C’est parce que ces questions se posent, et se posent de plus en plus au fur et à mesure que le cinéma se développe et prend des formes extrêmement diversifiées, qu’il faut s’intéresser au cinéma expérimental. C’est en effet dans ce cinéma qu’on va pouvoir jouer sur les éléments fondamentaux de cet art, en délaissant provisoirement les éléments anecdotiques auxquels on s’attache un peu trop facilement dans les autres films. Ainsi, on oublie facilement qu’Andy Warhol fut, au delà de son travail connu de sérigraphiste, un cinéaste au sens plein du terme, c’est à dire un artiste qui a pris le cinéma pour ce qu’il est avant toute autre chose : un art du mouvement simulé.
Dans son recueil d’écrits intitulé Présences – écrits sur le cinéma, Olivier Assayas (le réalisateur, entre autres films, de Demonlover, de Clean ou de L’Heure d’été) rend justice (et c’est bien là l’un des principaux intérêts de ce genre d’ouvrages : rendre justice à des oeuvres à côté desquelles on est un peu tous passé sans en saisir la valeur) à l’oeuvre cinématographique de Warhol en pointant, précisément, ce qui en fait une étape fondatrice dans l’histoire du cinéma. On va le voir, c’est bien parce que Warhol est libre de toute forme de contrat avec le public qu’il peut se permettre de jouer pleinement avec les formes essentielles du film : le temps, le cadre, produisant ainsi quelques unes des séquences les plus fortes que connaisse le cinéma.
« Comme on a parfois pris Cocteau à la légère, on a pris Warhol à la légère. On a vu du dérisoire dans ce groupe de marginaux qu’il avait constitué en famille autour de luiet qui s’appliquait à reproduire comme l’aurait fait une troupe de cabaret les rites et les manières de l’industrie hollywoodienne d’alors, en plein doute, en pleine remise en question.
Le cinéma classique agonisait, de quoi agonisait-il sinon de s’être asphyxié de maniérisme, d’avoir exploité jusqu’à l’autodestruction le factice, le factice des genres, le factice des « stars » et Warhol semblait en proposer la caricature obscène, comme s’il avait récupéré à vil prix les junk-bonds d’un Hollywood dont personne ne voulait plus. Comme s’il se l’était approprié pour le subvertir et faire basculer dans le visible de la pornographie ce qui prenait soin jusque là de rester caché dans l’invisible de la syntaxe du désir.
Tout cela était l’aspect le plus superficiel de la démarche de Warhol et chacun sait que même si l’écran de fumée, protomédiatique, derrière lequel il aimait se dissimuler suscitait cette image là, ses films, quels qu’ils aient été, ne dialoguaient en rien et à aucun niveau avec Hollywood et encore moins avec le mélo hollywoodien dont le pathos est viscéralement étranger à son monde.
Cette dimension s’est pourtant révélée déterminante dans son influence sur le cinéma européen. En particulier par l’intermédiaire de Fassbinder et de ses multiples épigones du cinéma marginal des années 70, et jusqu’à Almodovar aujourd’hui, sous une forme qu’on pourrait dite alors « récupérée ». (Cela dit, c’est bien Warhol lui même qui a franchisé son style auprès de Paul Morissey et d’autres, lorsque après la tentative de meurtre dont il a été victime en 1968 il s’est désintéressé du cinéma – de toutes façons il était arrivé au terme de son parcours.)
La seule incidence de ce rapport ludique avec le cinéma classique est d’avoir contribué – en partie – à permettre à Warhol de résoudre le problème le plus difficile auquel il se sera trouvé confronté dans son entreprise de réinvention du cinéma, celui de la fiction. Je n’ignore nullement combien la pesanteur de la théorie sonne faux dès lors qu’elle est appliquée à Warhol et à quel point elle ne rend pas justice à la grâce et à la légèreté avec lesquelles il a abordé ces questions qui ne deviennent pesantes que si on tient à tout prix à les formuler, ce qu’il s’abstenait de faire.
Son invention a été d’inverser le problème : non pas s’approprier le pathos de la fiction et le donner à mimer à ses personnages, mais au contraire inscrire le pathos dans le réel. Il pose que les acteurs, ses superstars, doivent d’abord réellement devenir des personnages de fiction, c’est à dire dans leur existence, pour qu’il puissse ensuite les filmer, et non pas les mettre en scène.
En effet, l’objet du cinéma de Warhol, cadreur de ses films, il serait plus juste de dire voyeur derrière son oeilleton, la main collée à la bague érotisée du zoom, est de constituer un dispositif où des personnages, qu’il veut aussi véridiques que ceux d’un documentaire, s’exhibent aux prises avec des situations certes fictives mais dont la vérité est légitimée par la superposition de l’individu et de sa projection fantasmée. L’arbitraire, celui de l’invention dramaturgique, aura été intégré, intimement, par l’acteur ou l’actrice – tel que suscité par Warhol (le plus souvent) – de façon antérieure et constitutive de l’art de filmer.
