Sujet traité : En quoi réside pour l’homme la nécessité de travailler ?

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Introduction

Il paraitrait qu’il faille travailler pour être humain. Traduite en d’autres termes, la consigne pourrait être entendue de la manière suivante : il y aurait une nécessité humaine à travailler. De tous les concepts liés à ce qu’on pourrait appeler la condition humaine, le travail est sans doute l’un des plus ambigus, tant il apparaît que nous sommes tout autant orientés vers lui que tentés d’y échapper, à tel point que nous ebbets_12sommes capables d’être d’accord avec Marx lorsqu’il écrit que tant que nous n’y sommes pas contraints, nous le fuyons comme la peste, tout en acquiesçant aux analyses de Hegel le présentant comme le moyen par lequel l’homme se réalise aux yeux des autres. En fait, critiques et laudateurs du travail s’accordent sur un point, il est nécessaire que du travail soit effectué. Mais selon comment on définit cette nécessité, on peut en tirer diverses conclusions sur la valeur qu’a le travail pour l’homme et sur la manière dont il doit être organisé et réparti au sein de l’humanité. A examiner la manière dont s’effectue le travail, on peut y repérer deux ordres de nécessité : biologique d’une part, et sociale d’autre part puisque ce sont là les deux mécanismes dans lesquels l’homme s’inscrit, qui le contraignent à travailler. Nous verrons que pourtant, limiter la nécessité du travail à ces deux domaines constitue une dévalorisation du travail, qui le rend incompatible avec le développement de ce qui fait la spécificité de l’être humain. Comme on le verra, cette analyse permettra de démêler les raisons pour lesquelles on pousse l’homme à travailler, et de discerner parmi celles-ci lesquelles sont légitimes.

1 – La nécessité biologique du travail

A – L’homme, créature inachevée.

L’origine la plus simple de la nécessité pour l’homme de travailler, c’est son corps, tel qu’on peut l’observer, et indépendamment de l’origine de celui-ci (on y reviendra). En effet, biologiquement, ce corps apparaît comme incomplet et impropre à assurer à la créature que nous sommes la survie. A la différence des animaux, dont le métabolisme est exactement adapté aux conditions de vie, de sorte que leur corps et leur instinct garantit leur survie, l’homme ne présente aucune adaptation efficace à son environnement, qui ne lui convient d’ailleurs jamais, quand il s’agit de la nature. Tout l’agresse et il ne connaît dans le monde que des dangers, et bien peu de bienfaits. L’homme est alors dans l’obligation de transformer le monde afin d’en extraire artificiellement ce dont il a besoin. Cela suppose des efforts, et d’équiper son propre corps pour le ebbets_14rendre apte à réaliser les actes nécessaires à sa survie et à sa perpétuation : l’agriculture, la cueillette et le stockage, les soins, l’éducation, la chasse, l’abri, le rapport de l’homme au monde demande systématiquement un intermédiaire (l’outil), un intermède (l’attente). Il doit affronter le monde, et les autres, couvert.

B – La médiation, condition humaine.

Ainsi, l’homme n’est il jamais dans un rapport immédiat avec le monde qu’il habite. Le simple fait qu’il l’habite montre d’ailleurs à quel point sa manière d’être au monde est spécifique : là où l’animal se contente d’être là où il est, élément du monde parmi les autres, l’homme, lui, doit non seulement trouver sa place, mais aussi la former, l’aménager de telle manière qu’elle lui offre la protection et le confort nécessaires, sans qu’il puisse trouver dans son instinct les plans d’un terrier, d’un nid, sans qu’il trouve dans son corps les aptitudes à mettre en œuvre une telle construction. L’homme est donc cette espèce pour laquelle tout est à faire. Là où le reste de la nature forme une unité qui permet l’immédiateté des rapports, l’homme, lui, ne connait aucune immédiateté, ni dans ses actions, ni dans sa perception du monde, ni même on le verra dans le rapport avec soi-même. La nécessité du travail aurait donc pour racine l’inachèvement de l’homme, son inadaptation à un monde qui semble ne lui offrir aucun asile, à sa nature de passager clandestin obligé de subvenir lui-même à ses besoins.

