Où : Musée d’Orsay
Jusqu’au 27 Juin 2010
Combien ça coûte : 9,50€ en plein tarif, 1,50€ pour les 18-25 ans et les enseignants.
Informations :
http://www.musee-orsay.fr/index.php?id=649&L=&tx_ttnews%5Btt_news%5D=23387&no_cache=1
Musée d’Orsay : http://www.musee-orsay.fr
Au musée d’Orsay se tient une exposition intitulée Crime et châtiment, initiée par Robert Badinter, dont on sait ce qu’il fit pour l’abolition de la peine de mort en France, proposant un parcours, de la révolution française jusqu’à 1981, parmi des centaines d’oeuvres qui toutes, ont quelque chose à voir avec l’élimination de l’homme par l’homme en général, et la peine de mort en particulier.
S’il semble acquis que les oeuvres d’art ne sont pas destinées à reproduire ce qui, dans la nature, apparaît comme beau, et si nous sommes désormais habitués à voir les artistes nous confronter à ce à quoi nous ne devrions pas pouvoir nous habituer, on peut considérer qu’il existe une marge de ce qui est représentable, qui pourrait constituer un territoire sacré, auquel les oeuvres n’auraient pas accès, et on établirait volontiers que la part la plus sombre de l’être humain doive appartenir à ces obscurs territoires, trop peu éclairés pour qu’on puisse en fournir une quelconque image.
Ainsi, si déjà, on peut être pris de malaise en apprenant la manière dont Géricault fit installer, dans son atelier, de véritables cadavres afin de peindre son célèbre Radeau de la Méduse, tout en comprenant que la méthode est mise au service d’une oeuvre qui dépasse la simple représentation macabre, on aura l’impression de franchir une frontière interdite lorsqu’on sera confronté, chez le même peintre, à des études représentant pour eux-mêmes des membres sectionnés, des natures mortes composées à l’aide de pièces humaines amputées. Ainsi, il ne fallut pas attendre les expositions à sensations fortes de Gunther von Hagens pour que l’art, poussant toujours plus loin les limites de la mise à distance, nous pose devant ce en face de quoi nous ne pouvons éprouver que le vertige : notre propre anéantissement.
Or, dans le cas de la peine capitale, l’anéantissement humain est double, car il s’agit d’une défaite face au mal, dont les comptes se clôturent par une mise en pratique du mal lui même. Au sens le plus fort, c’est plus qu’une retraite, c’est une abdication. Lorsque l’humanité a recours à la peine de mort, elle signe l’armistice avec le mal, en lui donnant le pouvoir des affaires humaines, acceptant d’obéir à son commandement. C’est le vertige au carré de l’homme donnant la mort à l’homme, precisément pour éradiquer le mal qu’il a en lui, sans jamais y parvenir tout à fait, puisque jamais la peine de mort ne fit baisser les taux de criminalité. Et si les artistes sont ceux qui se tiennent à la pointe de l’extrémité du monde, penchés au dessus de l’abîme qui nous sépare des « autres » mondes, alors il est peu étonnant de voir les artistes rencontrer, à intervalles parfois réguliers, ces moments où l’homme s’ampute lui même des membres qu’il ne reconnait plus comme siens. Et c’est peut être alors qu’il s’approche paradoxalement le plus de ce qu’il est essentiellement. Après tout, comment mieux arracher l’homme à sa condition, comme mieux constituer un « antidestin » que lorsque les oeuvres s’installent sur le versant nord de l’humanité, celui qui, particulièrement inhospitalier, est fui par les touristes de l’existence desquels l’artiste tente de s’éloigner ?
On comprend mieux, alors, l’intérêt que peut avoir une telle exposition, s’ouvrant sur ce qui, faute d’avoir encore un usage, devient un étrange, et impossible ready made : la guillotine qui, jusqu’en 1977, décapita ceux dont on pensait que, de toutes façons, ils avaient déjà perdu la tête. De l’assassinat de Marat dans sa baignoire, peint par David, aux sérigraphies effectuées par Warhol à partir de photographies de la chaise électrique, ce sont plusieurs siècles de confrontation au mal que l’on observe, et c’est sans doute là un peu comme si on avait accroché le miroir de Blanche Neige à la porte interdite de Barbe Bleue. Et si cet art n’est pas agréable, on lui reconnaîtra cependant une certaine aptitude à faire émerger de la beauté.
