On poursuit l’exploration des cartons reçus au CDI.
Evidemment, ces quelques articles, qui vont avoir pour effet, une fois cumulés, de remplir la page d’accueil du blog de simples fiches expéditives de livres (voila des articles un peu longs à écrire, mais peu couteux en terme de réflexion !). Cela semble peu concerner les visiteurs de ce blog qui ne font pas partie de mes élèves (et comme on tourne autour des 500 visites par jour (enfin, avec des variations qui en disent long sur la manière dont les élèves de terminale travaillent, mais je vous montrerai un jour les graphiques, c’est assez édifiant !), je crains que mes élèves constituent en fait une très faible proportion de l’ensemble des visiteurs). Néanmoins, mine de rien, en accumulant les titres acquis pour le CDI de notre lycée, il me semble que se constitue une bibliothèque qui pourrait fort bien convenir à quelques rayonnages des étagères d’un honnête homme. Et pour ceux qui se disent que, tout de même, ça finit par faire un budget, on répondra que… oui, ça fait un budget, mais que quelques titres peuvent être trouvés de ci de là en fichier .doc, ou .pdf, et que les bibliothèques prêtent la plupart de ces titres.
Encore une fois, cliquez sur la photo de la pile de livres pour la voir apparaître de manière plus lisible.
Bref, je reprends la descente de ma pile de livres, en les présentant toujours aussi succinctement.
Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort, Arthur Schopenhauer (1818). Il s’agit en fait de deux chapitres extrait de l’oeuvre maîtresse de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation. Le coeur de la pensée de Schopenhauer, c’est la volonté, qui est libre, mais aussi toute puissante. Cherchant à se connaître, elle passe à l’action, ce qui constitue le monde. Monde et action sont alors le reflet de la volonté. Une précision s’impose néanmoins quant on tient ces propos au sein de la pensée de Schopenhauer : il ne s’agit pas ici de la volonté individuelle, mais de la volonté comprise comme l’essence du monde. Or celle ci ne vise rien, en dehors de sa propre perpétuation, jamais pleinement atteinte, puisque toujours remise en question. L’individu, au sein de cette dynamique n’a pas d’importance, ni de valeur en lui même. Il n’est que l’actuation d’un mouvement qui le dépasse, le traverse, l’écrase. Dès lors, toute notion d’épanouissement personnel dans ce monde et dans cette vie relève de l’illusion dont il faudra un jour ou l’autre sortir. La mort elle même n’est pas une solution, car elle ne serait que MA mort, et non la disparition de la volonté à l’oeuvre. C’est au sein de ce principe général du vouloir vivre s’accomplissant aveuglément que Schopenhauer pose la question de l’amour, et de la mort. Autant dire que ces concepts, à la mesure de la pensée globale de l’auteur, sortent quelque peu décoiffés du traitement qui leur est appliqué.
Lettres à Lucilius, Sénèque (63-64). S’il faut mesurer la valeur d’une pensée aux échos qu’elle produit dans la pensée des autres, alors il faut lire Sénèque. Dès la réception de ses écrits, ceux ci vont marquer leur lectorat de telle sorte que ceux qui prirent à leur tour plume, stylet, crayons puis claviers de machines à écrire et d’ordinateurs n’ont pu faire autrement que citer ce curieux personnage qui, à cheval entres les ères que connut l’humanité avant, et après JC, fut écrivain, chef d’entreprise, investisseur, l’une des plus grosses fortunes de son temps, conseiller politique de Néron, autant de rôles simultanés qui auraient mis mal à l’aise les plus aguerris, mais qui n’empêchèrent pas Sénèque de compter parmi les plus fins limiers lorsqu’il s’agit de se mettre en quête du bonheur. C’est qu’il a derrière lui une solide tradition : trois siècles de stoïcisme le précèdent, et c’est sur ces fondations qu’il bâtit sa propre pensée, en se confrontant à des problèmes qui sont tout autant ceux de son temps que ceux auxquels nous mêmes pourrions être confrontés, si on prenait le temps de s’y arrêter. Lire Sénèque, c’est entendre une lointaine voix, humaine, nous parler de notre condition face au temps qui passe, à la mort, aux honneurs et aux disgrâces, à l’exil aussi. C’est voir dressés des portraits au vitriol de ses contemporains, affairés, agités notoires, dispersés et malheureux, dont on sera surpris de découvrir qu’ils ne dépareraient pas dans nos environnements sociaux contemporains. Les lettres à Lucilius, par la variété des questions qu’elles abordent, rendue possible par leur nombre, constituent un journal philosophique écrit à la fin de la vie de Sénèque, lorsque les péripéties vécues (et elles sont nombreuses !) doivent trouver, en quelque sorte, un ordre qui permette de les penser sans rompre avec l’harmonie nécessaire au bonheur. Aujourd’hui, alors que les philosophes eux mêmes considèrent assez volontiers que toute quête de sagesse relèverait d’une sorte de touchante naïveté, c’est une lecture qui peut permettre de redonner à la pratique philosophique des racines avec lesquelles elle a rompu.
