On a dans les derniers articles qui y ont fait référence, un peu joué avec la conception kantienne du beau, en la tirant un peu, admettons le, vers le bas. Il ne s’agissait pas que d’un jeu, mais d’une tentative pour s’appuyer sur quelque chose qui serait de l’ordre du ressenti face au beau pour se servir de cette énergie là comme d’un propulseur vers la pensée de Kant, qui tente précisément de penser cet effet spécifique que le beau produit en nous. Du coup, l’article « Universal » vaut sans doute plus par les commentaires qu’il a suscités chez de distingués lecteurs que par la thèse qu’il soutenait lui-même, qui ne servait ici que d’intermédiaire vers davantage de profondeur, de passage pédagogique en somme, bien que les réponses aux commentaires tentent, tant bien que mal, de répondre aux objections que l’article a suscitées.
On va mettre maintenant en tension cette pensée, en la prenant par l’autre bout : non plus la surrection en soi d’un sentiment qui pourrait mener à Kant, mais l’observation de ce que la pensée kantienne peut provoquer chez d’autres penseurs. On l’a plus ou moins compris, en langage kantien, la spécificité du jugement esthétique, c’est le fait qu’il consiste à juger comme si il y avait des concepts a priori permettant de juger, alors que ce n’est justement pas le cas. En somme, ce n’est pas un jugement qui consisterait à placer un objet dans une catégorie déjà connue, puisque justement, dans ce type de jugement, c’est l’objet qui semble amener avec lui la catégorie à laquelle il appartient. On le reconnait sans l’avoir déjà connu. C’est en ce sens qu’en langage kantien on nomme ce jugement non pas « déterminant » (placer un objet dans une catégorie préexistante, comme on fait lorsqu’on comprend, par exemple, l’échange d’oxygène dans les poumons comme un phénomène plus général de combustion), mais réfléchissant (qui consiste au contraire à créer une catégorie à partir de ce qui se rencontre. Le jugement « c’est beau » est caractéristique de ce type de pensée, puisqu’il n’existe pas de règle le précédent qui permette de l’énoncer; au contraire, le jugement lui même génère sa propre règle en définissant le beau à partir de ce qu’il désigne comme tel). C’est pour cette raison que la Critique du jugement constitue un moment particulier dans l’agencement des trois Critiques, dans la mesure où c’est l’instant où la pensée semble décoller et se libérer des guides qui l’avaient jusque là rendue possible, certes, mais aussi limitée. C’est ici que les choses intéressantes commencent, dans la confrontation à ces deux domaines qui constituent des trouées dans la sphère de la connaissance : le vivant, et le beau, parce qu’ils concernent des objets qui ne peuvent pas être pensés sans référence à leur fin, à leur forme finale, et ce bien que celle-ci ne soit pas connue.
Dans l’ouvrage que Jean-Michel Durafour consacre aux rapports qu’entretient la pensée de Jean-François Lyotard au cinéma (Jean-François Lyotard, questions au cinéma), Kant constitue un centre de gravité autour duquel tente de se construire une pensée qui doit, dès lors, extraire de la Critique du jugement, la substance vitale. Cela donne quelques pages qui brodent, à partir de Kant, des motifs qui permettent, il me semble, de se faire une idée de cette pensée, par les bourgeons qu’elle donne chez les autres. Les mots qui suivent ne sont donc pas de Lyotard lui même, mais il me semble qu’ils constituent, de manière pressante, une invitation à le lire. Evidemment, Durafour faisant ici référence à Lyotard, qui se sert lui-même de Kant comme base de lancement, lire les lignes qui suivent sans avoir lu, ni Lyotard, ni Kant peut sembler difficile. Pourtant, il me semble que parfois, accéder aux auteurs dans ce sens là permet de saisir quels sont les enjeux de leur pensée. Mais quand même, pour une petite préparation à Kant, qui permettra de mieux s’y retrouver dans les mots qui suivent, je conseille le lien suivant, qui permet d’entrer de manière claire et me semble t-il simple dans l’esthétique kantienne : Esthétique et philosophie de l’art; repères historiques et thématiques. On se dirigera, dans ce livre « mis à disposition » par Googlebooks, vers la section consacrée à Kant. Et maintenant, Durafour, Lyotard et Kant mêlés :
« On sait que Lyotard n’a pas vu dans le jugement esthétique (encore seulement subjectif) que la simple propédeutique à la finalité objective de la nature comme « raccord » après coup des deux premières Critique par « une téléologie de la nature pour la liberté »1, se plaçant encore malgré tout du côté du concept (particulier a priori de la faculté de juger) et de la faculté de connaître (les lois empiriques de la nature), déplaçant « seulement » la pensée de la législation (théorique ou pratique) à la régulation, de l’universel au particulier, de la déduction à l’appréciation (par l’analogie avec notre action intentionnelle). Au contraire, les Leçons font de l’esthétique, quoiqu’elle n’ait rien à voir avec la moindre connaissance objective (il n’existe pas de concept du beau) et n’informe que de l’état (de plaisir ou de peine) du sujet qui juge (c’est le sens propre du jugement réfléchissant), et au contraire de l’éxégèse dominante (voire de la lettre du texte), la pierre de touche qui « rend manifeste […] la manière réflexive de penser qui est à l’oeuvre dans le texte critique tout entier ».2
