Peut on bâtir une réflexion sur un exemple ? Oui et non. En fait, l’exemple ne vient que dans un second temps. Si on va vers un exemple à la seule lecture du sujet, ici, on va vite tomber dans des choses assez convenues, qui ne seront pas forcément très pertinentes, ou qui n’iront pas au delà du simple besoin d’illustration. Dès lors, il vaut mieux que les exemples sur lesquels on va vraiment s’appuyer surgissent après une analyse assez approfondie, et abstraite, du sujet. Ici, Mark Chapman n’est donc intervenu que dans un second temps, après avoir saisi la problématique autour de la tension complexe que l’homme entretient entre ce qui est reconnu comme possible et ce qu’il désire, ce qui ne constitue jamais un seul et même ensemble. Dès lors, plutôt que des situations dans lesquelles des êtres humains étaient confrontés à ce qu’on pourrait appeler des « défis » à relever, il me fallait plutôt un cas de figure dans lequel l’être humain tendait vers quelque chose dont on pouvait établir qu’elle était clairement inaccessible. A partir de là, l’enchainement allait se faire assez rapidement : j’avais en tête le fait que le désir est étymologiquement lié avec les « étoiles », le lien s’est spontanément tissé avec le concept anglo-saxon de « star », qui avait ceci de suffisamment fictif pour qu’il constitue un objet de désir tout à fait impossible. De multiples exemples de désir humain envers des stars étaient envisageables, mais l’un d’eux semblait plus intéressant, parce qu’il se soldait par la destruction de l’objet désiré. Et c’est ainsi que Mark Chapman débarqua dans mon plan. Mais insistons sur ce point : ce n’est là qu’un second temps de la réflexion, un peu comme en sciences physiques, on va, après un travail conceptuel, chercher un terrain d’expérimentation favorable. Ici, Chapman est simultanément un fil rouge qui permet de donner une certaine cohérence à l’exposé, mais c’est aussi mon terrain d’expérimentation. Mais on le répète encore, ce n’est pas parce qu’il apparaît en premier dans le développement qu’il était premier dans l’ordre de la réflexion préparatoire, loin de là. Cela confirme que la dissertation écrite n’est qu’une mise en scène d’une pensée qui a déjà eu lieu. Et comprendre cela, c’est avoir saisi quelque chose de majeur dans la réalisation de cet exercice.
On sait qu’étymologiquement, celui qui désire veut être sidéré et ne le peut pas, car l’objet de sa sidération est absent. On sait aussi qu’être sidéré, c’est se trouver comme face à une étoile, à un astre suffisamment brillant pour provoquer cet émerveillement particulier qu’on éprouve devant les objets qui sont hors d’atteinte. Mais si on est suffisamment attentif, cette simple remarque pose déjà problème : si désirer, c’est être en quelque sorte « dé-sidéré », au sens où on serait en manque de ce qui peut nous sidérer, alors on peut en déduire que le principe même du désir est ambigu : soit l’objet est là, mais alors il est équivalent à tout autre objet, et ne sidère plus puisqu’il est accessible, soit l’objet est absent, et il ne provoque que du manque, ce qui fait immédiatement mentir le désir, qui est tout de même une promesse de satisfaction. Ainsi, au-delà de ce qu’on nous vend le plus souvent comme objets de désir, accessible par le simple achat, on sait bien que le désir peut parfois se fixer paradoxalement sur des objets qui sont suffisamment hors d’atteinte pour qu’on puisse les classer dans la sphère de « l’impossible ». Ne jamais mourir, demeurer éternellement jeune sans être pour autant considéré comme un enfant, voler, avoir le beurre et l’argent du beurre, être aimé de celui ou celle qui ne nous connaît même pas, voila les objets délirants vers lesquels le désir est capable de nous entrainer, nous garantissant ainsi, puisqu’ils relèvent tous de l’impossible, de ne jamais être satisfaits. On aurait vite fait de considérer ces orientations comme insensées, et on pourrait en conclure qu’il faut les condamner, et viser à ne pas en être victime. Pour autant, une telle condamnation prend le risque de supprimer à l’homme cet espace ouvert devant lui, qui l’aspire vers ce qui n’est pas, et qui constitue la dimension de son existence. Se demander pourquoi désirer l’impossible, c’est donc aussi bien poser la question des origines d’un tel désir, mais aussi se demander ce que vise un tel manque, pour peu qu’il puisse avoir un quelconque sens. Et tel que le problème se pose, on voit bien que deux questions le constituent : tout d’abord celle qui consiste à vérifier si un tel désir ne relèverait pas, tout simplement, d’un dérèglement de l’homme, qu’il s’agirait alors de remettre sur des rails mieux orientés, puis celle qui doit nous faire considérer l’impossible sous deux définitions, la première relative, et la seconde absolue. En effet, toute réflexion sur l’impossibilité se heurte au caractère souvent provisoire de la définition de ce concept, si celle-ci ne s’appuie que sur des exemples d’impossibilité, alors même que le cœur de notre question consiste à se demander si au-delà de ce caractère relatif de l’impossible, le désir ne viserait pas nécessairement l’absolument impossible.