La Naissance de la tragédie, Nietzsche (1872). C’est aussi la naissance de la pensée nietzschéenne. Un projet simple, au départ : examiner comment dans la tragédie grecque, considérée comme la racine de l’art tel qu’on le conçoit encore, deux principes sont à l’oeuvre, dont l’un a été peu à peu délaissé : Apollon qui figure la beauté établie, celle qui correspond aux normes, à l’ordre des canons, celui que la Raison va reconnaître, et avec elle la tradition philosophique tout entière qui sur les pas de Socrate préfèrera la Raison à toute autre valeur. Oublié, l’autre principe est incarné par Dionysos. L’excès, l’ivresse dionysiaques sont d’après Nietzsche des éléments venant d’Asie, mais qui sont eux aussi fondateur de la tragédie grecque, dont le moteur est précisément cette tension entres ces deux pôles que sont l’ordre rationnel et l’ivresse des instincts. Si on voulait tracer cette opposition à grands traits, on pourrait dire qu’il y a d’un côté la danse classique, incarnant la maîtrise, la rigueur, l’absence totale de laisser-aller, et de l’autre le krump, qui est un déferlement instinctif dans lequel s’écoule avec violence et allégresse ce que le corps contient dans la frustration de la vie sociale quotidienne. De toute évidence, l’histoire de l’occident à donné sa préférence à Apollon. C’est là un symptôme d’un mal plus grand qui touche l’ensemble de la pensée, et ce depuis Socrate. La lecture de Nietzsche est toujours déstabilisante pour celui qui découvre la philosophie, car elle remet immédiatement celui qui est présenté comme le père de la philosophie, qu’on a forcément tendance à aduler. Nietzsche ne lui fait pourtant aucun cadeau, et le lire, c’est pour tout apprenti philosophe, en quelque sorte, tuer le père et entrer dans la vie adulte. Pour autant, on n’abandonnera pas déjà Socrate et sa descendance philosophique. Pour autant, on saura désormais que dans le domaine de la pensée, si on veut prendre les choses au sérieux, il faudra un jour choisir son camp.
La Secte des égoïstes, Eric Emmanuel Schmitt (1994). Schmitt s’est fait le spécialiste du divertissement littéraire lettré. En somme, il dispose d’une solide culture classique qu’il met à profit pour bâtir des intrigues susceptibles de toucher le grand public, tout en présentant un certain intérêt pédagogique. C’est ainsi qu’au théâtre il organise dans sa pièce de théâtre, la rencontre et le dialogue entre Freud et Dieu. On cerne assez bien ce à quoi cela peut mener. L’exercice est un peu prévisible, mais il est parfois intéressant. C’est le cas de cette Secte des égoïstes qui met en scène une option philosophique dérangeante, parce que simultanément absolument absurde, et pourtant tout à fait tenable. Il s’agit de ce courant de pensée qu’on nomme le solipsisme, qui consiste tout simplement en l’affirmation de l’existence de ma seule conscience, à l’exclusion de toutes les autres, qui ne sont en fait que des apparences de conscience, incarnées par des corps ayant la couleur de la conscience, le goût de la conscience, mais qui n’en sont rien de plus que l’imitation creuse. Du vent dans des poupées gigotantes, et bavardes. Evidemment, l’hypothèse, si elle était validée, serait lourde de conséquences : pourquoi écrire cet article, par exemple, si je suis seul au monde ? Pourquoi ne pas plutôt prendre le volant et aller m’écraser quelques piétons, puisque ceux ci ne sont que des éléments du décor ? Telle est justement la manière dont le héros du livre de Schmitt regarde le monde qui l’entoure. Parce qu’il est soucieux des convenances, et qu’il n’est pas Breat Easton Ellis (patrick est solipsiste sans le savoir, et sans que l’auteur d’American Psycho utilise son intrigue comme vitrine de sa culture), son personnage aura une manière assez raffinée, toujours contenue, de vivre cette solitude, même quand il s’agira de faire souffrir les autres. Mais ce livre parvient à dresser ce qu’on pourrait appeler une intrigue philosophique, ce qui permet de mettre sur une théorie une dynamique, et de la penser par soi-même enfin.
