L’effet secondaire fascinant des programmes scolaires consiste à rendre rébarbatif ce vers quoi n’importe quel être humain, pourvu qu’il ne soit pas élève, se dirigerait avec plaisir. Ainsi, ma collègue enseignant la littérature se bat elle avec les élèves dont nous partageons la responsabilité pour obtenir d’eux qu’ils lisent l’Odyssée, alors même que dans les fiches de rentrée remplies par les élèves, je ne compte plus celles qui émanent de jeunes gens affirmant aimer la mythologie. Le paradoxe n’est qu’apparent : la culture ne se reçoit pas comme un objet qu’il s’agirait d’ingurgiter, mais doit faire l’objet d’une expérience vécue, d’une rencontre, d’une ouverture de soi à autre chose que soi, au cours de laquelle ce n’est pas moi qui vais emporter avec moi ce livre, ou ce film, ou cette musique, mais c’est au contraire l’oeuvre qui va m’emporter, me ravir au sens propre. Parce que, qu’on le veuille ou non, faire l’épreuve de l’Odyssée, ce n’est pas apprendre ce qu’il est nécessaire de savoir pour être apte à tel ou tel emploi. C’est là ce qui peut retirer à la littérature toute valeur et l’exclure à terme de ce qui doit être enseigné; c’est aussi ce qui peut la mettre au dessus de toute évaluation en lui reconnaissant une valeur telle qu’elle appartiendrait à ce patrimoine si précieux que chaque génération n’aurait de cesse de le transmettre.
Reste que si les adultes, parents, enseignants et politiques doivent obéir à l’exigence de transmission, les élèves doivent, eux, rencontrer les oeuvres dans un contexte un peu étrange, puisqu’il s’agit d’éprouver la liberté artistique dans le cadre contraint de l’école. Le mieux, dès lors, est parfois de découvrir les oeuvres par les sentiers buissonniers, par les échos qu’elles produisent dans la culture, comme en physique on comprend les principes de la matière sans les observer directement, mais par l’intermédiaire des effets qu’ils produisent, et en remontant ensuite à la source.
Ainsi, là où L’Odyssée, ce texte antique chargé d’une histoire plus lourde encore par le poids des siècles de transmission orale qui l’ont précédé devient fascinant, c’est dans son aptitude à générer encore aujourd’hui du sens, de la pensée, un regard sur le monde, de nouveaux discours et de nouvelles oeuvres. En littérature, ce sera James Joyce et ce livre-monde qu’est son Ulysse, qui n’est justement pas une simple adaptation, mais une véritable création, une remise en question des codes même du roman, de sa définition, de sa nature, à travers les pérégrinations de Léopold Blum, petit personnage sans histoires, dans Dublin, au cours d’une seule journée. Au cinéma, au-delà des péplums qui, immanquablement, se devaient de reprendre avec tout le folklore qui accompagne ce genre, et le charme qui l’accompagne, les aventure d’Ulysse, c’est dans un film des frères Coen, O’ Brother, qu’on va trouver un des échos les plus étonnants, et les plus originaux de l’oeuvre d’Homère.
Tout d’abord, les indices. Le plus amusant de tous consiste pour Ethan et Joel Coen à placer le nom même d’Homère dans le générique du film, présenté comme co-scénariste. Invité surprise auprès du duo d’auteurs que forment ces deux frères, Homère devient un auteur intemporel, ce qui révèle finalement sa véritable nature : lui-même reprenant des récits ancestraux, transmis de génération en génération, il n’était que le catalyseur d’histoires dont il n’était pas l’auteur ultime. Les frères Coen, en l’inscrivant au générique de leur propre film, mettent en évidence qu’eux mêmes, en tant que conteurs, ne font que reprendre une flamme qui s’est transmise, d’aussi loin que l’humanité en ait les traces, jusqu’à eux-mêmes.