1 – Le désir envisagé comme un dérèglement.
A – Mark Chapman, portrait d’un désireux parmi d’autres.
Mark Chapman fut, avant tout, un des fans les plus absolus de ce qu’on considérait alors (et que certains considèrent encore) comme le plus grand groupe du monde : les Beatles. A l’âge de vingt-cinq ans, il a comme des millions d’autres personnes acheté et écouté tous les disques du groupe. Comme des millions d’autres amateurs, il a souffert de la séparation du groupe, puis suivi les carrières solo respectives des divers membres du groupe. Comme des millions d’autres personnes, c’est avec une attention toute particulière qu’il suit la trajectoire spécifique de John Lennon, qui est peu à peu passé d’une carrière musicale à un statut ambigu, à mi chemin entre le gourou, l’idéaliste politique, le messie a-religieux et l’homme d’affaire. Cependant, Mark Chapman va plus loin que la plupart des millions d’autres fans : peu d’entre eux, en effet, iront jusqu’à se marier avec une jeune fille hawaïenne, d’origine japonaise, pour trouver un équivalent conjugal à Yoko Ono, et rares seront ceux qui, comme lui, tenteront à ce point de faire coïncider leur propre vie avec le modèle que constituait à ses yeux John Lennon. Pourtant, comme toutes les illusions, l’emportement de Chapman allait constater sa propre impasse en entrant en collision avec le mur de la réalité : sa femme ne serait jamais Yoko, aucun « bed-in » ne permettrait d’instaurer une paix durable sur Terre et, surtout, l’idole semblait peu à peu ne plus correspondre avec l’idéal qu’elle était censée incarner : Lennon était milliardaire, ne redistribuait pas, s’éloignait peu à peu de ses disciples, proposait un discours politique ambigu, critiquant les pouvoirs tout en y participant, accusant les puissances financières tout en en recevant les dividendes. Le 8 décembre 1980 dans la journée, il réussit à serrer la main de son idole, qui ne se savait pas encore déchue, à en obtenir un autographe et à être pris en photo en sa compagnie. Le soir, il se posta au coin de la 72ème avenue, devant Central Park, et attendit le retour de Lennon pour tirer sur lui à cinq reprises, et mettre ainsi fin à ses jours. Chapman a toujours décrit ce geste comme étant le fruit d’une énergie qui l’a submergé ; sans plaider la folie, il affirme avoir effectué ce meurtre par désir, et par manque, comme s’il avait été aspiré par cette puissance qui devait s’accomplir, coûte que coûte.
B – Interprétation de l’acte de Chapman comme archétype de tout désir d’impossible.