Le Gang des philosophes, Tibor Fischer (1994, trad. française : 1996) Un chouette clin d’oeil. Il y a des polars « lettrés », dont les héros sont parfois férus de philosophie. On trouve aussi chez Jean-Bernard Pouy des titres qui font appel à la culture philosophique sans pouvoir être intégrés dans les rayons d’un CDI. Ici, il s’agit d’un gang dont la tête pensante est un professeur de philosophie un peu chancelant, pas très soigné, franchement négligé, même, qui va trouver un complice de choix chez un jeune homme bien plus mal en point que lui encore, qu’il croise en plein braquage désastreux. A eux deux, ils vont former un rocambolesque « gang des philosophes », qui se donnera pour mission de réaliser des braquages néoplatoniciens. Rien de très sérieux ici, mais néanmoins, on côtoie les plus grands (Montaigne, Socrate, Nietzsche), on disserte en faisant mine de n’y toucher qu’à moitié, et l’aventure est savoureuse. Dans la commande, c’est une sorte de passager clandestin qu’on n’oserait pas passer par dessus bord, puisqu’il met de l’animation.
Dans le château de Barbe bleue, Georges Steiner (1986, sous ce titre, mais 1971 sous le titre « La culture contre l’homme »). Que devient la culture lorsque ceux même qui se sont autorisés à la définir, qui se sont sentis légitime à l’incarner sont aussi les auteurs et les participants du génocide nazi ? La proximité géographique de Weimar, haut lieu du raffinement culturel du début du vingtième siècle et de Buchenwald, où cette même culture sombre est le point de départ d’une réflexion nécessaire sur le devenir de la culture, une fois qu’on ne peut plus avoir confiance dans son aptitude à tracer d’elle même la ligne du progrès pour l’humanité. George Steiner s’attaque là à ce qui constitue sans doute la question la plus grave à laquelle un penseur puisse se confronter, et il a l’intelligence de le faire dans une grande accessibilité. Lui, si instruit et si érudit prend soin, tout au long de l’ouvrage, de mettre cette culture au service du problème traité là où tant d’autres auraient utilisé la gravité du propos pour faire gonfler artificiellement le plumage de leur érudition, qui paraitrait alors toute ébouriffée, permanentée. C’est la nécessité de redéfinir la culture qui constitue la perspective tracée par Steiner, et le projet ne peut qu’être pris au sérieux lorsqu’il est proposé par quelqu’un qui a été à ce point là nourri par cette culture. C’est aussi à ces écrits là qu’on mesure le sérieux d’un esprit.
Dissertation de 1770, Kant (1770) Normalement, pour un élève de terminale, l’opposition entre monde sensible et monde intelligible fait partie, l’étude de Platon aidant, de ce qui commence à être un peu maîtrisé. Il est alors de voir Kant, dans cette dissertation écrite afin d’obtenir le titre de professeur ordinaire dans l’université de Königsberg, se confronter à son tour à cette opposition, avec des armes intellectuelles qu’il commence tout juste à forger. Ainsi, ce texte qui précède les grandes Critiques pour lesquelles Kant est connu dresse t il les questions qu’il abordera ensuite, et il est toujours intéressant d’observer un philosophe qui défriche le terrain avant de se lancer dans les grandes manoeuvres de la pensée. En particulier, dans ce texte, on s’intéressera au rôle joué par le temps, qui est le propre de la connaissance sensible, dont la connaissance de l’intelligible doit donc s’affranchir, alors même que la pensée elle même est conditionnée par le temps. Ce texte est au coeur des tensions qui animent ces deux grands courants, frères ennemis, que sont l’empirisme et l’idéalisme. Kant doit sans doute déjà avoir quelqu’intuitions de sa pensée future; et il dresse ici les données du problème, auquel il s’agira dans la suite de son oeuvre de proposer une relecture et une solution.
L’Utopie, Thomas More (1516). Evidemment, avoir vécu la Renaissance doit avoir permis d’ouvrir des perspectives de pensée qu’on ne s’était pas autorisé à explorer depuis cette antiquité qu’on ressuscitait dans ce qu’elle avait de plus ambitieux. Ainsi, More, scandalisé par la politique de son propre pays, qui privatise alors la production lainière contre les intérêts de ses propres éleveurs, va dresser face à l’Angleterre une île idéale, dont l’Utopie sera le Manifeste politique. Commerce, survie, liberté, justice, égalité, tous les éléments constitutifs de la cité vont être décrits dans leur fonctionnement, et ce bien que More ait tout à fait conscience du caractère imaginaire et idéal d’une telle organisation, à tel point qu’il l’appelle « utopie », c’est à dire, en français, un non-lieu : ce qui peut se concevoir mais demeure géographiquement aux abonnés absents, ce qui peut se penser mais ne peut se faire. A la question de savoir si More était dupe de la possibilité de réaliser une telle oeuvre politique, la fin de l’ouvrage fournira une réponse : c’est un appel à agir, mais dans la parfaite conscience de la nécessaire distance séparant le modèle pensé et la réalisation elle même.