D’ailleurs, le film lui-même, au-delà de l’inspiration puisée dans l’Odyssée, est la reprise d’un autre film, jusque là jamais réalisé. En effet, le titre de ce film, dans sa distribution anglo-saxonne, est O’Brother, where art thou ?, titre qui apparaît déjà dans le film de preston Sturges, les Voyages de Sullivan (1941), lui-même lié au fameux roman les Voyages de Gulliver, de Jonathan Swift. Comme le héros de Swift qui ne parvient pas à quitter Londres, celui de Sullivan ne parvient pas à franchir les limites d’Hollywood (à ce titre, d’ailleurs, ces deux récits constituent des trajectoires en apparence inverses à celle d’Ulysse, puisque lui, au contraire, ne parvient pas à revenir chez lui, mais dans chacun de ces mouvements, c’est bien de décalage géographique qu’il s’agit, de problèmes de repères, d’errance en somme). Or, dans les Voyages de Sullivan, le personnage principal, cinéaste, a pour projet jamais réalisé de tourner un film qui s’intitulerait O’Brother, where art thou ? Ce titre était donc, depuis 1941, le titre d’un film mondialement connu pour ne pas exister et ne pas pouvoir être vu. Un film raconté, un film dont cinéphiles et cinéastes pouvaient parler, un film oral en somme. Comme Homère écrivant l’Iliade et l’Odyssée, les frères Coen vont réaliser ce film dont ils ne peuvent pas, dès lors, prétendre être les seuls auteurs.
Les autres indices se trouvent, de manière beaucoup plus évidente dans la structure même du film, qui reprend, en les déplaçant dans l’Amérique profonde, sudiste, des années 30, la structure essentielle de l’Odyssée, même si celle ci est au premier abord méconnaissable. De même, les personnages sont pour un certain nombres d’entre eux des références à l’oeuvre d’Homère. Le héros lui même s’appelle Ulysse Everett McGill, il a pour objectif de retrouver sa femme, Penny, John Goodman incarne un vendeur de bibles borgne qui n’est autre que l’incarnation cinématographique du cyclope, les lavandières sont intimement inspirées des sirènes, un personnage s’appelle Ménelaus, un autre, tout simplement Homère. Ce ne sont là que quelques détails parmi tant d’autres qui constitue le tissu référenciel d’un film qui pourtant, à aucun moment, ne se contente d’être un simple décalque d’un quelconque original qui se trouverait dans le texte d’Homère.
C’est que, finalement, le propos au cinéma, pas plus que dans les autres arts, ne consiste jamais à se contenter de reproduire, fut-ce en adaptant, un quelconque modèle. Il s’agirait plutôt de s’inscrire dans une dynamique, une énergie, un mouvement qui traverserait l’histoire et sur lequel les artistes s’appuieraient, comme un surfer prend la vague, qui le porte, et fait quelque chose de son énergie. C’est ce dont témoigne Joel Coen, quand il dit avec ironie à propos de son film « Ce projet est né il y environ 3000 ans, depuis qu’Homère a commencé à en parler ici et là.» avant de reconnaître qu’«il s’agit d’un sujet très américain, comme tous nos sujets. Il est inséré dans une époque e une région précises. Mais, en même temps, il se fonde sur une histoire universelle, connue de tous« . Il s’agit exactement de cela : attraper dans l’histoire LE récit des récits, la matrice de toute narration, et lui offrir un nouvel énoncé, une nouvelle actualisation, au sens propre de ce qui se fait au cinéma, une nouvelle réalisation.
Dès lors, dans ce film, au-delà des aventures rocambolesques de ses personnages, au-delà du divertissement efficace qu’il offre, c’est bien de la nature même du cinéma qu’il s’agit, et de la place de ses auteurs dans l’histoire de leur art en particulier, et de l’art en général qu’il s’agit. Et c’est sans doute là que se trouve la source de certains malentendus sur ce film. Certains critiques, en effet, n’ont vu dans ce film que « marasme et vacuité » (Jean-Baptiste Chauvin, Cahiers du cinéma n°549). Mais l’argumentation, alors, porte sur la manière dont les frères Coen portent à l’écran l’Amérique des années 30, et en particulier l’évocation du Ku Klux Klan, en mettant tout au niveau de l’aventure des héros, sans recul critique, sans aller jusqu’à la chronique sociale : « Le film est rempli de ces image immuables où des prisonniers noirs cassent éternellement des cailloux, les évadés sont éternellement en cavale, les braqueurs de banques éternellement infantiles, les politiciens démagogues, le Ku Kux Klan raciste. Rien ne vient enrayer l’engrenage, la pure logique du déjà-vu, déjà-su, déjà-entendu. Le passé est là, figé dans le sépia d’une photo d’époque, jamais soumis aux interrogations du présent, défini à tout jamais. Rien n’a l’air grave, un Noir enchaîné ou une cérémonie du Ku Klux Klan n’ont plus rien de révoltant, ce qui est quand même un comble. Les frères Coen n’ont l’air d’être là que pour se payer une bonne tranche de rigolade. » (ibid) Mais c’est précisément que le propos n’est pas là, et il en va de l’essence même du cinéma comme art ET divertissement.