Si on observe l’acte de Chapman, on constate qu’en fait, c’est de bout en bout qu’il est marqué par le désir de l’impossible, et que c’est précisément cela qui le perd. Tout d’abord, il s’agit d’un désir qui est orienté vers une personne inaccessible, mais avec laquelle un contact, aussi ténu soit il, demeure constamment possible : l’objet du désir est visible dans les medias, on peut acheter ses disques, lire ses interviews, on peut envoyer du courrier à sa maison de disques, on reçoit même une réponse, supposément signée de sa main même. Le désir peut donc s’entretenir, puisqu’il n’est pas du à une absence absolue, mais est au contraire alimenté par une présence qui, de manière permanente, fuit. A l’image de l’eau qu’on peut recueillir dans ses mains pour la boire aussitôt, mais qu’on ne peut y retenir durablement, la star qu’est Lennon aux yeux de Chapman fuit de partout : aucune image n’est son double définitif, aucun contact véritable ne peut être établi, l’objet du désir demeure insaisissable, hors d’atteinte. A la manière de Dieu tel que le définit Lévinas, Lennon est simultanément présent et absent. Mais là où Lévinas peut en conclure que Dieu est tout simplement discret, Chapman ne peut voir de la part de Lennon que de l’indifférence, et c’est ainsi que l’objet de son désir est aussi, paradoxalement, l’obstacle à son accomplissement. Chapman s’est donc laissé tromper par le leurre de l’image médiatique, comme des millions d’autres. Il est simplement le seul à avoir refusé jusqu’au bout l’évidence. Si les stoïciens de l’antiquité avaient pu le connaître, ils auraient considéré que ce qui fait défaut ici, c’est le jugement : si Mark Chapman avait considéré posément la situation, il aurait évidemment réalisé à quel point sa représentation du monde était faussée et il aurait accordé moins de valeur à son délire, précisément parce qu’il aurait su qu’il s’agissait d’une illusion et qu’il n’aurait fondé aucun espoir sur sa réalisation. Or, de manière générale, on ne désire précisément l’impossible que parce qu’on ne réalise pas son impossibilité : le désir aveugle et fait apparaître comme possible ce qui ne l’était pas. C’est ainsi qu’on en vient à prendre ses désirs pour des réalités, et à considérer, pour reprendre les termes stoïciens, que dépend de nous ce qui, en fait, n’en dépend pas.
C – Le désir d’impossible est donc un dérèglement qu’il faut traiter.
L’acte de Chapman ne ferait donc que pousser à son extrémité un processus qui est en œuvre à chaque fois qu’on désire l’impossible : on ne considère plus la réalité pour ce qu’elle est, on se raconte des histoires, on fabule de manière à faire coïncider fictivement le monde tel qu’on le vit avec le monde tel qu’on le rêve, et ce tant qu’on ne subit pas ce retour du réel qui va détruire ce fragile édifice, d’autant plus violemment qu’on s’est laissé berner par son propre désir. Les textes des stoïciens foisonnent d’illustrations dans lesquelles des hommes se sont laissé séduire par les sirènes de la fortune, de la renommée, de l’amour. Tous sont des Chapman en puissance, trompés par leur propre incapacité à prendre le monde pour ce qu’il est et par leur empressement à le voir tel qu’il n’est pas. Tous vont à leur perte, parce que le monde est un fait accompli, et qu’il est le seul possible, puisqu’il est le seul qui soit réalisé. Ainsi, le monde est ce qui est, et de tout le reste, on peut simplement dire qu’il n’est pas. L’impossible peut certes être réclamé, mais une telle demande demeure le fait des ignorants, qui persistent à confondre désir et réalité, ne voyant pas que leur requête est vaine, croyant qu’on leur refuse la satisfaction, alors que celle-ci est tout simplement impossible. On désirerait donc l’impossible parce qu’on serait encore enfant, manquant de cette maturité permettant la véritable sagesse, qui consiste à prendre les choses pour ce qu’elles sont, et à ne pas en réclamer ce qu’elles ne peuvent pas offrir. Enfantins ceux qui ont cru et croient encore qu’Elvis n’est pas mort, immatures ceux qui pensent que des extra terrestres dont on n’a d’autre signe que le témoignage d’un chanteur déçu affirmant les avoir rencontrés sur un mont d’Auvergne vont venir les chercher pour les emmener dans un monde où tout est tel qu’ils le désirent, puérils ceux qui croient que tout peut s’obtenir sans contrepartie, sans négociation et sans contractualisation avec le reste de l’humanité. Les adultes savent, théoriquement, reconnaître ce qui est impossible, pour ne pas perdre de temps à poursuivre vainement des objectifs qui seront nécessairement déçus.
