Il y a de cela vingt-quatre siècles, on a commencé à se demander si les idées que nous avons « en tête » n’avaient pas leur existence propre, dans une dimension parallèle à celle de notre existence matérielle. Ce n’était pas la première fois qu’on pensait à un « au-delà ». Les mythes avaient toujours fait coexister, sur deux plans qui n’entraient que ponctuellement en contact l’un avec l’autre (et il faudrait ici comprendre le mot « contact » sous le sens qu’il peut avoir dans les phénomènes électriques), le monde physique tel que nous l’expérimentons quotidiennement et un outre monde, inaccessibles parce qu’utopique et uchronique, toujours situé jadis, dans un passé dont on aurait perdu la mémoire et qui ne survivrait que par l’apprentissage patient, génération après génération, des mêmes textes, récités selon les mêmes rythmes, les mêmes métriques, les mêmes vers, et dans un espace dénué de toute cartographie, qu’on ne pourrait traverser que par l’imagination. Tels étaient les territoires des mythes.
On pourrait sourire à l’évocation de ces âges de l’humanité ou des hommes apparemment encore enfantins étaient prêts à croire de telles histoires. On redeviendrait pourtant sérieux si on regardait l’homme contemporain tout aussi capable d’adhérer tout aussi intensément à des récits dont, tout comme les mythes, il serait incapable de discerner la provenance et les auteurs. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut que remarquer que, bien qu’incroyables, ces récits « parlent », comme si l’homme attendait qu’une voix prononce ces mots, comme si ses oreilles étaient faites pour entendre cela.
Mais il y avait plus essentiel encore, plus ontologique, pourrait on dire, en matière de « contact » : si les mythes antiques, tout comme leurs équivalents contemporains (Lost, Tony Montana, Heroes, Dallas, la conquête spatiale, la conquête de l’Ouest, le Progrès, la Croissance, etc.), présentent l’inconvénient de ne jamais pouvoir faire l’objet d’une quelconque mise à l’épreuve critique, il est un domaine, qui provoque sur nous un effet analogue, et qui ne présente pas cet inconvénient. Alors que les mythes déclinent en superstitions, alors qu’on balbutie en langage mathématique les premières séquences de sens que l’humanité toute entière pourrait partager, que toute espèce qui ne serait pas qu’animale partagerait nécessairement, sur Terre ou ailleurs, Platon va commencer à penser, à la suite de Socrate, que cette impression de « déjà-vu », ou plus intensément encore, de retour à la maison, comme après un trop long exil dont, sur le moment, on n’aurait jamais osé espéré qu’il puisse prendre fin (oui, bien sûr, l’Odyssée d’Ulysse n’est que le récit amplifié, augmenté à l’échelle de ce que nous éprouvons, de notre propre rapport nostalgique à ce « domicile » dont nous avons perdu toute trace), on peut l’éprouver dans des domaines bien moins incertains que les dédales potentiellement trompeurs des mythes. Parce qu’ils ne peuvent faire l’objet d’aucun accord, puisqu’ils ne reposent que sur l’obscurité, parce qu’ils ne produisent rien, puisqu’ils ne sont que la stricte reproduction du même récit, à l’identique (du moins est-ce ainsi que chaque maillon de la chaine de copie le reçoit, et le transmet-il), les mythes se devaient d’être dépassés. Les physiciens avaient tenté quelque chose, en tentant de ramener la pensée vers la matière elle même. Méthodologiquement, ça semblait imparable : on se contente de ce qui s’offre à nous, on l’observe, on le dissèque, on le classe, on passe à l’objet suivant, et ainsi de suite. Double problème cependant : au lieu de converger vers un discours univoque, les physiciens multiplient les hypothèses, ne parvenant pas plus à un quelconque accord que s’ils laissaient aller leur imagination dans ses propres délires, la questionnant d’abord, et faisant en sorte ensuite d’accorder leurs discours à ce que leur pythie intérieure a cru voir dans la matière. Au mieux, ils ne parlent que de la matière, croyant y repérer l’Etre lui même. Mais au moment où ils approchent leur oreille de la Nature, pour qu’elle leur divulgue la Révélation tant attendue, celle ci leur susurre mille messages, en mille langues, les envoyant sur autant de fausses routes : « c’est l’eau qui mon constitue », ou bien « tout est air », ou encore « rien n’est qui ne soit feu », et tout un tas d’autres encore, sans qu’aucune puisse s’accorder aux autres, et sans qu’aucune puisse mettre les autres d’accord en les falsifiant toutes ensemble. Mais le pire, et c’est le second problème, c’est que précisément, les physiques ne parlent que de la matière. Et au delà de toutes les démonstrations que l’on fera, plus tard, pour mettre en évidence le fait que ce soit une visée un peu courte, jeunes hommes, on sent bien, déjà, qu’il n’y a pas dans cette démarche de la pensée, ce souffle aussi puissant que lorsque c’est la voix des mythes qui souffle à travers nos oreilles.