C – S’agit-il d’une nécessité spécifique à l’être humain ?

Cependant, si en apparence, l’homme adapte le monde dans lequel il vit d’une manière différente de celle des autres êtres, sur le fond, le principe est le même, et de la même façon que tout être dans le monde se comporte d’une manière qui est dictée par sa nature, l’homme se comporte lorsqu’il travaille d’une manière dont les origines sont à chercher dans sa nature incomplète. Mais, incomplète ou pas, c’est bien une nécessité naturelle, et en ce sens là, l’homme ne diffère pas du reste de la nature. Rappelons-le, depuis Aristote, relayé par Spinoza, on sait qu’un être est ce qu’il est quand il accomplit ce que sa nature définit comme son action propre. Dans le cas de l’être humain, Aristote le montre déjà, sa biologie détermine son aptitude à travailler, tant par ses manques (des besoins complexes que les produits de la nature ne peuvent satisfaire qu’au prix d’une profonde transformation) que par ses qualités (les mains, véritables prises sur lesquelles on peut brancher tout ce qui va compléter l’homme en lui donnant de nouvelles capacités). Mais rien de ceci ne permet de faire de la nécessité de travailler autre chose qu’une forme plus complexe du comportement animal, lui-même entièrement nécessaire (puisque dicté par sa nature).

Transition :

Ainsi, s’il y a bien une nécessité biologique et matérielle à travailler, elle n’est finalement pas spécifiquement humaine, dans la mesure où elle se réduit à la nécessité générale qu’ont les être humains de déployer leurs possibilités naturelles afin de perdurer dans leur être. Dès lors, on peut affirmer que ce n’est pas sur la base de cet argument qu’on pourra affirmer qu’obéir à la nécessité du travail permet de devenir spécifiquement humain. Au contraire, on le voit, une telle nécessité enracine l’homme dans la matière, ne lui permettant à aucun moment de s’en extraire, malgré les apparences. On sait dès lors que s’il y a une nécessité spécifique à l’homme dans le travail, c’est au-delà de la survie qu’il faut la chercher.

2 – La nécessité sociale du travail

A – La répartition sociale du travail

La complexité des besoins humains fait qu’il est impossible pour un être humain seul de les satisfaire tous en situation d’autarcie. Le temps qu’ils requièrent dépasse celui que l’homme peut, et souhaite y consacrer, et leur technicité fait que chacun ne peut se contenter d’être simplement généraliste : l’organisation du travail est nécessairement collective, et chacun se voit obligé d’être spécialiste. Il ne faut pas croire que le processus soit récent. Si l’antiquité a recours aux esclaves, c’est bien parce que déjà se pose la question de la répartition sociale du travail, et on voit que ces temps là ont trouvé une réponse efficace au problème, qui prend déjà en charles-c-ebbets-tee-time-5139compte le fait que le mieux, pour que le travail nécessaire soit effectué, c’est qu’on contraigne ceux qu’on désigne comme devant l’effectuer. On trouve chez Platon, par exemple, l’expression de cette nécessité dans le livre 2 de la République : « Mais voyons, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? ». Or, même si on considère qu’une autorité répartit le travail à certains tout en permettant à d’autres de s’en exonérer (et chaque époque présente ce type de répartition plus ou moins arrangeante), un tel système de co-production implique que pour au moins tous ceux qui sont requis au travail, il y a une nécessité à s’y rendre. Evidemment, si ce n’est envisagé que sous l’angle d’une domination des uns sur les autres, l’argument n’est pas intéressant, mais si on dépasse cette opposition, il n’en demeure pas moins qu’il est bien nécessaire qu’un travail doit être fourni, et qu’il doit être effectué par des individus qui se spécialisent dans un domaine particulier. Il y aurait donc une nécessité sociale à travailler. Mais, de nouveau, ce n’est pas parce qu’elle est collective qu’elle est spécifiquement humaine. Les animaux aussi vivent socialement, et développent souvent des stratégies instinctives de répartition des tâches. C’est donc de nouveau au dela de la simple réponse aux besoins qu’il va falloir discerner la nécessité sociale du travail.