Pour le comprendre, revenons à la source du projet des frères Coen: O’Brother, where art thou ? est le titre de ce film jamais réalisé par le personnage principal de l’oeuvre de Sturges, les Voyages de Sullivan. Mais qui est ce Sullivan ? Lui-même, dans le film, est un réalisateur à succès, auteur de comédies efficaces qui lui offrent certes la gloire et la célébrité, mais lui semblent insuffisantes en matière de reconnaissance, parce que trop superficielles, ne se confrontant pas suffisamment au « réel ». C’est de ce regret que vient le projet de ce nouveau film, O’Brother, where art thou ? qu’il imagine comme un film mettant en scène la vie des « vrais gens ». Pour s’inspirer, Sullivan va donc aller à la rencontre de ces gens, des vagabonds et va suivre leur parcours jusqu’à échouer dans un bagne, qui constituera pour lui le fonds de l’humanité qu’il recherche afin d’y fonder sa propre oeuvre réaliste. Or, que découvre Sullivan dans ce bagne ? Que les pauvres gens qu’il cherche, pour échapper au sordide de leur réalité, ont recours à la comédie. Ainsi, la dernière scène des Voyages de Sullivan montre les prisonniers du bagne riant, de manière très touchante pour le spectateur, devant une comédie. La boucle est pour ainsi dire bouclée, et O’Brother, where art thou ? ne sera, dans le récit de Sturges, jamais tourné, jusqu’à ce que les frères Coen le reprennent, non pas pour le réaliser tel que Sullivan l’imagine originellement, ce qui trahirait tout à fait l’esprit de Sturges, mais tel qu’il doit être réalisé pour accomplir en quelque sorte l’aboutissement du mouvement effectué par Sullivan : retour à Hollywood, mais cette fois ci, il y est pleinement chez lui, et il sait qui il est. On comprend alors que les Voyages de Sullivan soient dédiés « à la mémoire de tous ceux qui nous ont fait rire, pour avoir allégé notre fardeau« . D’une certaine manière, pour les frères Coen, il en va de même : O’Brother, where art thou ? est une pièce importante dans la construction de leur propre identité cinématographique, dans la reconstitution de leur mémoire qui, en tant que cinéastes en particuliers, et en tant que conteurs en général, plonge ses racines aussi loin que l’humanité se raconte des histoires.
Ce faisant, Ethan et Joel Coen reprennent le rôle ancestral des aèdes, ces conteurs qui chantaient les épopées à chaque nouvelle génération d’humains. Leur parole était considérée comme sacrée, avant tout parce qu’elle charmait. Au sens propre déjà évoqué plus haut, c’était une parole qui ravissait ceux qui l’écoutaient. Ce faisant, c’était aussi une parole qui permettait de ne pas sombrer dans l’oubli, c’était la première forme de collecte et de transmission du savoir dont l’humanité ait disposé. Mais cette mission de transmission de l’essentiel par l’épopée, si elle n’avait pas constitué, pour le public, une forme de divertissement, aurait tout simplement été vouée à l’échec. D’où les rires provoqués par les situations comiques, d’où les émotions fortes produites par les description grandioses, les passages spectaculaires, d’où les sentiments provoqués par une intrigue qui place en permanence ses héros au beau milieu des noeuds formés par leur propre destin. C’est exactement ce principe mixte, rusé (et ce n’est pas un hasard s’il est finalement incarné par Ulysse plus que par tout autre héros) que décrit Thomas Bourguignon dans le n° 366 de la revue Positif : « les images, comme les mythes, deviennent agissantes quand on y croit. Le spectateur ne sait plus, dès lors, s’il doit croire aux trompe-l’oeil de la réalité ou aux visions qui se réalisent, le cinéaste maniant la baguette de l’illusionniste et le bâton du visionnaire »(L’illusionniste et le visionnaire: Le cinéma des frères Coen – dans Positif, no 366, p.55-56.) Traçons cette ligne qui, par delà les millénaires, rejoint l’aède et le cinéaste : tous deux, par le charme de leur récit, parviennent à charmer des spectateurs, à faire en sorte qu’ils croient à leurs images, et à brouiller ainsi la perception de ce qui est censé être réel, pour d’une certaine manière le révéler. D’où ce double équipement du cinéaste : la baguette de l’illusionniste, celui qui fait croire, et le bâton du visionnaire, celui qui fait voir.