Et pourtant, des mythes on ne peut se contenter.
Et l’investigation que proposent Socrate et Platon constitue tout autant l’exploration d’un nouveau continent que le retour à un domaine dont on aurait été, jadis, expulsés. Un pas dans l’inconnu, qui est aussi un retour à l’origine. Si le cinéma commercial n’avait pas déjà vendu l’idée, au sens propre, un retour vers le futur, puisqu’il s’agit d’aller vers un passé qui ne se trouve plus derrière nous, puisqu’en aucune manière on n’en a la mémoire : il n’est en nous que comme une absence, un vide qu’il s’agit de combler. Comme Ulysse, il est inutile de tenter le retour au bercail en rebroussant chemin vers un passé avec lequel, quoi qu’on en pense, on a largué les amarres. On ne peut qu’aller de l’avant.
Ainsi, nous n’attendons que ça. Les réponses. A tel point qu’on en serait preque tentés de ne pas poser les questions.
Tout ça pour en venir à Flashforward (mais en fait, non : tout ça pour en partir, devrais-je dire, mais tout est inversé, ici, on commence à le comprendre). Une série fantastique de plus, pourrait-on dire. Et c’en est effectivement une. Mais en fait, il s’agirait plutôt d’une de ces séries qui déploie, comme un certain nombre de feuilletons télévisés aujourd’hui, un rapport au temps tel que peu de narrations jusque là ont réussi à en bâtir. Avant tout, si on s’attache au vocabulaire, la réalisation sous forme d’épisodes semble être la forme idéale pour ce genre de dispositif : « fait accessoire qui se rattache à un ensemble » nous dit le dictionnaire. C’est que l’épisode est en fait l’inverse de l »évènement au sens où nous l’entendons d’habitude. Observez : nous nous posons chaque soir devant les journaux télévisés espérant vaguement qu’un évènement ait eu lieu, un fait qui révèlerait quelque chose du monde, comme un message tellement évident qu’on pourrait, enfin, s’y fier. Qui ne lit pas le 11/09 ainsi ? Qui ne regarde pas ces avions comme des messagers de quelque chose qui non seulement va arriver, mais doit advenir ? En somme, la manière dont le temps s’écoule, pour nous, est comme un fleuve d’ennui, de routine indifférenciée que vient agiter par moments tel ou tel épisode qui est censé y précipiter du sens. La structure de la série fonctionne à l’envers : c’est l’épisodique qui y est indifférencié, puisqu’il doit obéir à des lois incontournables, les personnages étant calqués sur ce qui en est défini dans la « Bible » (puisque c’est ainsi que les auteurs appellent la somme des caractéristiques dogmatiques de la série qu’ils écrivent), et c’est la structure d’ensemble qui doit agir comme un message, comme une révélation. On peut affirmer que c’est sans doute Lost qui pousse ce principe le plus loin, à tel point qu’on a l’impression que les scénaristes eux mêmes attendent de leur arc narratif qu’il les guide vers la révélation finale. Ainsi structurée, la série narrative peut, si elle est finaude, jouer avec ce rapport particulier qu’elle noue avec le temps : ici encore, Lost se construit entièrement sur ce principe : les flashbacks systématiques dans les épisodes des premières saisons, puis les flashforwards à partir de la saison 4. Idem dans Desperate Housewives quand d’une saison à l’autre, les scénaristes font faire un bon de cinq ans à leur banlieue bourgeoise. Mais jusque là, les bonds dans le temps sont de purs artifices narratifs : les personnages vivent leur propre vie, et on fait se déplacer les spectateurs dans cette ligne, en rompant avec la linéarité de la vie, pour jouer avec cet écoulement du temps. Cela ouvre pas mal de possibilités aux scénaristes, et donne à tout le monde l’impression de porter sur ces petits monde un regard quasi divin.