Et le mauvais pathos, celui qui mendie auprès du public la compassion et les larmes dans la convention du cinéma de genre – et les obtient parfois -, en devenant, par cette transmutation, véridique, en devenant réel, en se faisant le polaroïd du monde, en exhibant l’autodestruction, en exhibant – complice de ses objets – leur authentique déchéance, se révèle dans sa vérité crue et dans sa vérité crue révèle le spectateur : il le démasque, dans son indifférence (Hypocrite lecteur…), dans sa cruauté, mais aussi dans sa complicité, dans sa connivence avec le processus de destruction – auquel d’ailleurs il fait mine de s’émouvoir – qui est le pouls du monde, le témoin de la vie. »
Voici la question du rapport au réel retournée, comme si les observations d’Oscar Wilde sur l’aptitude de l’art à transformer le réel, à le produire, même, avaient trouvé là leur plein accomplissement. Car, dans le fond, que croit-on demander à l’art, si ce n’est proposer une copie soi disant fidèle de ce que nous appelons communément « réalité » ? Et, on le sait, c’est là la plus basse besogne dont on puisse charger l’art, celui ci trouvant sa valeur non pas dans sa conformité au réel tel qu’on le saisir déjà, mais dans la distance qu’il est capable de prendre par rapport à lui. L’histoire de l’art est, finalement, l’histoire de cette distance, et c’est pour cette raison que Velasquez, Duchamp et quelques autres en sont les pierres angulaires. Mais sans doute Warhol est il celui qui, le plus, a su faire tomber la barrière entre ce qu’on appelle communément fiction et réalité. Et on peut difficilement imaginer manière plus efficace de prendre de la distance par rapport au réel, qu’en semblant lui coller au plus près, tout en ayant, au préalable, travaillé ce réel pour qu’il soit déjà une fiction. Ainsi, la critique platonicienne du réalisme artistique est elle court-circuitée : l’artiste ne se contente plus de reproduire une réalité objective; il donne désormais à voir, intentionnellement et de manière manifeste, un monde qui est déjà, lui même, fiction, tout en appartenant médiatiquement au quotidien des humains. Il s’agit toujours de simulacre, mais il est cette fois ci pleinement assumé. Or, dévoiler le simulacre, c’est sans doute le geste de vérité le plus efficace qu’on puisse concevoir. Derrière l’imagerie pop, il y a donc là une expérience beaucoup plus profonde qu’il n’y parait, mettant en jeu les fondamentaux de l’art, ses enjeux les plus essentiels, et les mettant en scène de telle sorte qu’en mettant en évidence ce qu’est l’art, il révèle aussi quel est notre rapport au monde. C’est ici que l’art croise la trajectoire de la philosophie, au moment où on saisit le fait qu’en dernier ressort, il ne s’agit pas de savoir ce qu’est le monde, mais de comprendre la relation que nous avons avec celui-ci. C’est exactement ce à quoi nous convie Warhol en refusant simplement de considérer le réel. Et si on y regarde de plus près, c’est là le propre de chaque artiste.
Une belle illustration avec cette première véritable collaboration cinématographique avec Paul Morissey, Chelsea Girls, projet diffusé en 1966, dont il existe de multiples formes, puisque le principe même du montage du film est ici laissé à l’initiative du projectioniste. En effet, ce film est en fait constitué de douze segments qui, projetés bout à bout, constitueraient un très long métrage de 6h30. Pour en réduire la durée et rendre le film compatible avec les exigences de la diffusion, Warhol scinde le film en deux piles de six bobines, qui font chacune 3h15, chaque pile devant être projetée simultanément, sur deux écrans juxtaposés. C’est au projectioniste de choisir l’ordre dans lequel il diffusera chaque pile, laissant le hasard « décider » du montage. Chaque segment est censé avoir été tourné dans une chambre du Chelsea Hotel, offrant ainsi la possibilité d’un regard à l’intérieur d’un lieu dont le public ne sait rien, mais dont il peut imaginer la vie des stars qui y habitent les chambres pour des séjours longue durée, telles que ces supestars produites par Warhol lui même : Edie Sedgwick (qui disparaitra du montage, par vengeance de Warhol lui même, après leur séparation), et bien sûr Nico pour ne citer que les plus connues. Le film ne propose aucun récit. Il s’agit simplement d’être le regard qui se déplace de chambre en chambre dans cet hotel, au contact des stars qui semblent vivre leur vie, comme si de rien n’était. On a là un principe de réalité qui ressemble à celui des reality shows, mais en constitue en fait exactement l’inverse, car on y assume que tout soit faux : les personnages sont construits, le lieu l’est aussi (en fait, tous les lieux filmés ne se trouvent pas dans cet hotel, mais chez Andy Warhol, le film lui même est fabriqué dans la cabine du projectioniste. En d’autres termes, là où les émissions de télé-réalité ont pour ambition de faire adhérer, par le plus élémentaire des mensonges, celui qui les regarde à une réalité qu’il ne faudrait sous aucun prétexte dépasser, Chelsea Girls est de bout en bout un dépassement de la réalité, qui est ici tout simplement méprisée. Le seul réel pour lequel Warhol ait un quelconque intérêt, c’est celui que la démarche artistique produit : les stars, les formes. Edie, Nico demeureront des superstars warholiennes, aliénées comme êtres humains, détachées de toute pesanteur terrestre comme oeuvres de la photographie et du cinéma de leur Pygmalion. Le prix à payer peut sembler élevé, mais c’est oublier qu’il est très exactement celui que Platon réclamait : accéder à la vérité, c’est partir hors de ce monde des apparences; et partir de ce monde, c’est toujours mourir un peu. La différence entre Warhol et Platon, c’est que celui-ci guide ceux qui le suivent loin de l’écran, alors que Warhol y plonge corps et bien. C’est là très précisément la trajectoire qu’effectue la philosophie, de l’idéalisme platonicien à la phénoménologie. Et ce rapport à l’écran, c’est aussi exactement celui que travaille, pour l’essentiel, le cinéma.
That’s a mold-breaker. Great tnhkiign!