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Ainsi, si Mark Chapman avait considéré les choses sous cet angle, il n’aurait pas été contraint d’effectuer le seul geste permettant de faire coïncider la réalité avec son désir : sachant que le mythe John Lennon n’existait pas, il n’aurait pas eu besoin de tuer l’être humain qui avait pour rôle d’incarner ce mythe pour que tout soit « en ordre ». Maintenant, il n’est pas certain que la réalité du désir soit aussi simple que le tableau qu’on en a dressé en compagnie des stoïciens. Après tout, on sait qu’à de nombreuses reprises, des êtres humains ont été considérés comme illuminés parce qu’ils poursuivaient des rêves a priori inaccessibles, et ont néanmoins atteint leurs buts, contre toute attente. Il nous faut examiner de plus près ce qu’on appelle « l’impossible », pour déterminer s’il s’agit d’une catégorie absolue (l’impossible serait définitivement, et par nature, impossible) ou d’un concept relatif.
2 – Désirer l’impossible pour le faire basculer dans le champ du possible.
A – La technique, vaste entreprise de faisabilité.
Est impossible ce qui ne peut pas être. Creusons cela : notre définition utilise le verbe « pouvoir », on va donc préciser en utilisant la formule suivante : est impossible ce qui n’a pas le pouvoir d’être. Dans le cadre de la nature considérée comme le monde tel qu’il est en l’absence de toute intervention humaine, le possible se limite donc à ce qui est, les choses sont alors simples. D’ailleurs, en l’absence de l’homme, tout est finalement simple : le monde est tel qu’il est, et il y a exacte égalité entre ce qui est possible et ce qui est, le monde n’étant rien de plus que le déploiement de ses propres possibilités. L’introduction de l’homme dans ce paysage change néanmoins énormément les choses, puisqu’il est cette créature qui ne peut pas se satisfaire du monde tel qu’il est, et ne cesse de l’envisager tel qu’il pourrait être (et donc, tel qu’il n’est pas). L’homme ne se contente donc jamais des choses telles qu’elles sont ; il aménage, il modifie, il agence, il construit, il déplace, il customise, il reconfigure les éléments en présence pour leur attribuer des qualités qui ne se révéleraient pas dans l’état naturel des choses. A ce titre, l’existence même de l’homme relève du défi au possible : espèce frappée de néoténie, l’homme ne doit sa survie qu’au fait que non content de modifier son environnement, il se modifie lui-même dans tous ses aspects : langage, morale, apprentissage de l’usage de ses sens, religion, politique, et bien sûr, technique. Tout ceci, dans l’ordre naturel, relèverait de l’impossible si l’homme n’existait pas. Mais dans le cadre humain, cela devient non seulement possible mais aussi nécessaire. Or, qu’est ce qu’être technicien ? C’est être capable de comble la distance constatée entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il doit être. C’est de cette confrontation entre ce qui est et ce qui doit être que nait ce qui sera, finalement, possible. C’est ainsi que peu à peu, la sphère de l’impossible se réduit, au fur et à mesure de la mise en œuvre de techniques rendant possible ce qui, auparavant, ne l’était pas.
B – La science, entreprise de dévoilement des possibles de la nature.