Ainsi, lire l’Odyssée, ce n’est pas se confronter intellectuellement, de manière rébarbative, à une connaissance qu’il s’agirait d’ingurgiter. Parce que faire cela, c’est finalement n’éprouver que la part que tiennent les esclaves dans ces récits. Or, c’est la manière dont les héros s’élèvent au dessus de leur soucis, par l’aventure, qu’il s’agit de viser dans ces récits. Et partager ce mouvement là nécessite tout simplement d’accepter d’y croire. Dès lors, on comprendra que O’Brother, where art thou ? semble parfois peu soucieux des problèmes que connaissent ses propres personnages, mais c’est sans doute parce que le fond du film réside précisément dans cette confiance que placent ses réalisateurs dans le fait que prendre ces soucis au sérieux consiste à permettre à ceux qui les éprouvent de les dépasser par le divertissement.
En complément, je livre ici en guise de conclusion, un article de Stanley Cavell, intéressant philosophe et théoricien américain du cinéma, particulièrement concentré sur ce qu’il appelle les comédies du remariage, c’est à dire tous ces films qui racontent les aventures de couples désunis cherchant à se reconstituer, dans lesquelles il voit l’essence même du cinéma, à travers ces deux formes fondamentales que sont le mélo et le comique (qu’il appelle, lui, « comédique », mais nous ne creuserons pas cela ici). Lors de la sortie de O’Brother, where art thou ? il écrivit un article que le quotidien Libération publia à son tour dans ses colonnes. Sa construction semble parfois un peu désordonnée, c’est peut être du à la traduction, mais on y saisit, de manière très condensée, les lignes principales de la pensée de Cavell sur ce qu’est, au fond, le cinéma, et le moins qu’on puisse en dire est que cette pensée mérite d’être davantage creusée :
« L’odyssée des frères Coen
Pourquoi écrire sur O Brother, Where Art Thou ? quand on est ni spécialiste du cinéma ni spécialiste du cinéma des frères Coen ? Pour une raison qui me semble la plus honorable du monde : parce qu’après l’avoir vu, je ne pouvais cesser d’y penser, et j’ai voulu comprendre pourquoi. J’ai le sentiment de connaître suffisamment le film et certaines des relations qu’il entretient avec The Big Lebowski, pour suggérer comment je vois certaines connexions entre ces films et l’Amérique contemporaine, d’une manière qui en appelle à un engagement avec la philosophie qui compte le plus pour moi.
Référence souterraine. Commençons par deux faits évidents, concernant le titre du film. Ou plutôt, un fait et une allusion souterraine. Le fait pourrait paraître obscur voire ésotérique, puisqu’il s’agit du titre d’un film qui n’existe pas. Ce film fut imaginé mais abandonné par le cinéaste qui est le rôle-titre du classique hollywoodien de Preston Sturges, les Voyages de Sullivan (1941). Cette allusion souterraine se lit à la surface du titre de ce film bien réel, les Voyages de Sullivan ; film qui abrite une référence au film jamais produit, imaginaire, et pourtant étonnamment célèbre, O Brother, Where Art Thou ? C’est une allusion aux Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Cependant, cette allusion n’est jamais mentionnée par ceux qui, dans leurs discussions sur O Brother, Where Art Thou ? des frères Coen, reconnaissent l’existence (je veux dire, la non-existence) du film que les Voyages de Sullivan nomme et, par là, crée. La référence à l’oeuvre de Swift est-elle trop évidente pour être explicitée ? C’est le type d’allusion, ou de référence souterraine, que les frères Coen se plaisent à accumuler dans The Big Lebowski et dans O Brother.