Les Confessions, Saint-Augustin (394). Itinéraire d’un enfant gâté, rappelé brusquement à l’essentiel par la lecture d’un verset de Saint-Paul : « Qu’as tu que tu n’aies reçu ? ». Au sens propre, c’est bel et bien une confession que cet ouvrage propose, puisqu’il s’agit du regard rétrospectif d’un évêque sur son passé, dont peu d’éléments pouvaient laisser penser qu’il mènerait à la religion et à la philosophie. Ce regard jeté sur sa propre genèse conduit Augustin à reconnaître le mal quand il le commet, mais aussi à poser la question de sa source. Ainsi peu à peu apparaissent aussi les voies de sa possible rédemption. C’est donc bien plus qu’une autobiographie qui est proposée ici : c’est une expérience de pensée incarnée, la lente construction presque malgré elle, d’une pensée qui va s’attaquer à tout ce que la philosophie compte d’objets problématiques, sans en faire une intention intellectuelle, mais en quelque sorte parce que cette réflexion s’impose. C’est là, finalement, un modèle de pureté philosophique. Et si certains ont du mal avec cette traduction, promis, dans le prochain bon de commande, on glissera la toute fraiche traduction de Frédéric Boyer, plus littéraire, on serait tenté de dire plus « actuelle » alors qu’elle semble en fait moins datée, donc moins temporelle et périssable (mais seul le temps en jugera, précisément…) dont le titre lui-même devient Les Aveux. Patience…
Au Carrefour de l’exploitation, Grégoire Philonenko – Véronique Guienne (1997). Un récit sur le front du travail, effectué à la première personne. Un sociologue revient sur son expérience de chef de rayon au sein d’une enseigne de grande distribution dont on aura deviné le nom. Parmi les nombreux livres proposant un regard sur la condition du travailleur, nous nous étions habitués à ce que ces témoignages proviennent des années 60, et du monde ouvrier tel qu’on le pliait dans les usines, sur les chaines de montage. Or, la chaine de montage, pour tout un chacun, cela relève de l’exotisme, de ce que nous ne connaissons pas, d’un monde autre où on n’est pas plus surpris que ça d’apprendre que les règles n’y sont pas les mêmes que dans les autres secteurs d’activités. Et puis, l’usine, le nom, le type de bâtiment que cela désigne est marqué par la souffrance. On sent bien qu’on ne peut y vivre paisiblement et que le temps qu’on y passe doit être placé sous le signe du sacrifice. En revanche, le supermarché, on connait bien, et il ne peut pas être identifié à la souffrance car il est hors de question qu’on réalise outre mesure que la consommation qu’on y pratique est tout aussi nécessaire que les heures ouvrières vendues sur les chaines de montage. Dès lors, il n’est pas inutile d’ajouter cette étude au rayon des ouvrages réfléchissant aux conditions dans lesquelles s’exerce le travail. Par la bande, cela permettra aussi de réévaluer le monde de la distribution des marchandises, que nous abordons avec toute la naïveté qui semble colorer ces lieux apparemment indolores. Nous y croiseront alors, au détour de nos courses hebdomadaires, des employés dont les sourires forcés ressemblent fort à des masques.