Au sens propre, ce que ces rapports tordus au temps permettent, en matière de connaissance du récit, c’est un phénomène de réminiscence : retrouver un passé perdu, dont ne demeure en nous que la nostalgie, le manque. Ce principe platonicien relève de l’art de ressusciter les mémoires mortes, de faire ressurgir d’un au-delà de la mémoire ce qui avait été connu et dont ne demeure que la conscience de ne plus le savoir. C’est là un rapport très particulier à la mémoire, mais aussi à l’apprentissage, puisque finalement, apprendre, c’est se ressouvenir. On peut, dès lors, regarder bon nombre des fictions qui sont proposées, souvent avec succès, d’ailleurs, tant au cinéma qu’à la télévision, comme des mises en scène de ce rapport à la mémoire disparue : Le personnage récurent de Jason Bourne (dans La Mémoire dans la peau), la série de bande dessinée XIII, la plongée dans le temps qu’est Life on Mars ou encore Memento. Même la saga Star Wars, quand elle décidera de tourner ses trois « Préquels », se donnera comme axe principal la plongée dans une mémoire dont le spectateur avait été privé, du simple fait que les trois premiers épisodes l’avaient contraint à prendre une histoire en marche. A chaque fois, c’est une expérience de réminiscence à laquelle le spectateur est confronté, mais c’est aussi cette expérience qu’il éprouve au sein de l’univers déployé par ces fictions.
Maintenant, la question est : que se passe t-il si ce sont tous les personnages d’une série à qui on montre un épisode futur ? L’idée n’est pas tout à fait nouvelle : Heroes avait eu l’idée, mais l’a gâchée. Un medium alternatif, la bande dessinée l’a déjà exploitée avec brio : Marc-Antoine Mathieu, dans L’Origine, invente un procédé nouveau en matière de construction narrative, avec l’anticase. N’en disons pas plus pour ceux qui ne connaitraient pas le principe, mais il permet, dans son scenario, de révéler à son personnage de Julius Corentin Acquefacques ce qui lui arrivera page 41 de sa propre histoire. Aujourd’hui, Flashforward reprend le flambeau de la révélation faite à ses personnages. Inutile de dire que les scénaristes eux mêmes doivent avoir besoin d’un tel electrochoc narratif pour se construire un univers dans lequel tout est possible (fidélité à la prédiction, ou bien rupture avec elle (et un film tel que Push montre que pas mal d’opportunités sont offertes par ce genre de scénario, même si c’est ici seulement dans un objectif spectaculaire). Mais l’intérêt va au-delà : le danger qu’il y a à pratiquer la révélation au sein même des personnages d’une série, c’est qu’ils sont censés évoluer dans un rapport au monde qui est bien plus rationnel que celui qui se tisse entre le spectateur et la série elle-même. Dès lors, si un scénario prévoit que tous les êtres humains, au même moment, sur toute la surface de la Terre, s’évanouissent et se réveillent deux minutes et quelques plus tard, n’ayant conscience que d’une seule chose, avoir rêvé, et si ce scénario veut s’aventurer dans une direction où ces rêves constitueraient une vision de l’avenir, alors il faut que la proposition devienne crédible.
Cela dit quelque chose de nous, et de la détresse qui accompagne notre attachement à ces récits : bien qu’agissant avec la puissance des mythes, ils n’en ont plus la force de conviction, et nous, comme les scénaristes, en sommes tout à fait conscients, et ce même dans une nation qui a produit par le passé des séries aussi religieusement édifiantes que La Petite maisons dans la prairie ou Les Routes du paradis. Pourquoi ? Parce que nous ne croyons plus aux histoires, ou du moins, à certains points de vue, nous ne les regardons plus de manière aussi métaphysiquement naïve. Depuis, sans doute les X-files, le spectateur ne peut plus simplement aborder les récits en se disant « I want to believe ». Peut être même les débats de Mulder et Scully ont ils finalement contribué à aiguiser nos réflexes critiques : si on nous raconte quelque chose, il faut que le récit fournisse lui même ses justifications, ses preuves, ses raisons. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il y a donc bien, dans le grand public, et de manière massive, une augmentation de l’exigence rationaliste, une volonté de comprendre, et de pouvoir juger sur pièces, y compris les récits de fiction auxquels il est confronté (une parenthèse qui n’en est presque pas une, tout de même : à force de regarder ces séries, on constate une chose : il y a un domaine qui échappe à toute raison, dans presque toutes les séries, c’est la question économique. Dans Desperate Housewives, quand un couple est ruiné, il continue cependant à vivre dans sa banlieue aisée, on ne lui coupe pas l’électricité, il vend sa voiture de luxe, certes, mais il roule tout de même dans une berline récente, il s’habille, il entretient avec ses voisins des relations honteuses, certes, mais des relations tout de même. Les choses, économiquement, se passent de manière identique dans la quasi totalité des séries, si on met de côté celles dont la crise économique ou la description du prolétariat constitue le centre du propos (Mariés deux enfants, par exemple, ou Roseanne, il y a déjà longtemps, ou bien Hung aujourd’hui). Ainsi, si nous sommes amateurs de révélations de grande ampleur sur notre présence au monde, il semblerait qu’on soit plutôt tentés d’accepter pas mal de mensonges lorsqu’il s’agit d’aborder la question des moyens concrets et de l’organisation matérielles de nos vies, et ça en dit assez long sur nous, mais fermons cette parenthèse qui n’était pas censée en être une). Ainsi, nous avons franchi une étape intéressante, parce que finalement, bien qu’aimant encore se voir raconter des histoires, la manière dont nous les écoutons montre que, malgré tout, nous en sommes à ce stade où nous avons besoin de les mettre en perspective pour les accueillir.