C’est l’assemblage de la technique et de la science qui constitue le processus par lequel, dans la nature, l’impossible devient possible, grâce à l’homme. La techno-science est en effet le dispositif qui, étudiant en permanence le monde, et mettant les découvertes effectuées au service de l’activité humaine, permet d’en faire apparaître les possibilités cachées, et de déplacer progressivement les frontières du possible. Ainsi, tant qu’on ne sait pas que l’air est une matière qui a une densité, il est impossible de comprendre comment les oiseaux s’y déplacent, et de penser y parvenir nous-mêmes. Nous somme habitués à regarder les générations qui nous ont précédés avec une certaine ironie, car nous voyons bien quelles limites techniques leurs connaissances scientifiques réduites ont imposé. Nous savons, aussi, combien certains acquis techniques ont pu être fragiles tant qu’on n’a pas maîtrisé intellectuellement les principes qui les régissent. Par exemple, le feu ne fut pour les êtres humains qu’un fait dont on pouvait bénéficier, et éventuellement reproduire, tant qu’on ne comprit pas scientifiquement les principes de la combustion. Mais nous sommes nous-mêmes victimes de la frontière provisoire de nos connaissances : c’est ainsi que la plupart de nos contemporains pensent que la téléportation relève de la mauvaise science fiction alors qu’elle est théorisée par la physique quantique, et expérimentée depuis la fin des années 90 sur des particules. La référence à la science fiction n’est d’ailleurs pas innocente : ce courant important de la littérature et du cinéma a pour caractéristique de mettre en scène ce qui n’est pas, mais peut être conçu comme plausible, donc conforme à ce qu’on considère comme possible. C’est d’ailleurs là ce qui distingue la science fiction du fantastique, celui-ci étant justement défini par son impossibilité. On atteint alors une nouvelle définition du possible, qui n’est plus simplement ce qui est, ou ce qui peut être par soi même ; on dira plutôt que le possible est ce qui n’est pas réalisé, mais dont on peut penser rationnellement que c’est réalisable pour peu qu’un certain nombre de conditions, identifiées, soient réunies. On a là une définition dynamique du possible, qui permet de mieux comprendre pourquoi on désire l’impossible.
C – Désirer l’impossible, c’est transformer l’impossible en possible.
Ne désirer que le possible, ce serait s’en tenir à ce qui est, ce qui s’apparenterait à une sorte de cueillette au sein de ce qui est déjà à disposition. Désirer le possible, c’est au contraire projeter comme existant ce qui n’est pas encore, afin de mettre en œuvre les connaissances et moyens permettant de réaliser l’irréalisable. C’est ainsi que pendant des millénaires, l’homme observa la lune, y plaça ses rêves les plus étranges, la peupla d’un peuple qu’il nomma les sélénites, envisagea d’y grimper par tout un tas de moyens plus farfelus les uns que les autres, (ballons remplis de rosée matinale, échelle, ascenseur géants, on plongera avec bonheur dans l’Histoire comique des Estats et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, œuvre souvent considérée comme le tout premier roman de science fiction) avant de se donner pour de bon comme projet d’y poser le pied, repoussant dès lors ses délires sur la planète Mars. Au moment même où Kennedy annonce au monde ce projet, seuls ceux qui font partie du cercle des savants savent que l’entreprise est possible. Les autres y verront un rêve, y compris quand l’équipage d’Apollo XI posa le pied à sa surface. La lune disparut alors en tant que mythe inaccessible et entra dans la sphère du possible, c’est-à-dire ce qui peut être atteint, un territoire comme un autre, sur lequel l’homme peut mettre le pied, puis mener ses activités habituelles de transformation, d’aménagement, de construction, une destination de plus sur les cartes, rien de plus. Si on considère que l’impossible relève de l’anormalité, on peut alors affirmer que désirer l’impossible, dans la mesure où cela vise à rendre l’impossible possible, consiste à normaliser le monde au sein de frontières toujours plus étendues, à réduire l’espace du mystère pour élargir celui de la connaissance, et du pouvoir. C’est d’ailleurs bien en ces termes que Descartes inaugura, au dix-septième siècle, l’ère technique, en affirmant que c’est en s’appuyant sur la connaissance que l’homme deviendra « comme maître et possesseur de la nature ». Dans l’illustration qu’il propose à la suite de cette formule, on ne trouve que des exemples qui, à cette époque, auraient relevé du délire. Quelques siècles après, le programme dressé par Descartes a été réalisé, et amplement dépassé. Or c’est bien de désir qu’il s’agit, puisqu’il ne s’agit pas simplement d’obtenir ce qui est déjà présent, mais distant dans l’espace ; il s’agit au contraire d’investir en temps et de projeter dans l’a-venir ce que le présent ne peut pas offrir. En ce sens, désirer, ce serait toujours viser ce qui est momentanément impossible.
