Dans une discipline où il s’agit, essentiellement, de parvenir à penser par soi même, il est tout de même rassurant de n’être pas seul à penser, même si le nombre n’est jamais un critère de vérité, et même si les noms qui nous accompagnent dans le cheminement réflexif ne peuvent jouer que le rôle d’argument d’autorité, qui n’est jamais un argument. Tout de même, savoir que les pistes qu’on emprunte sont foulées par d’autres pas assure qu’au moins si on se perd, on ne le fera pas seul, et permet de croire, au moins provisoirement, que les indices qui nous ont menés dans cette voie ont été aussi entrevus par d’autres que soi.
Ainsi, j’ai pris l’habitude, même si c’est avec mille précautions, de présenter les thèses kantiennes sur le beau en m’appuyant sur ces objets culturels qui ont la chance de connaître, auprès du public, un vaste succès, et en particulier sur cet épisode un peu particulier que sont les succès de Michael Jackson. Il ne s’agit pas de faire de cette illustration la représentation idéale des processus et valeurs que Kant tente de définir, mais de l’utiliser pour essayer de mieux percer ce que le philosophe tente de cerner dans la Critique de la Faculté de Juger.
Or, au détour d’un ouvrage fort intéressant de Roger Pouivet, intitulé L’oeuvre d’art à l’âge de sa mondialisation – un essai d’ontologie de l’art de masse, je découvre un chapitre qui met précisément en relation la réflexion actuelle sur les arts de masses, c’est à dire ceux qui ont une audience mondiale, et la pensée kantienne. La thèse qui suit peut sembler iconoclaste, et pourtant, comme on va le voir, d’une certaine manière, elle se tient. Et surtout, elle peut constituer une marche intéressante pour saisir en un premier temps la pensée kantienne :
« Kant, dans sa Critique de la faculté de juger, affirme que le jugement de goût pur est à la fois subjectif et universel. Voici l’une des formule qui exprime cette thèse : « Est beau ce qui plait universellement sans concept« . L’une des raisons pour lesquelles le jugement esthétique serait subjectif, c’est qu’il ne supposerait aucun savoir préalable grâce auquel nous pourrions identifier des qualités objectives des objets esthétiques, naturels ou artefactuels. C’est la raison pour laquelle le beau plait sans concept. Qu’il plaise universellement suppose aussi que la satisfaction esthétique n’est pas fonction d’anticipations cognitives qui pourraient faire défaut à certains. Le fonctionnement harmonieux de ce que Kant appelle les facultés de connaître, sensibilité, imagination et entendement, est corrélatif de la beauté, et constitue un plaisir esthétique tout à fait indépendant d’une compétence cognitive.
Ce schéma kantien peut-il s’appliquer à l’art classique ? On peut en douter. En revanche, l’art de masse – la satisfaction esthétique que nous pouvons prendre à l’audition de Madonna, à voir Titanic ou à lire Thomas Harris – me semble assez bien satisfaire ce schéma.
1° L’art de masse plaît universellement, même si c’est en un sens, celui d’une diffusion mondiale des produits, que des kantiens orthodoxes n’accepteraient probablement pas. Ils contesteraient l’identification de l’universalité à la généralité (le simple fait que quelque chose soit répandu). L’universel kantien est une affaire de droit et non de fait. Certes. Mais si on donne à « universel »‘ le sens de « mondial », alors la formule kantienne convient plutôt bien à l’art de masse.
2° L’art de masse plait sans concept. De nouveau, c’est en un sens différent de celui que des kantiens accepteraient. Peut-être iraient ils dans la direction interprétative suivante : Kant donne les moyens d’une esthétique compatible avec l’art moderne et contemporain. Il est pertinent pour l’esthétique d’aujourd’hui. L’absence de concept déterminant le jugement esthétique signifie le rejet de l’académisme, d’un art mis au service de conceptions qu’il illustre et qui forment la norme du jugement qu’on peut porter sur lui. Ainsi, des arts plastiques libérés de l’exigence naturaliste, de la ressemblance, seraient plus « kantiens », dans la mesure où, comme pour les flammes dans la cheminée ou les volutes de fumée, les rinceaux et autres exemples de Kant, nous n’avons pas un concept de ce que doit être la représentation picturale. Le libre jeu des facultés, corrélatif du plaisir esthétique, est décisif, et non une norme extérieure à l’expérience esthétique elle même. En séparant des sphères de légitimité, science, morale, esthétique, Kant aurait établi l’autonomie de l’esthétique et même de l’art. Or, l’art moderne et l’art contemporain se caractériseraient par l’autonomisation de l’esthétique, au détriment de l’intérêt pour la représentation du monde et de la dépendance à l’égard de contenus religieux ou historiques. Toute considération extrinsèque à l’oeuvre, qu’elle soit théorique ou pratique, serait petit à petit éliminée. L’art moderne et l’art contemporain représenteraient peu ou prou la poursuite de cette intuition kantienne de l’autonomie de l’esthétique – ce qui permettrait même d’expliquer l’institution du musée et son importance dans l’art d’aujourd’hui. Au jugement de goût pur correspondrait un art pur, concerné seulement par ses propres possibilités formelles.