B – Le travail, médiation de la reconnaissance par autrui.

En fait, si on veut saisir la spécificité du travail socialisé, c’est au cœur des relations entre les êtres humains qu’il faut plonger. Or, dans ces relations, il existe autre chose qu’un échange de services et de produits. C’est ce qui fait que l’esclave, s’il n’est qu’esclave, au sens antique du terme, est réduit aux échanges, à ce que Rome appelle le « négoce », et que l’homme libre, lui, a la possibilité de se livrer à ce dont le [negotium] est le négatif : l’[otium], c’est-à-dire l’oisiveté, la libre relation des hommes entre eux. En effet, au-delà du marchandage, il peut arriver que les êtres humains se rencontrent. Or une telle rencontre ne se fait pas sans passer par des intermédiaires dont le travail fait partie. C’est qu’en réalité, il ne suffit pas de mettre l’un en face de l’autre deux corps humains pour qu’ait lieu entre eux une connexion qui permette leur reconnaissance mutuelle. Au premier abord, nous sommes les uns pour les autres de la matière en mouvement, un équivalent du reste du monde matériel. Autrui ne devient mon alter ego (un autre « moi-même », c’est-à-dire un autre qui peut dire, comme moi, « je ») que si sa conscience se manifeste. Or, elle le peut par la lutte, mais elle le peut aussi par le travail. En effet, travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est concevoir ce qu’on fait. Ce qui a pour conséquence que lorsqu’autrui est confronté au fruit de mon travail, il voit les effets de ma conscience sur le monde. A partir du moment où on voit mes œuvres, je suis reconnu comme étant un sujet du monde, apte à le mettre en forme selon mes propres conceptions ; et c’est précisément ce que les animaux ne font pas. On s’appuiera ici sur la distinction qu’opère Marx entre travail humain et tâches animales dans Le Capital : l’homme doit produire sa maison dans sa tête avant de la construire, puisqu’elle ne se trouve nulle part inscrite en lui, alors que l’araignée a le plan de sa toile inscrit en elle-même, et n’a plus qu’à s’exécuter. Ainsi, pour que la nécessité du travail soit pleinement cernée, il faut que celle-ci dépasse la simple logique de satisfaction des besoins, qui ne détermine en fait que l’action, qui le plus souvent se réduit à un simple accomplissement de tâches. Alors, on entre effectivement dans ce que le travail a d’humainement nécessaire.

C – La reconnaissance par les signes du travail

A tel point que c’est moins par la production elle-même que la reconnaissance se fait que par les signes attachés à la participation au monde du travail et à la confrontation consciente à la matière, et à son dépassement. Ainsi, chez Hegel, on le sait, on trouve une analyse très approfondie de la manière dont la conscience apparaît à la faveur du regard qu’autrui porte sur le travail que j’ai effectué, de telle sorte que dans un retournement illustre, l’esclave finit par être reconnu comme pleinement humain (c’est-à-dire, non réduit au seul cycle de la production/consommation), précisément parce qu’il manifeste son humanité par la manière dont il s’investit dans son travail sans en consommer le produit, puisque celui-ci est accaparé par le maître, qui le consomme sans le produire, certes, mais aussi sans le concevoir. Comme un animal, en somme. Mais socialement, on trouve un écho de la dialectique du maitre et de l’esclave : la reconnaissance sociale se fait bel et bien selon le témoignage qu’on va pouvoir produire à propos de notre travail. Et on le sait, il s’agit moins ici d’emploi que plus largement, de « faire quelque chose ». Ainsi, les vêtements qui ont pour objectif de produire une reconnaissance sont ils généralement associés au monde du travail : jambe de pantalon relevée comme le font les coursiers new-yorkais (et il ne s’agit pas de n’importe quel emploi ; le coursier, sur son VTT, brave la mort en effectuant ses livraisons, et c’est de ce défi permanent qu’il tire sa reconnaissance : on préfèrera reprendre son code vestimentaire plutôt que celui de ses clients, pourtant mieux payés. Le même principe s’applique à tous les signes extérieurs de travail. Peu importe d’ailleurs que ce déguisement implique, ou pas, un véritable travail ; ce qui compte ici, c’est qu’on pense que la reconnaissance passe par les signes du travail entendu au sens large, à tel point qu’on peut y intégrer aussi le processus par lequel les prisonniers obtiennent une reconnaissance du simple fait qu’on sait bien que si ils sont en prison, c’est qu’ils ont « fait quelque chose », et que leur activité, bien qu’illégale (là n’est pas le problème) témoigne d’une confrontation humaine au réel, qui ne se réduit pas à un déterminisme strictement matériel. On comprendra mieux, d’ailleurs, à quel point l’incarcération peut devenir, pour certains, un modèle de construction de soi quand sociologiquement on voit là une reconnaissance possible quand les autres modes d’action semblent, eux, réservés à d’autres. Il ne s’agit pas d’une promotion de la paresse, mais d’une action dont on peut se dire qu’au moins, elle n’est pas une réponse aussi automatique que l’emploi aux mécanismes sociaux, et elle résulte d’une initiative qui, pour malhonnête qu’elle soit, n’en demeure pas moins humanisante.