La sensibilité intervient selon deux régimes dans la philosophie kantienne : comme l’objet d’une esthétique, d’une satisfaction (ou non) subjective d’un sujet qui sent (goûte), dans la Critique de la faculté de juger, mais déjà, dans la Critique de la raison pure, comme saisie des données de l’intuition dans les formes a priori que sont l’espace et le temps, moment essentiel de la possibilité de toute connaissance objective en général. Dans la Critique de la raison pure, la sensibilité est prise au sens de la sensation (Empfindung), soit « l’effet d’un objet sur la capacité de représentation », exprimant l’élément matériel phénoménal nécessaire pour la connaissance des objets; dans la Critique de la faculté de juger, au sens du sentiment (Gefühl), soit la détermination du sentiment de plaisir et de peine, « la part subjective de ce qui, dans une représentation, ne peut absolument pas devenir une partie de la connaissance« . Or, précise Lyotard, « cette occurrence de la sensation accompagne tous les modes de penser, quelle qu’en soit la nature »; plus loin : « Tout acte de pensée s’accompagne donc d’un sentiment qui signale à la pensée son ‘état' »3. Tout se passe comme si, par le jugement de plaisir et de peine, « les dissonances qui divisent la pensée, celles de l’imagination et des concepts, entraient en phase et laissaient place, sinon à une consonance parfaite, à une conjugaison paisible, du moins à une émulation bienveillante et douce, comme celle qui unit des fiancés »4. Pas de pensée humaine qui ne soit incarnée, c’est à dire située sur l’échelle affective qui va de la peine au plaisir.
Cette affection par le jugement réfléchissant n’est pas d’un sujet. Si tel était le cas, cela impliquerait que le sujet préexisterait comme substrat à la pensée. La Critique de la raison pure avait déjà fermement combattu une telle proposition d’un sujet connu comme substance indépendamment de ses cogitata. Si l’affection réfléchissante était celle d’un sujet, elle impliquerait une distinction sujet/objet (le sujet se prenant comme objet pour lui-même), et donc l’amorce d’une connaissance. Au contraire, il y a « immédiateté fulgurante et […] coïncidence parfaite du sentant et du senti »5. Le jugement esthétique n’est pas jugement d’un sujet; mais le sujet est « promis » par le jugement esthétique. « Dans l’esthétique du beau, le sujet est « à l’état naissant »6, d’une naissance qui n’est pas permanente (sinon il serait toujours une substance), mais qui intervient « à chaque fois qu’il y a plaisir du beau ». C’est par l’esthétique qu’un je est possible, par l’auto-affection de la pensée qui fait retour (se réfléchit) sur elle-même en se donnant son « état ».
La « coïncidence parfaite du sentant et du senti » dans la réflexion esthétique est précisément ce par quoi le paradoxe principal de la philosophie kantienne – « comment le penseur critique a jamais pu établir des conditions de pensée qui sont a priori »7, paradoxe de la fondation de la fondation, épée du diallèle : comment puis-je déterminer, c’est à dire juger, ce qui va précisément me permettre de savoir juger comme il faut ? – se voit neutralisé. Dans le jugement esthétique, l' »état » de la pensée n’est pas différent du sentiment qui l’en informe. « Le sentiment [est] pour la pensée, le signe de son état, donc le signe du sentiment lui-même, puisque l' »état » de la pensée est le sentiment »8. Lyotard qualifie ce jugement, empruntant le mot – en en infléchissant le sens – à Schelling (lui même le reprenant de Coleridge), de tautégorique : ce qui, à la différence de l’allégorie, signifie ce qu’il est et est ce qu’il signifie. La réflexion est « la pensée elle-même en tant qu’elle est affectée par le fait qu’elle pense »9. Le jugement réfléchissant sur le beau est à lui-même son propre principe de discrimination. De fait, se fondant lui-même par lui-même, il permettra seul de faire un bon usage (légitime) des catégories, qui en elles mêmes ne suffisent pas pour penser bien, tout comme, dans Des premiers fondements de la différence des régions dans l’espace, la connaissance des quatre points cardinaux ne servait à rien sans la divergence subjective de la gauche et de la droite. Dès la première Critique, Kant avait parlé de réflexion transcendantale dans la mesure où « avant de comparer des jugements objectifs, nous comparons les concepts » : « La réflexion transcendantale, c’est à dire le rapport des représentations données à l’un ou l’autre mode de connaissance [sensibilité ou entendement], pourra seule déterminer leur rapport entre elles »10.
