La peur dévore l’âme

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Comme promis à mes élèves (mais ça peut intéresser des visiteurs de passage), je mets ici quelques éléments qui serviront de préparation à la diffusion du film Tous les autres s’appellent Ali, de R.W. Fassbinder (1974).

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Ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Fassbinder savent que la découverte de la filmographie de Douglas Sirk sera pour lui une révélation telle qu’elle va bouleverser son propre cinéma, et qu’il va orienter celui ci dans une relecture des codes du mélodrame sirkiens. Dans Tous les autres s’appellent Ali, cette référence est d’autant plus lisible que la trame du film de Fassbinder épouse celle d’un chef d’oeuvre de Sirk, intitulé Tout ce que le ciel permet. Du point de vue du récit, le parallèle est évident, puisque dans chacun de ces deux films, il s’agit pour une femme de tomber amoureuse d’un homme plus jeune qu’elle (Fassbinder ajoute le motif des distinctions ethniques, mais chez Sirk se trouve déjà celui de la barrière sociale), et de devoir assumer aux yeux de l’entourage familial et social cet amour hors normes. Mais la référence est aussi repérable dans le style, bien que la facture des deux films soit radicalement différente. En effet, au-delà d’une apparence diamétralement opposée, quand Sirk a recours à des éléments de style typiques de ce qu’on appelle l’abstraction lyrique (c’est à dire, par exemple, le découpage du plan selon des formes géométriques (les fenêtres lui en donnent souvent l’occasion), l’usage parfois abstraits des motifs tels que la théière brisée dont les reflets (particulièrement bien rendus par le technicolor alors tout juste inventé, et permettant des effets tout à fait nouveaux au cinéma) sur le mur vont confronter les deux couleurs majeures du film : le bleu de l’homme campagnard, dont l’héroïne est amoureuse, et l’ocre de la passion qu’elle même ressent, ces deux couleurs séparées de noir. Tableau abstrait d’une situation que rien ne peut dire, précisément parce qu’elle constitue un tabou. On retrouve ce travail dans le film de Fassbinder, à travers les surcadrages (les portes, les fenêtres, les rampes d’escalier sont autant de moyens d’enfermer les personnages dans l’espace de la mise en scène, comme ils le sont dans l’espace social), et le jeu permanent entre les vêtements et le décor, à tel point que tout semble concourir à noyer peu à peu Emmi et Ali dans le décor : les robes d’Emmi en particulier semblent en permanence dialoguer avec les murs et l’environnement, comme si elle ne pouvait jamais devenir autre chose que ce que le monde fait d’elle, malgré l’audace de son mariage avec Ali : elle n’est que ce qu’elle est, et le monde la dévore tout comme le décor absorbe ses robes à motifs (un exemple particulièrement frappant se trouve dans la similitude visuelle entre le tissu imprimé d’une de ses robes et la vitrine dans lesquelles se trouvent les médailles militaires de son mari décédé, alors même qu’elle présente son nouveau mari à ses enfants : ce qui est censé être une scène d’émancipation, au cours de laquelle elle fait en quelque sorte son coming-out auprès de ses propres enfants devient cinématographiquement l’expression de son enracinement à ce qu’elle est, et de son incapacité à s’en échapper.

La référence est donc tout à fait explicite. Ainsi semble t il souhaitable de voir Tout ce que le ciel permet (qui est disponible auprès de toutes les bonnes médiathèques d’Ile de France. Cela permettra de constater à quel point les cinéastes dialoguent entre eux et comment leur art est moins influencé par le monde tel qu’il va que par les autres œuvres auxquelles lui même se confronte.

On trouvera, aussi, dans le DVD du film de Sirk, Tout ce que le ciel permet, un court métrage réalisé par François Ozon, lui aussi grand amateur de Sirk, ainsi que de Fassbinder (la biche dans la neige, au début de 8 femmes est un appel du pied évident vers Sirk, et Gouttes d’eau sur pierres brûlantes est tout simplement la mise en scène cinématographique, par Ozon, d’une pièce de théâtre de Fassbinder). Ce court métrage est en fait un montage de Tout ce que le ciel permet et de Tous les autres s’appellent Ali, mettant en écho l’un et l’autre pour créer de véritables résonnances cinématographiques. Le même DVD comporte d’autres suppléments passionnants, dont un texte de Fassbinder, à propos de Sirk, mis en image, et une interview de Todd Haynes, autre grand amateur de Sirk (qui lui rend très clairement hommage dans un film d’un tout autre genre, intitulé Loin du paradis)

Avant tout, voici le lien vers la fiche sur le film, destinée aux élèves : Tous les autres s’appellent Ali

Mais comme ces outils sont très bien faits, et que le format pdf permet de les partager, voici le dossier destiné aux enseignants, qui est plus complet : tous les autres s’appellent Ali

En complément, on pourra lire les textes de Fassbinder lui même :

Les films libèrent la tête (1989), recueil de textes dont est extrait celui qui est lu dans le supplément DVD à Tout ce que le ciel permet. Plusieurs hommages à Sirk se trouvent dans ce recueil.

L’anarchie de l’imagination (1986), recueil d’entretiens et interviews, dont l’un est consacré à Tous les autres s’appellent Ali. On y trouve aussi un entretien entre Sirk et Fassbinder, ce qui ne peut que provoquer une envie irrépressible d’avoir immédiatement cet ouvrage entre les mains.

Et pour ceux qui aimeraient aller plus loin dans l’univers de Fassbinder, on conseillera, outre ses films :

R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, de Thomas Elsaesser (1996). Volume imposant, abordant l’oeuvre de Fassbinder sous des angles divers, proposant des réflexions très intéressantes et se confrontant aux zones d’ombres de ce cinéaste.

Ingrid Caven, de Jean-Jacques Schuhl (2000). Ingrid Caven fut deux années durant l’épouse de Fassbinder. Elle fut aussi l’interprète de certains de ses films. Actrice et chanteuse, sa trajectoire fait l’objet d’un roman que des élèves amateurs de littérature seront capables d’apprécier. D’une écriture pour le moins singulière, Jean-Jacques Schuhl traverse dans ce livre la seconde moitié du vingtième siècle, en compagnie de celle qui deviendra sa compagne, et on y croise, évidemment, au long cours, Fassbinder, qui constitue un des moteurs littéraires de l’auteur. Et chez l’auteur comme chez le cinéaste, tout est finalement dans la mise en scène, et dans la distance. C’est là un de ces livres qui permettent d’entrer en contact avec ce qu’est la littérature.

Illustration : Fassbinder et El Hedi Ben Salem sur le tournage de Tous les autres s’appellent Ali.

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