Quoi qu’il en soit de la pertinence de cette thèse, voire de ce dogme d’une partie de l’esthétique française d’aujourd’hui, il me semble que ce que dit Kant s’appliquerait au moins aussi bien, mieux peut être, à l’art de masse qu’à l’art moderne ou à l’art classique. L’art de masse ne demande pas de pré-requis. Il s’adresse à un individu culturellement vierge ; il lui fournit, de façon interne, tous les éléments de sa satisfaction esthétique. Nul doute aussi qu’il ne réalise à sa façon une communication intersubjective autour d’oeuvres qui plaisent universellement.
On pourra répliquer derechef que ce n’est pas du tout ce que Kant voulait dire ! Pour lui, le jugement de goût pur est sans concept parce que réfléchissant et non déterminant ; la communicabilité universelle dont il parle est celle d’un sentiment commun à tous, par analogie avec l’universalité de la loi morale. Il ne s’agit pas de soutenir que Kant aurait plus sûrement anticipé Michaël Jackson que Jackson Pollock. Il n’a anticipé ni l’un ni l’autre. Pourtant, « Ce qui plaît universellement et sans concept » est une bonne formule pour caractériser l’art de masse. C’est dans l’art de masse que les normes du jugement esthétique selon Kant sont le plus aisément satisfaites. Une universalité réelle et non simplement abstraite, une absence de concept, au sens de pré-requis – et voila que Kant sert à penser l’art de masse ! Si le lecteur est choqué d’une telle suggestion, et c’est peut être à juste titre, qu’il veuille bien l’omettre et n’en conserver que l’idée d’un art qui plaît universellement (mondialisé) et sans concept (sans culture). Le fait d’enrôler le Maître de Königsberg au service de l’art moderne ou de l’art contemporain n’est pas moins contestable, même si c’est beaucoup plus courant. «
Roger Pouivet; L’oeuvre d’art à l’âge de sa mondialisation – un essai d’ontologie de l’art de masse (2003), P. 50 sq
Faut il se méfier de cette thèse ? Comme de toute thèse serait on tenté d’affirmer, c’est à dire ni plus, ni moins que celles qu’on est davantage enclin à accepter, pour la seule raison qu’elles sont plus répandues, et qu’elles ont l’air plus conforme au kantisme officiel. Mais si une pensée gagne ses galons à son pouvoir de dépassement du contexte historique dans lequel elle est apparue et par son aptitude à s’appliquer à des objets qu’elle ne connaissait pas lorsqu’elle s’est construite, alors l’exercice effectué par Pouivet montre à quel point la pensée de Kant sur l’art, bien loin d’être ce moment d’égarement que certains évoquent, est au contraire un schéma qui permet de penser la manière dont, de façon parfois moins superficielle qu’il n’y paraît, des oeuvres d’art qui n’étaient pas conçues pour cela ont pu faire résonner l’humanité dans sa quasi totalité, pour peu qu’elle ait fait de l’accord esthétique des êtres humains une hypothèse qui puisse être, même imparfaitement, actualisée.
On dépassera néanmoins cette interprétation de la thèse kantienne en regardant, dès demain si je suis assez matinal pour l’évoquer, celle que Jean-François Lyotard en propose de son côté.
Soupir…
Je savais que ça ferait soupirer. L’auteur semble conscient de la capacité de cette interprétation à provoquer des soupirs, aussi. Mais je crois que l’un et l’autre précision qu’elle ne peut pas être considérée comme suffisante.
Alors, certes, je n’ai pas encore mis en ligne la suite, qui se détache de Pouivret pour tirer davantage, bien davantage des définitions kantiennes du beau. Mais je me méfie un peu des soupirs qui ne sont pas argumentés, car il est trop visible que Kant peut être facilement interprêté sur une ligne qui fait de sa pensée une sorte d’idéalisme défini, qui permet à une certaine culture, et à ceux qui pensent en être les détenteurs, de regarder le reste du monde d’un surplomb qui, curieusement, ne cesse de s’élever au fur et à mesure que les apprentis humains tentent de s’en approcher. Et il me semble trop facile de prôner l’universel quand on en redoute en même temps l’avènement. Je me demande même, parfois, si on ne l’a pas prôné d’autant plus qu’on pensait que jamais on ne serait en situation de devoir constater sa réalisation. L’art de masse a au moins cet intérêt là : reposer la question, et tester ceux qui affirmaient espérer la concorde des humains entre eux. je ne dis pas, parce que je connais l’auteur de ces soupirs ci, que c’est ce qui motive le haut le coeur du message précédent, je sais que ce n’est pas le cas, mais on sait bien qu’il existe un certain kantisme tel que je viens de le décrire, et la thèse de Pouivet a ceci d’intéressant qu’elle contourne cet obstacle là, et qu’elle ne se prend pas, elle même,pour un purisme supérieur. Après tout, elle réengage la discussion, et il me semble que c’est bien ce vers quoi est tournée la pensée de Kant, particulièrement sur le terrain de l’esthétique.