A la fin de son passionnant ouvrage, Principes d’une esthétique de la mort, Michel Guiomar dessinait les grandes lignes d’un programme de recherche esthétique :
« A travers les catégories historiques et stylistiques, il serait intéressant de rechercher si de telles tendances voilées n’ont pas animé quelques grandes époques de création, de sonder par exemple dans ce sens, le Baroque, le Clacissisme, le Romantisme, le Surréalisme… (…) il semble que, historiquement, le franchissement d’un Seuil entre les deux Mondes se soit de plus en plus imposé comme la référence la plus sûre de la valeur de l’oeuvre, de la destinée de l’artiste, de sa justification; il semble que le Fantastique soit plus que jamais imminent dans les démarches, recherches, hésitation du créateur. Cette tentation à elle seule consacrerait tout un courant héroïque, non d’oubli du Tragique par ivresse de l’irréel, mais de sublimation d’un affrontement de chaque instant à la Mort, affrontement dont la permanence permet d’entrevoir, au moins au titre d’une illusion, l’Au-delà des visions immédiates ; courant qui, décelable depuis les mythes primitifs, les tragiques grecs, le macabre médiéval, certains symbolismes de la Renaissance, la fièvre du Baroque… toutes attitudes atteintes par l’emprise métaphysique, se précipite, riche de cette emprise, du Romantisme au Surréalisme actuel qui, dernière exaspération et jusqu’à ce jour non dépassée d’une interrogation immémoriale et d’un Cri sans fin devant l’Absurde, trouve ainsi sans doute son entière justification ».
L’exposition Crime et Châtiment peut être considérée comme liée à ce projet, poussé plus loin encore, puisqu’on y observe le regard de l’homme au moment où il franchit lui même ces frontières qui sont considérées comme infranchissables, au seuil de l’Interdit et de l’Absurde.
J’emprunte, pour finir, une citation à l’ouvrage de Guiomar, extraite de son introduction :
« La dernière image de notre vie, son dernier masque, est celle que nous dévoile la mort.
Mais est on justifié de voir une image dans ce qui apparaît au contraire comme le terme de l’expérience et l’impossibilité de toutes les images ? A cela nous pouvons répondre aussitôt par l’affirmative, parce que nous savons que l’image est une tension de l’esprit vers ce qui se dérobe, que nous avons suivi es avatars de l’imaginaire jusqu’à concevoir la possibilité d’une image sans objet. Mais en prenant la question par l’autre bout, on peut montrer également que la mort ne se conçoit que sous la forme de l’imaginaire (…) la mort est bien une image parce qu’elle veut être connue; mais elle est aussi la plus vide des images parce que l’obstacle qui nous sépare de son objet est le plus définitif qui soit. »
M-J. Lefebvre, L’Image fascinante et le surréel, Paris, Plon p. 253
A la lecture de ces lignes, je me souvenais avoir noté dans la marge que cela me semblait tout aussi bien concerner la mort que le mal. Or l’exposition du musée d’Orsay me semble, précisément, permettre de croiser ces deux domaines, si proches en définitive, pour tracer une cartographie de l’art qui, contrairement à ce qu’on veut faire dire à Adorno (« Après Auschwitz, la poésie ne serait plus possible »), « est seul possible parce qu’il est le présent d’une absence ». La formule est de Rancière, et on la trouve dans un texte titré L’inoubliable, extrait de Arrêt sur histoire, 1997.
Pour compléter cela, outre le livre de Michel Guiomar déjà cité, on conseillera la lecture de l’intéressant, mais éprouvant numéro hors série d’Art Press de Mai 2001, intitulé Représenter l’horreur, qui est sans doute l’un des recueils qui ose s’affronter au plus près à ce que l’art peut tenter de plus violent et de plus gênant quand il se tourne vers ce qu’on appeler, de manière générale, le mal.
Illustration :
1 – photographie d’Alphonse Bertillon, Assassinat du Sieur Canon, 1914; collections historiques de la Préfecture de police. On précisera qu’on ne saurait trop s’intéresser au travail et à la vie de ce Bertillon. Bien qu’une telle étude réclame une certaine dose d’esprit critique, elle permettra cependant de plonger assez profondément dans l’esprit d’un dix-neuvième siècle épris de sciences, de classification, et séparation entre le normal, et le pathologique. Bertillon était fils de statisticien, et fut à l’origine de la toute première police scientifique (les ancêtres de tous les enquêteurs criminels dont la télévision abuse aujourd’hui). Il inventa l’anthropométrie judiciaire, qui n’est rien moins que le fameux système de portraits « face/profil » dont les mises en scènes carcérales sont si friandes. Il est aussi, comme on le voit ici, l’auteur de très nombreux clichés pris sur les « scènes de crime ».
2 – La série de photographie de Yann Toma, « Crimes sur commande » s’inspire évidemment de ces clichés. Yann Toma demanda à des modèles de définir leur propre crime avant de le mettre en scène, la photographie n’étant qu’un aspect parmi d’autres d’un dispositif global qui comprenait de nombreux éléments associés, au sens large, à l’idée de crime. Davantage de précisions sur ce projet ici, avec le recueil des contrats déjà exécutés : http://ouestlumiere.free.fr/aa/c_crimes.html