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Dès lors, on ne désirerait pas l’impossible en pure perte, même si parfois, l’investissement en temps peut dépasser l’espérance de vie individuelle : l’impossible serait ce qui caractériserait provisoirement des projets dont on n’a pas encore mis à jour les conditions de réalisations, mais les progrès des connaissances aidant, ce serait une qualification sans cesse repoussée dans ses retranchements. Désirer l’impossible serait donc cet acte spécifiquement humain par lequel on affirmerait par avance que l’impossible n’existe pas en tant que tel, que ce n’est qu’une salle d’attente, un purgatoire dans lequel dormiraient les projets encore irréalisés de l’humanité, avant que celle-ci mette en œuvre les techniques nécessaires à leur avènement. Mais réduire ainsi l’impossible à un « possible remis à plus tard » consiste à refuser radicalement toute possibilité d’impossible absolu. Il nous reste à évaluer un tel refus, et à cerner ce que signifierait le désir de ce qui serait absolument impossible.
3 – Le désir de l’absolument impossible : une projection vaine, ou essence du désir ?
A – Vouloir l’impossible n’est pas possible
Juger du possible sur le seul terrain de la technique, ce serait donc affirmer que tout est potentiellement possible, pour peu qu’on évacue le critère « temps » (cependant non négligeable), qui fait qu’à certaines époques on ne peut pas accéder à certaines techniques. Pour autant, il faut qu’on distingue entre une simple volonté d’obtenir ce qui n’est pas encore acquis, ou ce qui n’existe pas encore et le désir de l’impossible, qui comme on va le voir, relève d’un autre ordre de rapport au monde. Vouloir, c’est émettre le projet clair d’obtenir quelque chose, qui doit donc être identifié comme possible, même si c’est au prix de la conception de moyens qui n’existent pas encore. La volonté organise donc l’action, et ne peut demeurer indéfiniment insatisfaite. Par contre, le désir se manifeste tout d’abord comme un manque, qui est éprouvé quelle que soit la disponibilité de l’objet désiré, ce qui laisse la possibilité au désir de viser des objets qui ne peuvent être atteints. Ainsi, celui qui, de manière durable, voudrait l’impossible, serait clairement dans l’erreur dans la mesure où il organiserait son action de manière déraisonnable et irrationnelle, sans espoir d’atteindre l’objectif défini. Pour affirmer cela, il faut néanmoins accepter l’idée que l’impossible puisse être défini de manière absolue. Or c’est le cas lorsque la volonté s’attache à des objectifs qui sont illogiques. Par exemple, un cas classique d’impossibilité consiste à imaginer un être tout puissant qui se mettrait en tête de construire un rocher si solide qu’il ne puisse pas lui-même le détruire. Il en va de même pour les projets humains : s’ils consistent à vouloir tout et son contraire, ils deviennent suffisamment contradictoires pour réclamer une régulation.