On considère, de manière caractéristique, que les frères Coen se méfient de l’intellectualité. Si c’est vrai, ils ont une bien étrange manière de le montrer. On remarquera les évocations presque incessantes de l’Odyssée de Homère dans le film. L’évocation, particulièrement remarquable, de la rencontre entre les sirènes séductrices et le Cyclope, apparaît dans une série de détails : le fait que le héros se nomme Ulysse (le nom latin d’Odyssée), qu’un personnage mineur se nomme Homère et un autre Menelaus ; l’identification de Poséidon avec Satan, qui est décrit comme portant une fourche géante (qui évoque le trident de Poséidon) ; la soudaine fusillade («Je hais les vaches, plus que les flics.») qui rappelle le massacre des Vaches du Soleil chez Homère. Et je note avec un plaisir particulier le retour d’Odyssée sur son sol natal, déguisé en vieil homme (figuré, lorsque Ulysse et ses compagnons s’affublent de longues fausses barbes et chantent devant une foule d’étrangers). Bien sûr, il y a l’évocation, en ouverture, du prophète aveugle Tirésias sous les traits d’un aveugle solitaire conduisant une voiture à bras sur une voie de chemin de fer, qui prophétise que dans leur quête, les héros trouveront des fortunes autres que celles qu’ils recherchent et qu’ils assisteront à des choses prodigieuses, parmi lesquelles une vache sur le toit d’une maison.
Mais l’hommage le plus respectueux des frères Coen consiste dans l’apparition du nom de Homère dans les crédits, à côté du leur, parmi les auteurs du film. Je considère la présence de la suite que Homère a écrite à l’Iliade, comme une invitation à reconnaître cette suite qu’est l’Odyssée, récit du retour chez soi, comme la première et la plus grande structure du remariage. La lutte pour rentrer chez soi et réaffirmer un mariage, est à peu près aussi complexe chez Homère que l’est la lutte armée qui la précède pour réaffirmer le mariage de Hélène de Troie avec Menelaus.
Ce que j’appelle «comédie du remariage» emprunte une structure dont le motif n’est pas, comme dans la comédie classique, d’unir un jeune couple, mais de réunir de nouveau un couple légèrement plus âgé. Une série d’événements, de thèmes et de personnages projetés par cette structure, définissent les plus grandes comédies de la grande période de Hollywood, durant la décennie et demie qui a suivi le développement du parlant, au tournant des années 1930. Mais le retour homérique peut-il être considéré comme une comédie ? Je m’arrête ici pour dresser la liste des films à partir desquels j’ai défini cette structure dans A la recherche du bonheur (éd. de l’Etoile-Cahiers du cinéma, 1993) : Madame porte la culotte, la Dame du vendredi, l’Impossible M. Bébé, Cette sacrée vérité, Un coeur pris au piège, New York-Miami (tous produits entre 1934 et 1948, avec Katharine Hepburn, Cary Grant, Barbara Stanwyck, Henry Fonda). Le film non produit, inexistant, proposé par Joel McCrae (Sullivan) à la fin des Voyages de Sullivan , pose explicitement pour lui la question du genre ; il déclare très précisément qu’après ses aventures, il ne veut plus faire de tragédie, car les gens dont la vie est véritablement tragique ont besoin d’une occasion de rire, d’entrevoir une vie qui tourne mieux que la leur. Le lien, ou la continuation, ou l’hommage le plus radical au film de Sturges dans O Brother, réside dans la manière dont il reprend dans son ouverture l’image de l’emprisonnement dans un camp de travaux forcés qui intervient presque à la fin des Voyages de Sullivan.
Cohérence. Comment évaluer raisonnablement les vertus de l’histoire de l’Odyssée, telle que racontée par Homère dans des mots à demi chantés, en comparaison des vertus de l’histoire que convoque le cinéma dans un film musical des frères Coen ? D’abord en considérant que les frères Coen s’intéressent avant tout à poser la question dans et par leur oeuvre, de sorte qu’étudier leur oeuvre, c’est déjà étudier cette question. Il est de leur ambition, dans ce film, de poser la question préalable, ou plutôt simultanée, de ce qu’est le cinéma, et donc de ce qu’est un film, et donc ce qu’est un personnage de cinéma, et comment la narration d’un film progresse : ce que requiert sa cohérence, ce qui contraint son début et ce qui détermine sa fin. »
Stanley Cavell – Traduit de l’américain par Elise Domenach, in Libération, le 08.11.2007