Transition :

Ainsi, s’il y a bien une nécessité sociale du travail, ce n’est pas simplement parce que l’humanité est dans l’obligation matérielle de répartir entre les individus la charge d’efforts à produire. Cette nécessité là n’est finalement pas spécifiquement humaine. En revanche, on découvre un champ d’activité essentiellement humain dans la manière dont les hommes travaillent les uns devant les autres. Chez Platon, qui dans le livre 2 de la République propose en fait une répartition des métiers, une telle reconnaissance de l’œuvre d’autrui est possible. Dans la production à la chaine contemporaine, il est évident que bien que réparti socialement, le travail ne constitue qu’une nécessité sociale non spécifiquement humaine. A-t-on pour autant saisi le fond de ce qu’est le travail pour l’homme ? Pas tout à fait, car au-delà de l’action effectuée sur le monde, c’est aussi sur l’homme que le travail, travaille.

3 – La nécessité métaphysique du travail.

A – Par le travail, l’homme se travaille lui-même

Nous faisions référence à Marx quand nous établissions la spécificité du travail humain par rapport aux tâches exécutées par les animaux. Rappelons le premier point ebbets_11de cette spécificité : l’homme, quand il construit sa maison, la construit avant tout « dans sa tête », pour ensuite la bâtir dans la matière. En d’autres termes, il la conçoit, puis il la fait. Mais si on détaille le processus, cette nécessaire conception préalable a des conséquences plus profondes qu’il n’y paraît. Marx le précise lui-même, et c’est sur ce point qu’il insiste le plus, puisqu’il encadre l’illustration qu’on retient comme centrale par les araignées et les abeilles (la référence est centrale au sens où elle est au milieu de l’extrait souvent cité, mais elle n’en constitue pas l’essentiel) : « En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. » C’est ainsi qu’on peut affirmer que par le travail, l’homme se fait lui-même puisque d’une part il matérialise ce qui n’est en lui que virtuel, et d’autre part il devient pleinement lui-même puisqu’il a réalisé son potentiel. On dépasse ici d’un cran quelque chose que les lumières avaient déjà supposé : l’homme est une créature qui poursuit son propre idéal, une architecture en cours de réalisation, un idéal qu’il faut produire ; et même si Marx se distingue de cette tradition par son matérialisme, le processus qu’il décrit est en fait comparable. On le voit, la nécessité de travailler prend alors un autre sens, puisqu’il s’agit alors d’affirmer que si ce type de processus très particulier qu’est le travail n’a pas lieu, alors il n’y a tout simplement plus d’homme.