B – En revanche, désirer l’impossible est dans l’ordre des choses
Si on ne peut donc raisonnablement considérer la volonté comme pouvant s’accrocher à l’impossible, il n’en va pas de même pour le désir, et ce en raison même de ses caractéristiques essentielles : en effet, désirer, ce n’est justement pas vouloir. Ce qui le montre tout d’abord, c’est qu’on peut désirer ce qu’on ne veut pas. C’est le cas par exemple de tous les désirs remettant en question l’ordre. Que le désir bouleverse l’ordre public n’est pas étonnant, mais il est tout aussi capable de semer le désordre dans l’édifice de la personne, qui ne se reconnaît pas forcément dans son désir. D’autre part, désirer, ce n’est pas nécessairement bâtir un projet organisé et maîtrisé pour obtenir satisfaction. Pour ressaisir le cas particulier de Mark Chapman, lui-même considère le meurtre dont il fut l’auteur comme un désir, mais pas comme un projet volontaire, puisqu’il n’avait pas le pouvoir de s’empêcher de commettre. On peut donc rationnellement déconnecter volonté et désir, puisque les deux attitudes fonctionnent selon des principes différents. D’autre part, si on distingue désir et envie, on peut montrer que si le besoin perdrait tout sens à s’attacher à l’impossible, le désir a, lui, tout à perdre à ne viser que ce qui peut être obtenu. Pour le comprendre, il faut tout d’abord se méfier de la conception courante du désir, qui consiste à le réduire à une simple envie. C’est ainsi que la publicité affirme susciter le désir quand elle ne fait qu’exciter les convoitises et les caprices. Le désir est simultanément plus essentiel et néanmoins moins apte à être satisfait. Désirer, ce n’est pas viser un objet qui peut être acquis, sinon le désir serait un simple manque d’avoir, or on sait que si le désir a un sens, c’est en tant qu’il constitue un manque d’être, qui ne peut pas être comblé, puisqu’il n’est pas possession. Ainsi, on pourrait affirmer qu’on ne peut que désirer l’impossible, que seul l’inaccessible peut faire l’objet du désir, et que celui-ci se dégrade dès qu’il se tourne vers ce qui est à notre portée. Ainsi, si on veut condamner le fait de désirer l’impossible, c’est le désir tout entier qu’il faut attaquer, puisque tout désir vise l’impossible.
C – Si tout désir vise l’impossible, tout désir est-il pour autant vain ?
On serait tenté de condamner en bloc le désir, dès l’instant où on cerne, comme on vient de le faire, le lien nécessaire existant entre désir et impossible : le désir semble être en effet un principe irréaliste, incitant l’homme à poursuivre des chimères que jamais il n’atteindra, ce qui provoquera en lui souffrance, déception et frustration. C’est ainsi qu’on voit les hommes poursuivre un amour mythique que jamais ils n’atteindront, c’est ainsi qu’on les voit faire des déclarations excessives, mimer l’amour idéal, simuler le bonheur amoureux alors même que chacun, en son for intérieur, sait bien à quel point l’idéal n’est pas atteint. Si on voulait revenir un instant sur Mark Chapman, on pourrait dire que c’est bel et bien le désir qui le perd, et non pas l’objet spécifique sur lequel son désir s’est fixé. Finalement, il semble bien qu’il ait tout simplement tiré les conclusions qui s’imposent dans tout désir, ce qui rend alors tout désir condamnable, du simple fait qu’il entretient la frustration. Pourtant, on peut aussi évaluer ce que serait la vie humaine débarrassée de cette tendance vers l’impossible. Celle-ci serait réduite à la simple visée de ce qui est déjà là, à une simple consommation des ressources, objets et expériences déjà existant, déjà répertoriés. Nul progrès ne serait envisageable ; et il faut entendre là quelque chose de plus profond que ce que nous avons affirmé à propos du progrès technique : sans désir, il n’y a plus de mouvement spécifiquement humain. Consommer ce qui est déjà là, vivre sur le plan de la satisfaction des besoins, voila quelque chose que nous partageons avec les animaux : même si la manière dont nous le pratiquons est bien plus complexe, il y a là une différence de degré, et non pas de nature. En revanche, le désir, comme visée de l’impossible, permet ce qu’on appelle au sens strict, l’existence, c’est-à-dire la projection hors de soi, précisément vers ce que nous ne sommes pas, et ce jusque dans la négation de l’évidence. Et c’est bien de la promotion d’une certaine forme de déraison qu’il s’agit : il est finalement facile de s’en tenir au réalisme de ceux qui savent ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ; cette norme est assez clairement établie, et il suffit de la suivre. En revanche, la projection vers l’impossible relève toujours d’une audace qui ne peut qu’effrayer les raisonnables. Et pourtant, c’est bien de ce pain là que se nourrit l’humanité : être sans cesse en tension vers ce qui n’est pas, l’homme ne doit son mouvement qu’au fait qu’il n’atteint jamais son but, ni individuellement, ni collectivement. Ses projets sont des utopies, il est en chemin vers une Ithaque rêvée, vers laquelle il s’obstine à s’orienter, malgré les sirènes du réalisme qui l’incitent en permanence à poser ses bagages, à s’installer, à se sédentariser dans la bonne conscience du parvenu, qui s’apparente au repos éternel de ceux qui confondent vie et existence. De tous les mouvements que l’homme connaît, le désir est le seul qui soit véritablement moteur, au-delà de toute destination connue et de tout repos promis, et c’est bien pour cela qu’il est nécessaire que ce qu’il vise soit impossible ; sinon, le mouvement s’arrêterait.