Kant me fascine. Au-delà de ses écrits auxquels une vie finalement assez active entre le boulot (mi-temps Paris, mi-temps une ville de l’Est célèbre pour ses bergamotes, ses macarons et ses places monumentales inscrites au Patrimoine mondial de l’humanité, et un troisième mi-temps dans le tgv entre les deux à taper frénétiquement sur un pauvre micro ordinateur supposé apte à réparer des retards l’irréparable outrage), quelques restes de militantisme (tant de choses à reconstruire avec la mort annoncée (et souhaitée) du npa) et quelques bribes de vie sociale, ne me permet pas de consacrer beaucoup de temps, c’est sa vie même qui est l’objet de mon étonnement, de mon admiration et oui, répétons-le, de ma fascination.
Une vie de bibliothécaire, d’archiviste, de professeur quelque peu coupée des réalités du monde. Inutile de s’attarder ici sur l’épisode mythique de la promenade interrompue le jour où la nouvelle de la prise de la Bastille est arrivée à Königsberg. Une vie étroite financièrement, et encore plus géographiquement, presque entièrement consacrée à une oeuvre toujours remaniée, pleine de repentis, de réinterprétations. Et une oeuvre pour qui ? Quelques élèves, quelques collègues. Mais une oeuvre immense par les perspectives qu’elle ouvre.
Je crois que c’est cette « inutilité » (tellement utile aux générations suivantes !)qui me fascine. Pour autant, je ne peux pas être d’accord quand le jkr écrit « une sorte d’idéalisme défini, qui permet à une certaine culture, et à ceux qui pensent en être les détenteurs, de regarder le reste du monde d’un surplomb qui, curieusement, ne cesse de s’élever au fur et à mesure que les apprentis humains tentent de s’en approcher ». Parce que ça présupposerait que ce qu’il appelle la « culture de masse » (même si j’ai du mal à apprécier ce que cela signifie) puisse s’inscrire dans un processus de progrès. Indépendamment de Madonna (sur laquelle nous ne tomberons pas d’accord, non plus que sur Michael Jackson), je constate au contraire que cette dite culture de masse (sous réserve encore une fois que j’aie compris ce que ça peut être) va vers un appauvrissement croissant : regarder la télévision ce n’est pas lire, écouter Julien Doré, c’est entendre de la musique formatée pour plaire (pas forcément au plus grand nombre, mais à un secteur bien défini). C’est du pré-digéré et le pré-digéré ça n’incite pas à ruminer ensuite. Et comme le dirait le plus kantien des chanteurs préférés du jkr : « Chéri, come on, ça fait pas pipi loin, mais qu’est ce que ça sonne ! ». Si l’art de masse n’exige pas de pré-requis, on ne peut pas non plus espérer qu’il en restera quoi que ce soit après ingestion : ça n’est d’ailleurs pas nécessaire puisque la nouvelle ration qui sera fournie ultérieurement sera elle-même auto-suffisante.
Et pour en revenir à Kant, il est clair qu’il n’en avait rien à cirer, mais vraiment rien à cirer, du vulgum pecus. Non pas qu’il le méprisât, non, même pas : c’est que ce n’était pas dans son monde, dans son monde intellectuel en tout cas. Que, pour continuer à me vautrer dans l’anachronisme et les comparaisons déraisonnables, la culture de masse, il n’imaginait même pas que ça pouvait exister.
Pourtant, risquons l’hypothèse que si le concept de culture de masse avait pu l’effleurer, il l’aurait enthousiasmé: puisque, si j’ai bien compris, le simple mécanisme de la nature suffit à produire de la beauté, Kant n’aurait certainement vu aucun inconvénient à ce que la raison théorique s’appliquât à une littérature, une musique, une peinture auxquelles le « populo » puisse s’appliquer lui-même et engranger un miel dont il puisse jouir ensuite pour continuer à apprendre. En revanche, ce snobinard élitiste aurait peut-être été plus réticent pour ce qui concerne le suprasensible… Mais vu ce qu’il mettait derrière, on s’en fout un peu !
Ah !
Une profession de foi !!!
Si j’étais conciliant de bon matin, je dirais que j’adhère volontiers à cette fascination pour un homme qui de manière quasi sascercotale, a ainsi consacré la fin de sa vie, dans une urgence calme et méthodique, à la recherche d’un discours sur la vérité qui mette les domaines de connaissance à leur place, scrupuleusement, sans relâche. Il y a aussi quelque chose d’hypnotique dans la constance des rythmes, une ascèse presque religieuse dans la confiance accordée à la Raison, et dans les rites quotidiens du repas, de la marche, du travail. Je n’en ferais certainement pas un guide de vie personnel, mais je partage ce profond respect, et cette admiration.