B – La nature de l’homme, c’est de travailler sa propre nature

Mais alors, aussi étonnante que semble l’hypothèse, on peut affirmer que l’homme est cet être qui ne se rencontre pas : on ne peut croiser que des hommes en devenir, des étapes sur le chemin d’une réalisation qui sera toujours ultérieure. A la manière d’un horizon qui peut se poursuivre sans être jamais atteint, l’homme serait celui qui n’est pas, qui se tient toujours au-delà de lui-même. Or, c’est là exactement la thèse existentialiste : L’homme est un projet inachevé qui doit simultanément se produire matériellement et qui produit par la même occasion sa propre définition. En d’autres termes : l’homme n’a tout simplement aucune définition préalable à sa propre réalisation. Il fait l’homme au fur et à mesure de sa propre action. C’est le sens le plus profond qu’on puisse donner à cette affirmation qu’on a effectuée plus tôt : en faisant, l’homme se fait. Dans l’existentialisme en général, et chez Sartre en particulier, ça se dit en ces termes : pour l’homme, « l’existence précède l’essence », c’est-à-dire que d’abord l’homme existe, c’est-à-dire agit, et ensuite seulement , on peut en donner une définition, et celle-ci sera l’exact décalque de ce qu’il a fait, puisque l’homme ne peut être rien d’autre.

C – Interprétation de la Genèse

Evidemment, cela pourrait se heurter à une conception religieuse de l’homme, qui présenterait, elle, une nécessaire définition de l’homme, puisqu’un créateur l’aurait conçu (c’est-à-dire défini) afin de le matérialiser. Or on sait à point le travail est central dans ce texte fondateur qu’est la Genèse, premier livre de l’Ancien testament. Pour mémoire, on y présente Adam et Eve, dans le jardin d’Eden, caractérisés par une condition de jouissance totale. Précisons : cette jouissance consiste en la satisfaction immédiate de tout manque, à tel point qu’à strictement parler, le manque n’a jamais le temps de se manifester en Eden. Du point de vue de l’action, on peut considérer Adam et Eve comme formellement figés par leur situation de créatures. Statufiés dans leur essence, ils vivent dans un éternel présent, inconscient de la possibilité d’être autres que ce qu’ils sont. En somme, en termes existentialistes, inexistants. La seule option pour devenir autres, c’est de goûter le fruit défendu, celui de la connaissance. Remarquons que c’est le seul objet qui dans ce jardin, réclame une médiation et échappe à la logique de la jouissance. Remarquons aussi que le médiateur en sera un serpent, c’est-à-dire ce qui se présente sous la forme de circonvolutions, comme le cerveau, et comme la pensée. Le fruit défendu relève donc, pour la forme, d’un travail. Le texte mériterait ici quantité d’attentions mais allons au plus direct : par la consommation de ce fruit obtenu, Adam et Eve deviennent ce qu’ils n’étaient pas. Et on ne peut s’empêcher de voir là un passage à la vie adulte. On présente la mort comme une punition, alors qu’elle n’est qu’une conséquence : on nous le dit, il s’agit de l’arbre de la connaissance, aussi est il normal qu’après l’avoir consommé, ils sachent ce qu’auparavant ils ne savaient pas. On nous présente la pudeur comme une chute. Pourtant, ce qu’ils découvrent chez l’autre, c’est une image à laquelle ils ne sont plus indifférents. En somme, ils ont gagné un regard, et ils existent l’un pour l’autre. Finalement, ils doivent tous deux travailler, puisqu’ils sont expulsés du jardin d’Eden. Mais comment ne pas voir dans cet exil un voyage qui inaugure leur mise en mouvement, puisque c’est alors qu’Eve gagne son nom, et le texte prend la peine de préciser : Eve, c’est-à-dire la vivante. L’affaire est alors entendue : en devenant mortels, Adam et Eve ont gagné la vie, ce qui signifie qu’auparavant, ils n’étaient que des conceptions inconscientes d’elles mêmes. En désobéissant, ils se sont faits eux-mêmes et ont entamé leur existence. Mais on le comprend alors, le récit de la genèse n’est une chute que pour ceux qui voient en l’existence une déchéance, et préfère la pureté de la conception aux méandres de l’exercice qui consiste à se faire soi même. Néanmoins, on le voit aussi, s’il y a une nécessité métaphysique à travailler, c’est au sens où l’être humain ne travaillant pas est aussi un être humain inexistant. L’homme apparaît décidément comme cet être qui se fait en faisant. Et s’il faut valider religieusement le fait que l’homme soit essentiellement libre, c’est bien dans ces textes censés raconter la chute de l’homme qu’on trouve en réalité le récit de cette élévation : parce que le travail est ce processus par lequel on devient ce qu’on n’était pas et qu’on n’avait pas à être puisque par lui on se conçoit, pour cette raison et pour nulle autre on peut affirmer qu’il rend libre.

