Nouvelle pile de livres nouvellement arrivés, la hotte du père Noël semble n’avoir pas de fond, il s’y trouve encore de nouveaux territoires de pensée à explorer. Je poursuis selon le même principe : je présente, vraiment rapidement (parce que, sinon, les piles de copies qui se trouvent juste à côté de mon clavier, et qui me lancent des regards lourds de reproches, vont demeurer encore trop longtemps vierges de toute encre rouge (quoique, en réalité, je ne corrige que rarement en rouge)), chacun des ouvrages qui vont rejoindre, dans les jours qui viennent, dès que nos collègues documentalistes les auront équipés, le rayon 100 du CDI, et les rayons alentours. Cliquez sur la photo de la pile de livres pour la voir dans une taille un peu plus lisible.
L’homme sans qualités, Robert Musil (1930). Musil est un homme aux multiples talents : ingénieur, essayiste, écrivain, cet autrichien a réussi à produire, par la synthèse de ses formations, une littérature novatrice, car s’appuyant sur une observation quasi scientifique du monde, à la recherche de ce qu’il nomme « la structure essentielle des choses ». Voila un projet exactement philosophique. Au delà du roman qui le fit connaître (les désarrois de l’élève Torless), son chef d’oeuvre demeure L »homme sans qualités, deux épais tomes constituant pourtant un projet inachevé, mais qui présente néanmoins les qualités des grandes oeuvres littéraires fondatrices du vingtième siècle, à égalité avec la Recherche du temps perdu, de Proust, ou Ulysse de Joyce. Construit comme un portrait de la société viennoise quelques mois avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, l’ouvrage peut être, certes, classé au rayon « romans », mais transcende le genre, le dépasse en devenant un portrait, dessinant peu à peu à travers la multitude de personnages suivis, le portrait de l’homme lui-même, à la veille de son dévoilement historique.
Théorie pratique. Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant (1797). Aborder en classe la question du mensonge constitue toujours ce qu’on peut appeler un « grand moment ». On se perd généralement dans une multitude de cas particuliers qui tentent, tous, de fonder une évidence que leur multiplicité vient consciencieusement détruire. C’est que le mensonge concentre en lui les contradictions de l’action morale, dès lors qu’il s’agit de mise en pratique et non de simple conception intellectuelle de la morale. On sait bien qu’il n’y a pas de morale sans principes guidant l’action, et néanmoins, sur le terrain du mensonge, en particulier, on sent bien qu’on a tendance à penser que ces principes doivent se plier aux circonstances, ce qu’on peut considérer, si on est un tant soit peu rigoriste, comme une ruine de toute forme de morale. Autant dire que dans ce court texte, qui est en fait la partition kantienne d’un dialogue entretenu avec Condorcet, Kant s’attaque à une question épineuse, dans laquelle on a envie de répondre à chaque argument mettant en avant l’interdiction formelle du mensonge par un « oui, mais » s’appuyant sur les circonstances légitimant le recours quasi permanent au travestissement de la vérité. Ce texte est sans doute une des portes d’entrée les plus aisées pour aborder le concept d’impératif catégorique, central dans la morale kantienne. C’est aussi ce rigorisme qui fera dire à Charles Peguy que Kant a certes les mains propres, mais que le problème tient au fait qu’il n’a pas de mains. Mais c’est là l’un des centres du problème philosophique : s’agit il de décrire les phénomènes tels qu’ils ont lieu, ou de leur donner une perspective au delà d’eux mêmes ? Ce texte de Kant fournit un élément de réponse.
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Kant (1783). La Critique de la raison pure, qui constitue la pierre angulaire de la pensée de Kant, peut être considérée comme un ouvrage d’accès un peu délicat pour un néophyte (même si on peut tout de même en lire les préfaces, en s’accrochant un peu). Ce plus petit ouvrage constitue pour Kant une tentative d’exposition plus accessible de sa pensée. Or, le coeur du projet de cette première critique, c’est la question fondatrice de toute démarche philosophique : « Que puis je savoir ? » Posée autrement, cette question donne « Qu’est ce qui peut constituer un savoir ? » Il faut dire que, réveillé de son sommeil dogmatique par l’empirisme de Hume, Kant attaque de front une discipline qui peut difficilement s’appuyer sur l’expérience pour fonder ses jugements : la métaphysique. Quelle est la légitimité du discours sur Dieu ? Est on fondé à se prononcer sur l’au-delà, sur la vie éternelle, sur le monde dans sa totalité, sur l’âme ? Les différentes sciences seront abordées pour examiner s’il est envisageable de produire des jugements détachés de tout fondement expérimental (ce que chez Kant on va appeler des « jugements synthétiques a priori »).
Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus (1942). Sans doute saisit on mieux l’objet de ce petit livre à la lecture de son sous titre : Essai sur l’absurde. Au-delà de la figure de Sisyphe, l’éternel tracteur du non sens de l’existence humaine, celui qui s’est fait rouler par les dieux et se voit condamné à user sans fin ses forces dans une tâche qui ne connaitra jamais d’accomplissement, c’est à une confrontation à ce qui saute aux yeux de quiconque veut bien jeter un coup d’oeil désillusionné sur sa condition : jetés dans un monde où nous ne trouvons pas de réponse à la question pourtant essentielle (« Pourquoi ? »), nous menons nos activités avec la concentration de ceux qui savent que mieux vaut ne pas trop se poser de questions, étant donnée la quantité de souffrance que vivre exige. Et nous nous hâtons, sitôt le travail répétitif du quotidien, qu’il faut bien assurer, de nous diluer dans le divertissement, afin de nous confronter le moins possible à l’absence de points de fuite aux horizons de notre existence. Parce que, comme l’écrit Camus en ouverture, la seule question philosophique qui vaille, c’est celle du suicide, qui constitue l’acte sans retour qui tente de tracer par soi même les lettres du mot « fin » d’un récit dont on sent trop bien qu’il ne connaîtra jamais aucun achèvement. Est il possible, quand on est réduit à « faire quelque chose dans la vie », puisque manifestement, de cette vie, on ne fait rien, de viser néanmoins le bonheur ? La question vaut d’être posée, et ce, littérairement parlant, d’autant plus si on a auparavant parcouru les paysages écrasés de soleil de La Peste, ou de l’Etranger. La dernière phrase du Mythe de Sisyphe, célèbre, permet d’espérer en une perspective qui ne soit pas désespérante. Cette lecture n’est donc peut être pas vaine.
La chute, Albert Camus (1956). C’est d’un roman à la première personne qu’il s’agit ici. Uniquement focalisé sur le monologue de Jean-Baptiste Clamence, ancien avocat déchu, dont la vie a basculé au moment où il a laissé, sur un pont, une femme se jette à l’eau sans lui porter secours. De nouveau, la seule question qui vaille d’être posée, celle du suicide, est au coeur de l’existence et de la pensée humaines. C’est cette expérience limite qui barre le paysage et qui vient parasiter le cheminement jusque là bien ordonné de cet avocat en pleine réussite. Dès lors, il devient prêcheur et tente, par la parole, de convertir à sa noirceur ceux qui lui prêtent oreille, non pas qu’il leur propose un quelconque nouveau rite, mais simplement afin de désillusionner, et faire en sorte que les consciences parviennent à revenir à l’essentiel : la conscience de l’absurdité de l’humaine condition. A la frontière de l’essai et du roman, le monologue permet de mettre en forme les idées d’une manière plus radicale que ce qu’autoriserait l’essai philosophique, on a là une porte d’entrée plus radicale dans la pensée de Camus.
Les Ecoles présocratiques, édition coordonnée par Jean-Paul Dumont, 1991. Le problème, avec les présocratiques, c’est qu’étant donné qu’ils gravitent nécessairement autour de la balise temporelle qu’est Socrate (c’est là leur définition), ils semblent ne pas avoir d’existence propre. Ajoutons à cela la fréquente perte des textes dont ils furent les auteurs, l’exotisme de leur nom, quand ce n’est pas de leur pensée, leur relégation en seconde ligue des philosophes par l’histoire, cela fait un nombre déjà suffisant de raisons de ne pas les lire. Pourtant, même incomplets, même amputés de parties entières, même réduits à l’état de fragments, des textes nous sont parvenus, et pour lacunaires qu’ils soient, ils demeurent bel et bien des messages adressés à qui voudrait bien leur prêter attention. Une attention qui n’animait pas Socrate lui-même, pourtant « marque repère dans les rayonnages philosophiques ». Au delà de l’abondante littérature à propos des présocratiques, au delà du commentaire ou de la présentation de leur pensée, qui permet finalement de les connaître « par procuration », cet ouvrage propose, tout simplement, de les lire. Classés selon leur époque et leur situation géographique (car il y a en ces temps là un véritable régionalisme de la pensée, on se spécialise localement dans telle trajectoire intellectuelle, telle doctrine ou tel objet d’étude), ces textes sont livrés tels qu’ils nous sont parvenus. Ce sont souvent des bribes, qui donnent envie d’en lire plus. Seule la compagnie de ces textes permet en quelque sorte d’en saisir le mouvement, et libre à soi d’entrer dans ce déplacement de la pensée, de le faire sien pour reconstituer ces messages dans leur totalité.
La Structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn (1962, trad. française : 1983) Les élèves savent la distance qui règne entre le caractère « solide » des connaissances scientifiques qu’ils reçoivent à l’école et la fragilité des théories scientifiques elles-mêmes. A vrai dire, cette conscience, ils ne l’acquièrent que lorsqu’en terminale, alors qu’on aborde l’épistémologie, on évoque le nom de Karl Popper, qui est celui dont les analyses vont le mieux mettre en évidence le caractère provisoire des théories, et leur nécessaire falsifiabilité. Ce qui manque le plus souvent aux élèves, ce sont des connaissances en histoire des sciences. C’est une lacune que ce livre peut combler. Abordant les tournants décisifs que constituent Copernic, Newton, Einstein, Kuhn pose la question de la signification des « tournants » dans une histoire de la connaissance censée être cumulative. Montrant que le savoir humain s’agglomère sous forme de paradigmes, et que les changements de paradigmes obéissent à des lois qui permettent de comprendre leur succession, mais aussi le décalage qui se dessine entre science et technique, et entre chercheurs et simples amateurs. Crises et résistances, tel est le programme de ce parcours.
Nous, fils d’Eichmann, Gunther Anders (1988, trad. française : 1999) Ce livre est constitué de deux lettres ouvertes au fils d’Adolf Eichmann, principal concepteur de ce qu’on appellera « solution finale », lui demandant de prendre position alors que son père comparaissait devant le tribunal international pour les crimes qu’il avait commis, personnellement, au nom du nazisme. Ces deux textes resteront lettre morte, au sens où le fils d’Eichmann n’y répondit pas. Peu importe, en fait, puisque Gunther Anders ne compte pas faire de ce fils une victime de plus de son père. Au contraire, le titre l’indique clairement, c’est une responsabilité collective qui pèse sur les épaules des hommes pour lesquels il faut bien trouver des modalités de vie, et de souvenir, après le drame insensé vécu par l’Europe en particulier, et le monde en général, lors de la première moitié du vingtième siècle. Au-delà du rappel à la mémoire, ce que pratique Anders, ici, c’est une analyse des tensions les plus profondes qui permirent à la solution finale de s’organiser et de fonctionner. Or, ce qu’il identifie ne rassure pas, parce que ces mêmes principes lui semblent persister, non plus sous l’appellation nazie, mais sous la forme apparemment neutre de la production industrielle, particulièrement lorsque celle ci fait un large usage des machines. Si la puissance de l’homme augmente au fur et à mesure que ses techniques se font plus efficaces, la représentation des effets des processus qu’il met en oeuvre lui échappe totalement. Ainsi, l’homme n’a t-il plus idée de ce qu’il fait, ce qui semble ne pas devoir l’arrêter dans son action, bien au contraire : son inconscience est devenue un élément nécessaire de l’efficacité industrielle globale. C’est donc sur de multiples terrains (technique, morale, politique, métaphysique), que ce livre accessible, concentré, tente de tisser une pensée que Gunther Anders considéra comme urgente.
La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt (1958, trad. française : 1961). Voici Hannah Arendt de nouveau aux côté de Gunther Anders, dont elle partagea un temps la vie. Le premier chapitre de ce livre faisait déjà partie de la précédente commande. C’est ici l’ouvrage dans sa totalité, mais moins commenté, qui intègre les rayons du CDI. Pour le reste, je reproduis la notice précédente : De l’antiquité à l’époque contemporaine, c’est un renversement qui s’opère dans le domaine de l’activité humaine : nous valorisons aujourd’hui la vie active à laquelle l’antiquité préférait la vie contemplative. Mais plus précisément, dans la vie active, ce qui nous intéresse, c’est la production de biens marchands, là où nos prédécesseurs considéraient, eux, la production comme la plus basse des activités, inférieure à l’art et à l’action politique. Renversement parallèle, nous passons de la politique à l’économie, de la poursuite de la vie heureuse à la recherche de la rentabilité. En terme de civilisation, c’est comme si soudainement l’Europe reniait ses propres fondations. Voila le processus qu’analyse Hannah Arendt dans ce livre désormais classique, idéal compagnon de celui qui veut méditer le sort qui est maintenant le nôtre : avoir comme but “dans la vie”, de travailler. Une lecture d’autant plus conseillée quand nombreux sont ceux qui se voient fermer cette perspective.