J’adhèrerais, aussi, aux sarcasmes envers les noms que tu cites, et il y a là un malentendu, je crois. Je ne dis pas que Michael Jackson ou (à vraiment plus forte raison) Julien Doré sont les incarnations des conceptions kantiennes sur le beau, mais qu’ils permettent de comprendre ces conceptions, ce qui me semble assez différent. Quand on s’adresse à des élèves, je sais qu’une méthode peut consister à simplement ne pas tenir compte du tout du terrain culturel sur lequel ils évoluent, mais cela condamne, il me semble, à devoir incarner soi même, à travers les oeuvres auxquelles on fera référence, celui qui a la chance de connaître les véritables oeuvres de près, et à obtenir d’eux, par la force, un mimétisme culturel qui sera valorisant pour tout le monde : moi, avant tout, la culture officielle ensuite, et eux éventuellement, si ils souhaitent parvenir à une certaine conformité. Il y a là un seul problème : on ne parvient, par cette voie, à aucune autonomie. Les élèves vont retenir que les chansons pop ne peuvent pas générer de satisfaction nécessaire désintéressée sans concept, et que Mozart,lui, le peut. Et ce qu’ils retiendront de l’aventure, c’est qu’on en a décidé pour eux par avance. Et incidemment, en instituant un panthéon a priori, on fige le concept avant même que la satisfaction soit vécue, et on fait de l’esthétique kantienne un idéal, dont ils sauront qu’il devrait être éprouvé sans concept, alors même que le cours aura consisté à faire entrer le concept aux forcepts, ou à la séduction, anéantissant dès lors les définitions kantiennes du goût elles mêmes.
Dès lors, je m’appuie sur ce qui peut être déjà partagé, et sur ce qui a été déjà éprouvé par eux. Que je n’aie pas besoin de me forcer pour le faire importe peu, même si ça peut donner lieu à des sarcasmes que j’accueille les bras grands ouverts. Je ne vais pas faire outre mesure semblant d’avoir suivi une trajectoire différente de celle qui fut la mienne : oui, on peut dire qu’à l’âge qu’ont mes élèves, tout le prédisposait à aller vers une culture qu’on pourrait désigner comme relativement limitée, avec des horizons plutôt restreints, musique du moment, goût immodéré pour les bagnoles, au point de vouloir faire carrière dans ce domaine, films à l’opposé de ce qu’on peut appeler le cinématographe, littérature de bas étage. Et il se trouve que pour des raisons qui demeurent vagues, ou qui sont trop autobiographiques pour pouvoir être universalisées, une marche a été gravie, et ce n’est pas parce que soudainement j’adhérais à un modèle qu’on m’aurait présenté comme celui à suivre, puisqu’alors encore, la simple idée qu’il y ait un modèle à suivre me braquait. Et ce chemin là ne fut possible que parce que j’ai saisi, dans mes attachements premiers, bien que peu élevés, ce qu’il y avait de néanmoins orienté vers le beau, et le bien aussi. Le vrai, ce fut une question ultérieure.
Encore une fois, je ne suis pas vraiment dupe de ce qu’est la franchise Michael Jackson. Mais je sais, quand même, ce que cette musique a eu de physiquement entêtant, de libérateur aussi d’une certaine forme de sensualité, de décharge pulsionnelle, qui a transformé pour de bon l’homme blanc, et l’a invité sur un terrain où il ne se sentait pas légitime. Je sais aussi que les adolescents d’aujourd’hui adhèrent à cette musique là pour une raison autrement plus importante encore : ils sont lucides sur le fait qu’au delà d’un produit de la mondialisation (et ils me semblent lucides sur ce point), c’est une musique qui tire sa valeur du fait qu’elle est partagée, et qui génère un phénomène qui dépasse sa simple musicalité, qui n’est en effet que ce qu’elle est. Je ne dis pas que ce sentiment soit le point ultime de la quête esthétique, je dis plutôt qu’il n’y a pas de point ultime objectif (sinon, le concept préexisterait à la satisfaction), et qu’il s’agit là d’une expérience sur laquelle on peut s’appuyer pour les envoyer plus haut, vers quelque chose qu’il auront la charge de définir par eux mêmes, à travers leurs expériences.
D’accord, statistiquement, il est probable qu’au bout du processus, une majorité écoute Amel Bent. Mais à vrai dire, je préfère ça à une majorité ayant appris par coeur que Mozart, c’est tellement beau, mais qui aurait été incapable de le reconnaître de manière autonome. Je leur dis juste que leur histoire personnelle leur a déjà permis d’ouvrir certaines portes, je mets le doigt sur ce qui s’est passé de peut être un peu plus profond qu’ils n’en sont conscients à ce moment là, je leur montre qu’il y a des auteurs qui permettent de mettre des mots sur ces expériences, et je leur dis que d’autres portes peuvent être ouvertes. A eux de voir lesquelles. J’en entrouvre suffisamment pour que les plus curieux aillent fouiner un peu.