Conclusion

On l’a vu, les raisons premièrement les plus évidentes pour lesquelles on discerne dans le travail une nécessité humaine ne sont pas les bonnes. Il n’y a pas d’humanité dans la stricte survie, il n’y a qu’une fonction biologique qui est partagée par tous les organismes, et peu importe à la limite la complexité des processus par lesquels ils ebbets_08réalisent cette fonction, celle-ci les définit comme enfermés dans leur essence de corps animés de mécanismes visant à les maintenir tels qu’ils sont : des rouages dans un mécanisme global de conservation et perpétuation de la vie. Ainsi, la logique selon laquelle le « gagne-pain » quotidien est humanisant est un mensonge : on ne s’humanise pas quand on ne tire du travail que la survie, puisque la survie est le principe de toute vie, humaine ou non. On l’a vu aussi, la nécessité de participer à l’effort de l’humanité dans la production des biens et services qui permettent à tous de satisfaire ses besoins n’est pas plus spécifiquement humaine : le règne animal connait lui aussi ce genre de collectivisation de l’effort, et ce n’est pas le strict partage de l’effort qui caractérise l’humain, car si l’espèce trouve un sens à ce mécanisme global, l’individu s’y perd puisqu’il y est pleinement remplaçable, tout comme il l’est dans la chaine de la transmission de la vie (c’est même son seul sens, que d’y être remplacé). C’est donc sur un autre terrain que le travail constitue pour l’homme et pour lui spécifiquement une nécessité, la possibilité pour lui de se faire en faisant, c’est-à-dire de créer l’homme par son travail. Rendu possible par la transformation que le travail opère sur lui tout en modifiant le monde, ce processus trouve aussi sa possibilité dans le fait que l’homme demeure cet être qui, jusque là unique au monde, ne possède pas de définition propre et est appelé à devenir ce qu’il se fait. Ainsi, il n’y a de nécessité pleinement humaine à travailler que pour celui qui par le travail se réalise pleinement, c’est-à-dire s’extrait de sa présente condition pour en viser une autre. Tout travail qui consisterait au contraire à enclaver le travailleur dans un rôle, un statut social fermé, une définition close et une place constitue une obligation qui n’est pas liée à son humanité et empêche la nécessité humaine de se mettre en œuvre.

Toutes illustrations extraites de l’oeuvre du photographe américain Charles C. Ebbetts, à qui on doit ces photographies célèbres d’ouvriers à l’heure de la pause au sommet des gratte ciels. Il semble que la nature particulière de leur travail ainsi que les conditions dans lesquelles ils l’exécutent permettrait de faire de ces ouvriers une illustration du parcours proposé ci dessus : s’ils travaillent sans doute pour gagner un salaire, leur simple présence sur ces photographies témoigne du fait qu’il y a en eux une autre nécessité à se rendre, même quotidiennement, au travail.

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2 Comments

  1. C’est fascinant. Vous lire est un vrai bonheur. Tout parait si simple. Merci

  2. Au hasard d’une recherche sur la reconnaissance au travail, et sur une possible distinction entre fond (impératifs de productivité, qualité, performance …) et forme (chose que je n’arrive pas à clairement définir, mais qui serait pour moi la manière de faire, d’aboutir au fond) je suis arrivé ici. J’y ai trouvé certaines réponses à mes interrogations sur mon propre travail : pourquoi ces carottes proposées par mon manager ne me motivent-elles pas ? Pourquoi je trouve du plaisir à concevoir et structurer des applications (architecture logicielle) ? Pourquoi je désespère de voir que la transmission de certaines pratiques de conceptions n’est pas considérée (reconnaissance) ? Pourquoi la majorité des salariés parle plus salaire/augment que de leur métier ? A croire que c’est la seule motivation qui leur reste, ce qui est assez désespérant.

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