Nietzsche l’éveillé, Yannis Constantinides, Damien macDonald (2009). De Nietzsche, on connait généralement avant même d’en avoir lu une page toutes les raisons de s’en méfier. La moustache un poil excessive (mais ça se faisait), l’air un peu taciturne, voire patibulaire; ça, c’est pour ceux qui ont vu des photographies du personnage, l’un de ceux qu’on n’oublie pas une fois qu’on a découvert leur visage et qui inciterait à changer de trottoir si jamais on les croisait, un soir, dans la banlieue de Sils-Maria, alors qu’ils écoutent les rochers parler à voix basse de l’éternel retour (oui, il y a tout ça dans le folklore nietzschéen). Mais il y a les autres raisons, plus sombres encore, car liées à sa pensée, ou à ce qu’on en a fait : la destruction au marteau de toute la tradition philosophique occidentale, les insultes qui pleuvent sur Socrate, sur Jésus, sur les chrétiens, les juifs. Ce ton qui permettra, en tordant les textes, en les tronquant, de faire passer Nietzsche pour un inspirateur du nazisme. Tout se passe un peu comme si Nietzsche était un auteur qui, la nuit tombée, toutes lumières éteintes, luisait dans le noir, à la manière des minerais hautement radioactifs. Brillant, mais nocif. Et le portrait est tellement bien tracé qu’il est difficile d’aborder le moindre livre sans avoir, planant au dessus des pages, l’image du penseur qu’il faut manier avec précaution. C’est rendre les autres bien inoffensifs que charger celui-ci de tous les dangers de la pensée; c’est aussi les rendre bien inutiles. Dans Nietzsche l’éveillé, Constantinides propose une autre approche en pointant les similitudes qu’on peut distinguer entre la pensée de Nietzsche et celle du bouddhisme zen. En particulier, le refus du dualisme entre le corps et l’esprit sera un axe permettant de lier l’auteur allemand à Maître Dogen, moine et penseur japonais du treizième siècle. Apparaît alors un penseur qu’on a débarrassé de son marteau et de sa propension à détruire pour en faire un éclaireur ayant simplement retiré les voiles qui encombrent la vision et la pensée, réconcilié avec le monde tel qu’on le découvre lorsqu’il n’est plus pris en charge par la raison froide. Ce sont alors les intensités qui sont libérées. On dirait alors que la voie est prête pour laisser venir Deleuze. Mais c’est une autre histoire. On précisera que l’ouvrage est illustré par Damien MacDonald. C’est une tendance qui semble assez intéressante, dans la mesure où dans ce cas comme dans le cas du livre consacré à Foucault par Didier Ottaviani (L’humanisme de Michel Foucault), l’illustration semble prolonger la pensée. Et on a, aussi, droit à de beaux livres. On y reviendra.
Le Serpent cosmique, Jeremy Narby (1997). Voici un livre étonnant, qu’il ne faut pas forcément lire pour son propos patent, mais assurément pour sa méthode, car elle permet de saisir ce qui constitue le coeur de la démarche scientifique. En effet, le propos de Narby, anthropologue parti en Amazonie étudier la connaissance médicale efficace des chamans. Or, il se trouve que depuis longtemps déjà, les anthropologues et médecins se heurtent, face à ces médecins locaux, à une fin de non recevoir. Systématiquement, ces chamans répondent que ces connaissances ne sont pas issues d’une analyse, d’une recherche scientifique, mais que ce sont les plantes elles-mêmes qui leur indiquent comment elles doivent être utilisées. Or, Narby est le premier à creuser une piste que tout le monde avait jusque là considéré comme trop atypique pour être prise au sérieux. On pourrait résumer sa thèse ainsi : la représentation que ces indiens se font du principe essentiel de la vie prend la forme d’un double serpent enlacé sur lui même, appelé « serpent cosmique ». Or Narby se dit, spontanément, que cette image correspond à la double hélice d’ADN, telle que la médecine contemporaine l’a découverte. A partir de cette intuition, il émet l’hypothèse que ces chamans perçoivent, grâce aux drogues qu’ils utilisent, le code que constitue la chaine d’ADN. C’est à partir de ce moment que le livre prend un véritable intérêt épistémologique, car Narby est bien conscient du caractère impossible de sa propre hypothèse, et il n’aura de cesse d’essayer de la détruire, en rencontrant des généticiens, des scientifiques, afin qu’ils détruisent son intuition dans l’oeuf. Malheureusement, parce qu’il sait bien que d’une certaine manière, plus il insiste, et moins il sera crédible aux yeux de ses pairs, chaque mise à l’épreuve va renforcer son hypothèse, à tel point qu’elle va peu à peu se constituer en véritable théorie. Le mouvement général de l’ouvrage est passionnant, le regard que porte l’auteur sur l’hypothèse qu’il construit quasiment contre son gré, est un modèle de recul et de méthode. Bien que n’étant pas un livre théorique d’épistémologie, il constitue une illustration efficace des principes qui peuvent diriger la recherche scientifique, qui se tient à mi chemin entre audace et prudence. En second lieu, il offre une perspective étonnante sur le rapport que l’homme entretient avec la nature. On retrouvera le même Jeremy Narby dans le documentaire réalisé par Jan Kounen (Dobermann, Blueberry), D’autres mondes. Il y est interviewé au sein de ce film qui s’intéresse de près à ces médecins alternatifs qui développent un savoir dont l’origine demeure, à ce jour, inconnue.
Bonjour,
Très flatté de faire partie d’une telle bibliothèque.
Grégoire Philonenko.