Mine de rien, on peut quand même amener des élèves que peu de choses y prédestinaient à rencontrer, par exemple, Fassbinder, et à y reconnaître quelque chose d’important. On peut amener une classe entière à entre dans l’univers de Resnais, et à y éprouver cette satisfaction nécessaire. Mais il me semble, toujours, que cette satisfaction ne peut être nécessaire que si elle demeure libre.
Et pour finir, bien sûr que dans cet exercice, il s’agit d’appliquer des raisonnements kantiens à des objets auxquels Kant lui même ne pouvait penser. Mais il me semble que c’est justement là ce qui permet d’éprouver une pensée, et d’en mettre en lumière le caractère intemporel. Ca réclame de la prudence, mais il me semblait avoir exprimé cette prudence, et il me semble aussi que la prudence ne doit pas tuer toute forme d’enthousiasme, et peut s’accompagner d’un véritable respect pour l’auteur. Du moins je l’espère.
Je n’ai pas vraiment compris comment Michael Jackson conduit à Fassbinder ou à Resnais, mais je te crois sur parole. Mes remarques ne portaient pas tant sur tes méthodes pédagogiques (domaine dans lequel je manque complètement de connaissance et de réussite, à preuve l’état dont je sors des quelques cours que je donne à des masters2, et je ne parle pas de celui des étudiants qui nourrissent alors des inquiétudes (qui se confirment à tous coups) sur ce que ça donnera à l’examen) que la capacité de l’art de masse à engendrer un process d’acquisition de la connaissance, à éveiller l’esprit puisque, sans concept, il se suffit à lui-même. Mais nous tomberons probablement d’accord sur le fait qu’un bon maïeuticien en fera quelque chose, ou plus exactement en fera faire quelque chose. C’est ainsi que tu conçois ton rôle, je ne peux que t’en féliciter (pour autant que j’aie à distribuer des bons ou des mauvais points), mais je persiste à penser que l’art de masse sans maïeutique n’est même pas la ruine de l’âme, c’est tout simplement l’anti-métaphysique (au sens kantien bien sûr !).
L’universel sans concept n’est pas le mondialisé sans pré-requis. Le « sans concept » signifie avant tout l’impossibilité d’établir un jugement déterminant sur le beau; mais cette impossibilité est aussi corrélative d’une profusion de jugement réflechissant : ce qui signifie que s’il n’y a pas d’Idée du beau, le beau donne néanmoins bcp à penser, et c’est pourquoi l’expérience esthétique est si particulière. Je ne suis pas sûr que l’art de masse donne bcp à penser, même si on peut toujours en faire un usage philosophique
Si je n’étais, en fait, d’accord avec vous, et si je ne pensais peu probable votre préalable rencontre, je croirais à un complot !
Mais je devine que ce sont mes propos qui provoquent la nécessité de ces objections. Alors c’est à moi d’éclaircir.
A vrai dire, je suis d’accord avec vos propres réserves. Evidemment, il ne suffit pas à une forme de provoquer un plaisir chez une population massive pour entrer dans la sphère du Beau, et ceci a fortiori si ce plaisir a été calculé auparavant selon les tables de la loi des marchés. La part de séduction, et donc de plaisir pré-conçu y est trop prépondérante pour correspondre aux exigences du Beau.
En revanche, il me semble que même chez les plus fervents adeptes des produits massivement distribués, il y a une aptitude à la distinction entre ce qui relève de plaisirs formatés, qui se réduisent le plus souvent aux principes de la simple complaisance, et ce qui dépasse cette facilité, et génère un plaisir qui, justement, ne se réduit pas à la simple satisfaction d’un manque identifié. Je prends une dernière fois l’exemple du phénomène Jackson : à l’époque, n’importe qui était capable de déceler la distance qu’il y avait entre cette expérience esthétique là et un tube de Kool & the Gang, sans faire du succès massif la cause de cette spécificité. Et il me semble qu’on peut creuser la spécificité de cette impression là pour aider à comprendre ce que propose Kant.
Maintenant, est ce que ce phénomène là est celui qui illustre le mieux le Beau kantien ? Certainement pas ! Mais il me semble, je me répète peut être, que si on veut que cette conception soit comprise, il faut l’assoir chez l’élève sur une expérience qu’il a lui même vécue, au cours de laquelle c’est l’expérience qui draine avec elle ce qui va permettre de juger l’expérience elle-même. Sinon, on la fait apprendre, comme quelque chose qui relèverait d’un niveau auquel l’élève n’a pas accès, mais elle ne fait pas sens. Pour autant, il convient, c’est sans doute une précaution importante », de préciser et rappeler sans relâche, que ces expériences ne sont que des étapes dans un cheminement qui va aiguiser les sens, et le sens, et rendre possible, et nécessaire, la rencontre avec d’autres formes de beauté qui chacune à sa manière, va renouveler l’expérience du jugement réfléchissant qui sort d’on ne sait où son propre principe de jugement.