Lettre à d’Alembert, Rousseau (1758). On a sans doute du mal à imaginer aujourd’hui que la construction d’un théâtre à Genève puisse faire l’objet d’une polémique majeure en Europe. Pourtant, à la suite de la publication, dans l’Encyclopédie (le Wikipedia du dix-huitième siècle) dans l’article « Genève », d’une plaidoirie de d’Alembert visant à légitimer la construction d’un tel lieu, qui permettrait d’installer, au coeur de l’Europe, la possibilité d’un théâtre qui ne soit pas une insulte à la morale, Rousseau réagit vivement, dans une lettre dont l’intitulé exact est : « Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à M. d’Alembert, sur les spectacles« . Le ton est polémique, mais l’intérêt de cette lettre est ailleurs : elle est un de ces rares textes qui, s’agissant d’esthétique, plaident contre l’artificialité de l’art, en faveur d’un retour à une relation de plaisir simple entre des citoyens simplement satisfaits par le partage d’un spectacle sans objet et sans spectateurs. Si on pousse la logique de ce qui est développé dans ce texte, c’est à un refus pur et simple de la représentation que nous mène Rousseau, discours étonnant de modernité quand il est tenu au dix huitième siècle. Curieusement, d’Alembert fait assez fortement penser à la formule du situationniste Ivan Chtcheglov qui inscrivait mystérieusement dans son Formulaire du nouvel urbanisme la formule « The hacienda must be built », reprise ensuite par Bob Gretton, manager de New Order et Tony Wilson, patron de l’illustre maison de disque Factory records, quand ils entreprirent d’ouvrir ce club mancunien mythique qu’est l’Hacienda. Si la volonté d’avoir un lieu correspond à la déclaration d’intention de d’Alembert, il faut reconnaître que le lieu correspond à ce que Rousseau décrit dans cette lettre.
Le paradoxe sur le comédien, Diderot (rédigé entre 1773 et 1777, publié à titre posthume en 1830) Il serait dommage de présenter la lettre à d’Alembert de Rousseau sans la confronter à l’autre versant de la pensée esthétique de ce temps là, cet ouvrage que Diderot rédigea alors que l’amitié entre lui et Rousseau a pris brutalement fin (les deux hommes de communiqueront plus que par livres interposés, exprimant le désarroi d’avoir laissé perdre une telle amitié). Rousseau compte alors Diderot parmi ses ennemis. Intellectuellement, il y a effectivement dans ce livre une offensive contre la manière dont Rousseau conçoit l’art. Or, dans la mesure où on adhère un peu facilement, et peut être un peu gentiment, à la thèse rousseauiste, il est intéressant de la mettre à l’épreuve des objections. Des objections, il en pleut sous la plume de Diderot, qui va s’ingénier à soutenir un art dont l’essence même est l’artificialité, multipliant les exemples dans cette pratique singulière qu’est le travail du comédien : fait il semblant, ou bien vit il ce que son personnage vit ? S’agit il d’un artifice ? Ou d’une nature ? Est il schizophrène ou transformiste ? La question se pose encore aujourd’hui lorsqu’on oppose un réalisme parfois documentaire à l’artificialité technique. Et même si le problème plonge ses racine jusque chez Platon, chez qui le principe de représentation fait déjà l’objet d’une critique en règle, il y a entre le paradoxe sur le comédien et la lettre à d’Alembert une tension qui permet à ceux qui auront pris la peine de lire l’un et l’autre, de poser de manière nette l’un des problèmes les plus essentiels en matière d’esthétique. On précisera que le comédien Fabrice Luchini donna à Avignon, lors du festival, donna une lecture du texte de Diderot, qui a le malin talent de mettre en oeuvre l’artificialité invisible, mais présente, dont le texte fait l’apologie. En énième cadeau de Noël, en voici l’enregistrement audio :
[media id=21 width=320 height=240]