir d’avoir le sentiment de ne pas se déplacer volontairement, ne pouvant se raccrocher à aucun des éléments fixes du décor qui défile devant et derrière lui, l’homme souffre tant qu’il se sent étranger au mouvement de son propre désir, et qu’il tente de se raccrocher à des éléments fixes dont aucun n’offre de prise suffisante alors que le courant de sa vie l’en arrache pour l’emporter au loin. Le passager, pour ne plus souffrir, doit accompagner le mouvement en faisant corps avec le véhicule. De même, celui qui souffre du désir doit apprendre à faire corps avec son lui-même, à l’accompagner dans ce qui, en dehors de tout repère, n’est plus ni une chute, ni une élévation mais un mouvement de projection de soi qui n’est alors plus une souffrance, puisqu’il a un sens. Rappelons-le : ce qui crée la souffrance, c’est une douleur qui n’aurait pas de sens. Dès lors que le manque devient sensé, il apparaît moins comme un manque que comme une aspiration. Dès lors, il suffit de se laisser emporter pour que le désir ne soit plus accompagné de souffrance.
Conclusion.
Réduire le désir à un manque, fut il superficiel, nous conduisait à l’envisager comme une souffrance nécessaire, puisque manquer, c’est être en attente passive de quelque chose qui, dans le cas du désir, ne viendra pas nous rassasier. Or le désir est suffisamment impératif en nous pour que ce manque soit d’une part véritablement douloureux, et se transforme d’autre part en souffrance, puisqu’on n’en comprend pas la nécessité. Mais on peut alors affirmer que si c’est par manque de conscience de sa nécessité que le désir fait souffrir, alors pour ne plus qu’il génère de souffrance, il faut en mettre à jour la nécessité. C’est ce que nous avons essayé d’effectuer en montrant qu’il s’agit en définitive moins d’un manque que d’un passage, une aspiration qui constitue notre mouvement, qui est propre à cet être qui ne se contente pas d’être, mais se doit d’exister. Si le désir est une respiration, on a l’impression que quand on désire, on souffre ; on a vu que contre ce qui n’est qu’une apparence, on est amené à affirmer que quand on désire, on souffle.
Toutes les illustrations sont extraites de l’oeuvre de Araki Nobuyoshi.
je trouve ton corrigé assez bien fait!!! pourrez tu m’aider sur le sujet suivant qui est du meme type: peut- on desirer sans conscience?
toute personne ayant des idées sur le sujet n’hesitez surtout pas!!!!!!
Comme on dit : « aide toi et… n’oublie pas que le net n’est pas tout à fait le ciel ». En bref, observe comment la réflexion sur le sujet ici traité se construit, et ensuite adapte cette méthode à la question qu’il t’est posée. Le sujet que tu as à traiter, si tu le formules sous la forme d’une affirmation du type « Désirer, c’est être conscient », affirme quelque chose de suffisamment douteux pour devoir être pensé, c’est à dire argumenté, et contre-argumenté. C’est à cette tâche qu’il faut te consacrer.