Maintenant, on peut poser, aussi, la question de la réticence que nous éprouvons face aux arts de masse. Sans doute est il en bonne partie dû au fait que comme il s’agit de marchandises, et donc de produit, on ne peut que difficilement trouver dans cette sphère ce qui ne répond à aucun concept préalable.
Néanmoins, on peut aussi imaginer qu’une expérience soit massivement partagée sans qu’elle soit nécessairement conçue à cette fin. L’interdire a priori, ça me semble relever d’une méfiance envers la possibilité d’un accord entre les esprits, d’une harmonie esthétique. Or, même si, certes, le jugement esthétique n’est universel qu’en tant qu’il se conçoit comme tel, c’est néanmoins bien l’universel qui constitue sa visée. Concevoir cet horizon comme impossible, ça me semble être la spécialité de ceux qui pensent s’en être approché plus que les autres, et qui entendent maintenir leur avance sur ceux qui semblent les suivre dans cette progression. J’aurais tendance à penser que le beau donne à penser à celui qui le reconnaît, là où il le reconnaît, et que le caractère massif de sa reconnaissance peut être un des motifs de cette mise en branle de la pensée, dès lors qu’il ne s’agit pas de simple séduction.
Et je sais bien la répugnance que nous avons à l’idée que ce soit le marché qui puisse fournir ce genre d’expérience. Connaissant ses us et coutumes, nous savons bien qu’il n’a pas pour objectif de provoquer une quelconque pensée. Mais on pourrait aussi supposer que si nous visons, même si c’est un horizon, la reconnaissance universelle du beau (de même qu’on poursuit la reconnaissance du vrai), le marché puisse en constituer, malgré lui, un véhicule efficace.
Mais je ne sais si je m’éclaircis ou si j’obscurcis mon propos, là.
Tout ça me rappelle une histoire un peu ancienne, pas directement liée, mais qui peut amener à réfléchir sur la vision qu’on a du beau et surtout à la façon dont on va le désigner.
Quand L’empire des sens d’Oshima est sorti, la critique quasiment unanime criait au chef d’oeuvre et disait que c’était un magnifique film érotique (je confesse que pour moi c’était, et c’est resté après une nouvelle vision relativement récente, un film terriblement ennuyeux). Et je me souviens de Jean-Louis Bory s’élevant contre ce qualificatif et disant que ce n’était en aucun cas un film érotique, mais un pur film porno, du porno sublime mais du porno quand même ! Que dans la bouche de ses confrères, dès qu’un film s’adressait ou au moins trouvait son public dans la classe « éduquée » (donc en particulier chez les critiques cinématographiques), ce ne pouvait être qu’un film érotique, mais que quand c’était pour les prolos, c’était juste digne du qualificatif de porno. Pour les plus jeunes, rappelons que c’était une époque où les films X étaient autrement plus présents sur les grands écrans qu’ils ne le sont aujourd’hui.
Après avoir raconté tout ça, je ne me sens malgré tout pas prêt à dire que Madonna ou Michael Jackson c’est de l’art, fût-il de masse, même si certains intellectuels (que nous redresserons dès que nous aurons l’occasion de rouvrir les mines de sel) jugent de bon ton de s’extasier devant ces daubes.
Il y a en effet autour de l’Empire des sens quelque chose qui me semble relever de ce paradoxe spécifique aux oeuvres d’art, générant le malentendu précisément parce que l’expérience n’est pas déjà répertoriée, et que l’objet s’impose néanmoins comme n’étant pas « n’importe quoi ».
Il me semble d’ailleurs que dès lors que le cinéma se frotte sérieusement à la question du désir, le mouvement qui l’anime, et qu’il anime semble acquérir une espèce d’autonomie qui permet au spectateur consentant de s’asseoir sur le siège passager avec la confiance aveugle des auto-stoppeurs qui ne donnent au conducteur aucune destination, acceptant par avance le vecteur de force qui le mettra en mouvement.
Et c’est alors que les miracles peuvent apparaître. Je vois tout à fait l’ennui que peut provoquer l’Empire des sens, et je crois que je l’éprouve aussi. Néanmoins, face à ce film, je sais que cet ennui n’est pas n’importe quel ennui, et qu’il réclame à être creusé, pensé. Je sais même que c’est un ennui que je provoquerai de nouveau, d’une part parce qu’il ne m’est pas désagréable, et d’autre part parce que je sais que je devrais dépasser ce simple état, et qu’il s’agit pour moi de travailler cela.