Illustrations, dans l’ordre :
La pochette du disque « Imagine » de John Lennon, chanson emblématique, et tout à fait symptomatique de ce que sa musique est devenue après les Beatles, mélange d’appels à l’élévation, et néanmoins mélodie, arrangements, et paroles tout à fait plats, comme si il s’agissait de faire dégringoler les idéaux vers le public, plutôt que d’élever celui ci vers ceux là (une erreur d’orientation fréquente, mais préjudiciable quand il s’agit d’idoles…)
La photo que Mark Chapman (à droite) a obtenue au moment où Lennon lui signe un autographe, le jour même où, quelques heures plus tard, il l’assassinera.
Un photogramme extrait du film « Chapitre 27 », reconstituant le meurtre de Lennon par Chapman (interprété par Jared Leto)
Une des photographies de l’opération médiatico-politique « Bed-in », qui était censée faire la promotion de la paix dans le monde, opération dont on peut penser à peu près la même chose que ce qui est dit de la chanson « imagine » un peu plus haut…
L’affiche du film « Chapitre 27 »
Le sujet est très bien traité.
Néanmoins je ne vois aucune allusion à la morale comme obstacle au désir. Il faudrait peut-être se souvenir qu’un certain Hitler désirait par tous les moyens l’avènement d’un surhomme et la destruction du peuple juif… La morale ne pourrait-elle pas marquer certains désirs d’un caractère d’impossibilité? Serait -il permis de désirer n’importe quoi dans le cadre du référentiel moral propre à chaque individu? Dans ce cas pourrait-on considérer que chaque « morale personnelle » ne serait que l’expression d’un désir individuel, qui s’opposerait éventuellement à certains autres désirs, rendant ainsi ces derniers impossibles?
Il est vrai que je n’ai pas abordé le sujet sous cet angle là, du moins pas explicitement. j’aborde certes en première partie le désir conçu comme un dérèglement, et c’est bien la morale qui a pour spécificité de délimiter ce qui peut être fait, et ce qui ne le peut pas. Néanmoins, il ne me semble pas qu’elle intervienne spécifiquement dans le domaine du désir : son territoire s’étend à toute pratique humaine, qu’elle relève du désir ou pas.
En revanche, là où les limites du désir fixées par la morale me semblent moyennement intéressantes, il me semble plus alléchant de considérer le désir comme révélateur des limites de la morale. Ainsi, c’est une morale constituée qui définit le désir comme devant être censuré. Mais le désir peut aussi être considéré comme ce mouvement qui impose de reconsidérer la morale constituée, dans la mesure où il nous apparaît comme ce qui doit être visé. Il y aurait alors, dans le désir, un conflit de devoir, puisque morale et désir se présentent comme des impératifs. Et s’il y a un confort à préférer la loi morale, afin d’être en paix avec soi même, il semble qu’une maitrise de soi visant à distinguer le véritable désir, et à l’entretenir, devrait permettre d’oser vivre ce qui s’impose. Il me semble alors qu’il y a deux morales, l’une complaisante envers nos faiblesses, les justifiant en les faisant entrer dans la sphère de « ce qui se fait » (bref, la mauvaise foi faite morale, en somme), l’autre ne s’opposant pas au désir, mais au contraire constituée par lui, audacieuse, dérangeante. Et loin de rendre le désir impossible, c’est plutôt le désir qui rendrait la véritable morale possible.