Il y a finalement quelque chose de semblable chez Platon lorsqu’il utilise les mythes. Ici aussi, il s’agit de récits qui s’adressent, tel qu’il en conçoit l’usage, à ceux qui veulent dépasser le simple récit. Ils ne sont que le moyen de susciter le mouvement de la réflexion vers les idées dont ils sont la représentation sensible. En ce sens, un monde qui est passé de Ma Sorcière bien aimée (qui n’est rien d’autre que la manière habile dont, pour la première fois, on raconta pour de bon à un peuple entier des histoires, en lui faisant croire qu’il s’agissait de divertissement, alors qu’il s’agissait de commerce, et de publicité) à Flashforward n’est pas qu’un monde qui aurait simplement amplifié les moyens techniques mis au service de ses narrations. C’est aussi un monde qui a franchi un cap dans l’utilisation qu’il fait des histoires qu’il se raconte.
Certes, on pourrait craindre que dans d’autres domaines, en politique en particulier, ce qu’on appelle désormais le « storytelling » s’adresse à un public encore naïf et enfantin. Mais après tout, si on constate dans l’univers télévisuel l’apparition d’une certaine maturité du rapport au récit, c’est que ce n’est pas le principe de l’histoire en elle même qui pose problème, mais l’aptitude, ou l’inaptitude à la dépasser. Et demeure cette possibilité que les histoires témoignent moins d’une réponse qui s’offrirait à nous que d’un vide qui tente, par ce moyen ou par d’autres, de se combler. C’est sans doute pour cela qu’avant même que la dernière saison de Lost soit diffusée, Flashforward prend déjà le relai sur ABC. Mais c’est aussi pourquoi observer les personnages de ces séries se débattre avec les messages qui leurs sont destinés, les recevant, certes, puisqu’ils ne peuvent pas faire autrement et que d’une certaine manière, comme nous, ils n’attendent que ça, mais ne les accueillant que comme une matière à enquête, à investigation, c’est participer nous mêmes à un monde qui tente de chercher ses réponses davantage dans la réflexion que dans l’au-delà, c’est quitter les images pour tenter d’entrer, malgré les apparences, dans l’intelligible, notre destination première, vers laquelle nous tendons, même si c’est par des trajectoires aussi courbes que celles des arcs narratifs.
Reste, et cette petite traversée du monde des séries serait incomplète si on ne l’évoquait pas, que normalement, s’il y a bien, comme je le sous entends ici, une sorte de progrès dans l’évolution des feuilletons télévisés, alors toutes celles auxquelles nous avons fait référence constituent, tout de même, une étape antérieure à l’une de leurs ainées. Reprenons : si ici l’image en mouvement construite sous la forme d’épisodes a comme sens de permettre le dépassement d’elle même, c’est qu’en fait, l’image est encore ici un simulacre : elle reproduit un réel sensible, de la manière la plus fidèle possible, même si elle y introduit des éléments « exotiques ». On en est encore au stade du réalisme fictionnel, parce qu’en quelque sorte, on est censés s’y retrouver. On rappellera simplement qu’il y a déjà longtemps, David Lynch a proposé, avec Twinpeaks, une expérience qui semblerait beaucoup plus avancée dans les processus de révélation/réminiscence : en allant du côté de la rupture avec les logiques traditionnelles de fiction, on rompant les amarres avec le réalisme ou la vraisemblance, cette série voguait vers des horizons abstraits, sous la forme non plus d’un arc narratif ayant la volonté d’être, finalement, résolu, mais d’une asymptote qui n’atteindrait jamais son but, tout en tendant vers lui à l’infini. Aussi, sans doute les séries actuelles, même si elles mettent correctement en scène le motif de la quête, et installent ce mouvement au sein même des spectateurs, ont-elles encore à se familiariser avec le motif de l’aporie.