Après, de toute évidence, les circonstances qui encadrent l’oeuvre, les critiques, le public visé, l’appartenance de l’oeuvre à tel ou tel courant, à un circuit particulier, interviennent nécessairement dans le rapport que nous entretenons avec elle, et c’est bien ce qui fait de l’oeuvre, aussi, un document. Mais il me semble que lorsqu’il s’agit d’art, avec toute la profondeur qu’on donne par chez nous à ce mot, la réduction au document doit être impossible, l’oeuvre excédant toujours ce qu’on peut en dire.
Autant dire que ni Madonna, ni MJ ne résistent à ce traitement. Encore une fois, il n’est pas nécessaire de transformer le fait que je fasse référence à ces objets là en fascination. Ce qui me fascine, ce ne sont pas ces objets en eux mêmes, mais la relation qu’une part non négligeable des êtres humains entretient avec eux. Et j’y vois quelque chose de beau, parce que je sais quel mouvement cela peut générer entre eux. Pour autant, je ne suis pas naïf, et je sais bien que ces objets là génèrent aussi la complaisance, et tentent de maintenir captifs ceux qui sont vite réduits au statut avantageux de « clientèle ». Néanmoins, il me semble pas impossible de jouer avec ce mouvement initial, et de le poursuivre au-delà de ce qu’il était censé provoquer. Je conçois que pour ceux qui appartiennent ou participent à un certain niveau de culture, la confrontation à Madonna puisse constituer une véritable dégringolade, une sorte de catastrophe culturelle. Mais je crains que pour ceux qui en sont encore à Lara Fabian, ou Veeta ou Keesha, Madonna et Lady Gaga constitue quelque chose qui soit de l’ordre de l’initiation. Ce qui importe, c’est qu’elles ne soient pas les impasses qu’elles tentent d’ériger. Et ça, c’est mon boulot je crois (je sais, c’est vraiment de l’autosatisfaction matinale là. Mais si je ne m’imagine pas combattant des moulins à vent, je crois que je ne prendrai pas le train pour aller au boulot, ce matin !).
Oui je dois dire que j’aime bcp M.J. et Lady Gaga, je ne pense pas qu’il faille être cultivé pour émettre un jugement esthétique et, au contraire, le jugement esthétique, Kant le montre bien, est le seul à pouvoir viser un accord universel entre les hommes sans présupposer une culture prédéfinie, une conception commune du beau. Il me semble que le débat sur le snobisme et la distinction sociale est tout sauf kantien.D’ailleurs les exemples donnés par Kant pour illustrer son propos signaleraient, pour un critique d’art, sa totale absence de culture artistique : des motifs décoratifs de papier-peint, de la musique de salon, un poème assez médiocre, etc… Donc oui pas de pb pour utiliser M.J en cours et d’ailleurs je signale que l’émission « le mot du jour » d’aujourd’hui, sur France Musique montre le rapprochement qu’on peut faire entre Bach et M.J. Bach groove, si si… sans déchoir.
Maintenant, ma critique portait plus sur le rapprochement opéré dans le livre de Pouivet (d’après la recension qu’Harry en a faite, je n’ai pas lu le bouquin) entre absence de pré-requis culturel et universel sans concept(s) chez Kant. Il me semble que ce rapprochement est abusif, rhétorique et pour tout dire assez malhonnête, car l’universalité sans concept est plutôt un horizon visé que le fait d’une adhésion massive et mondialisée aux tubes du moment (ce qui ne veut pas dire que cet art de masse soit forcément un sous-art, ou de l’industrie, pas toujours)
Bien, je réflechirai à une réponse plus aboutie un peu plus tard, quand mon travail me laissera plus de temps; ce débat est en tout cas fécond et mérite d’être soulevé
Pour Bach qui « groove », voici le lien :
http://sites.radiofrance.fr/francemusique/em/mot-jour/archives.php?e_id=70000040
Une curiosité (que je qualifiais a priori, sans savoir précisément ce qui m’attendait, de malsaine et dont je pressentais à raison qu’elle me ferait mal) m’a conduit sur YouTube à la recherche de quelque illustration de Lady Gaga que j’ignorais jusqu’à présent complètement.
Si j’avais mes Rousseau sous la main, je retrouverais sans grande difficulté un passage dans lequel Jean-Jacques pleurniche sur son paradis perdu. Mais je suis en déplacement professionnel et à l’hôtel. Ma douleur n’en est pas moins immense : celle du regret de mon innocence perdue.
Heureusement les grandes douleurs sont muettes et la réputation du Novotel qui m’héberge n’aura pas à pâtir du cri déchirant que je n’ai pas poussé.
Haha !
Le simple fait d’imaginer Lady Gaga te terrasser au beau milieu d’une chambre de Novotel me met en joie. Je suppose que tu as néanmoins râté le dernier clip en date, intitulé « Telephone », car celui ci me semble avoir des vertus esthétiques (du moins, à condition que la coiffure soit un art, condition qui, si elle est vérifiée, ouvre aux spécialistes capillaires de Madame Gaga les portes de la renommée, tant les sculptures auxquelles son crâne sert de fondement semblent devoir donner leurs règles à toute forme de coiffure future), ce qui ne peut être dit de Gaga en personne, qui semble tout de même un peu marcher sur les pas de Papa Warhol et Maman Madonna pour parvenir à proposer quelque chose de véritablement inespéré.
En ce qui concerne les précisions de Sylvain, je ne peux qu’y souscrire. Le livre de Pouivret est en effet incomplet, et il pioche chez Kant ce qui lui sert à établir une thèse qu’il a la prudence de présenter comme insuffisante, mais qu’il se garde bien de dépasser. Ainsi, symptomatiquement, il se garde bien de dépasser le beau pour plonger dans l’obscurité du sublime, sans doute parce que ce concept ci convient moins à son développement. Ce faisant, il réduit nécessairement la pensée qu’il cite, et n’ouvre la porte à aucun cheminement futur, ni individuel, ni collectif. Ca me rappelle que j’avais promis un développement Lyotardien de la question, et que le projet est pour le moment demeuré dans les méandres de ce qui devrait être fait, mais ne l’est pas. Il va être temps que je reprenne cet article pour le moment laissé en plan.
Pour Telephone, qui permettra de joindre aux causes des hurlements silencieux, la présence vitaminée de Beyoncé ainsi qu’un style amplement puisé chez Tarantino,c’est pas ici : http://www.youtube.com/watch?v=EVBsypHzF3U
A Duisburg le musée d’art moderne (c’est d’ailleurs fascinant de voir le nombre de musées d’art moderne qui existent de ce côté du Rhin, par rapport à la France et à une ouverture de temps à autres d’un alibi comme Beaubourg Metz [et franchement pourquoi à Metz, on se demande bien pourquoi, si ce n’est justement à cause du passé et de la proximité de la frontière, mais là c’est la mauvaise foi du nancéien qui s’exprime]) est situé dans le parc Immanuel Kant.
On aimerait s’autoriser à penser que le musée a d’abord été construit, puis que les édiles locaux, saisis brusquement d’une évidence, se sont dit que le parc Friedrich Konrad Wilhelm Willy ne pouvait pas garder ce nom, mais devait se nommer en fonction de la modernité qui brusquement l’habitait.
On a le droit de rêver… Et puis vu la tempête de vendredi soir et le nombre de branches sur le sol dans le parc, on se dit que le Sturm und Drang est de toute facon passé par là !
« Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deça ou en delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.
Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes ; ou pour mieux dire, il y a peu d’hommes dont l’esprit soit accompagné d’un goût sûr et d’une critique judicieuse. »
(La Bruyère – Les caractères – Des ouvrages de l’esprit)
En trainant ce matin, chez mon libraire préféré, j’ai découvert tout-à-fait par hasard que le même Roger Pouivet avait commis une « Philosophie du rock ». Je confesse n’avoir consulté que la bibliographie dans laquelle il fait de toute évidence largement référence à Kant. Un petit coup d’oeil aussi sur la préface ou dédicace, je ne sais plus, où j’ai lu tout ce qu’il devait au Grateful dead. Du coup, j’ai vite reposé le livre sur la table. Et j’ai quitté la salle dédiée aux sciences humaines.
« Au fond des mers du Nord, il y avait alors une bizarre et puissante créature ; un homme ? Non, un système, une scholastique vivante, hérissée, dure, un roc, un écueil taillé à pointes de diamant dans le granit de la Baltique. Toute religion, toute philosophie, avait touché là, s’était brisée là. Et lui, immuable. Nulle prise au monde extérieur. On l’appelait Emmanuel Kant ; lui, il s’appelait Critique. Soixante ans durant, cet être tout abstrait, sans rapport humain, sortait juste à la même heure, et sans parler à personne, accomplissait pendant un nombre donné de minutes précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes l’homme de fer sortir, battre l’heure et puis rentrer. Chose étrange, les habitants de Koenigsberg virent (ce fut pour eux un signe des plus grands événements) cette planète se dérouter, quitter sa route séculaire… On le suivit, on le vit marcher vers l’ouest, vers la route par laquelle venait le courrier de France…
O humanité !… voir Kant s’émouvoir, s’en aller sur les routes, comme une femme, chercher les nouvelles, n’était-ce pas là un changement surprenant, prodigieux ?… Eh bien, non, il n’y avait nul changement en cela. Ce grand esprit suivait sa voie. Ce qu’il avait jusque-là cherché en vain dans la science, l’unité spirituelle, il l’observait maintenant qui se faisait de soi-même par le coeur et par l’instinct.
Sans autre direction, le monde semblait se rapprocher de cette unité, son but véritable, auquel il aspire toujours…
Jules Michelet – Histoire de la révolution française.