(…) Depuis la béance originaire, le déferlement fondateur par lequel il y a monde, avance ce qui ne peut se dire, antéprédicatif par définition (devançant toujours tout jugement et donc toute théorisation); ce qui se tient « dans un silence d’avant la parole, silence de sein »11. L’évènementiel de l’évènement échappe à toute mise en mots. Il laisse le penseur enfant (infans), dans l’enfance de l’art.
Or ce silence, le silence de cette présence sentie avant que d’être dite, « tomb[ée] dans le trémis ou la pensée remue et trie tout », cette présence à la fois pré-linguistique et pré-chosique (toute chose est dénomination), seul peut le transmettre, le faire partager l’art, lequel est tout entier « un démenti à la position du discours12« . Lyotard a plusieurs formules frappantes : « On ne peint pas pour parler, mais pour se taire. »13 « L’oeuvre désoeuvre la langue. »14 Ce qui nous le fait oublier ? Le commentaire des oeuvres d’art, qui est rarement échafaudé avec des images (muettes), mais avec des mots. On aura reconnu ici, sans qu’il soit possible de nous y attarder, jusque dans le ton, l’influence de la dernière esthétique d’Adorno : « En vertu de son caractère ambigu, le langage est le constituant de l’art et son ennemi mortel. Les vases étrusques de la Villa Julia sont parlants au plus haut degré et incomparables à tout langage communicatif. Le langage véritable de l’art est sans langage. […] Ce langage non significatif des oeuvres d’art : l’expression est le regard des oeuvres d’art […]. L’art puise son salut dans l’acte par lequel l’esprit, en lui, renonce à lui-même. »15 Ne se laissant pas réduire dans des formules, n’assiégeant pas l’espace de la parole sans l’ébranler, maintenant « une réserve de ‘vues’ imposant le silence au discours apparu, l’art est le nerf de la philosophie lyotardienne. »
1 Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 15
2 Ibid, p. 21
3 Ibid, p. 24, p. 25
4 Ibid, p. 34
5 Ibid, p. 24
6 Ibid, p. 34
7 Ibid, p. 48
8 Ibid, p. 40
9 Ibid, p. 107
10 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Appendice de l’Analytique transcendantale, Oeuvres philosophiques, tome I, Paris, Gallimard, 1980, p. 989, p. 990. Nous soulignons. La réflexion (Uberlegung, reflexio) est « l’état de l’esprit dans lequel nous nous disposons d’abord à découvrir les conditions subjectives sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts » (p. 988). On notera que cela ne va pas sans une « inversion » importante dans l’exposé kantien : celui qui consiste, dans l’Analytique du beau de la Critique de la faculté de juger, à placer l’examen du jugement de goût, quand bien même c’est pour les détourner (une universalité subjective, une nécessite exemplaire, etc.), sous l’égide des quatre catégories de la Critique de la raison pure. C’est précisément par la confrontation avec les quatre catégories de l’entendement que le jugement réfléchissant est « sommé d’exhiber sa différence » (J.-F. Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, op. cit., p. 101).
11 Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, 1971, p. 13
12 Id.
13 Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, UGE, 1973, p. 88
14 Jean-François Lyotard, Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 103
15 Théodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 162-163, p. 170
Jean-Michel Durafour, Jean-François Lyotard : questions au cinéma, Paris, Puf, 2009, p. 11 sq.
On peut concevoir que la lecture soit, ici, difficile. Mais il n’y a pour ce genre de texte, qu’une règle : poursuivre, et reprendre. Peu à peu comme dans les forêts, des chemins se dessinent et on apprend à en reconnaître les traces, à lire en eux des pistes qui mènent à d’autres sentiers. Le livre de Jean-Michel Durafour n’est d’ailleurs lui même qu’un chemin tracé à travers la pensée de Lyotard, lequel semble avancer en éclaireur dans le bois kantien. Nul doute que des obstacles de vocabulaire se dresseront face à la lecture. Rien cependant qu’un moteur de recherche ne puisse résoudre. Je mettrai dès que j’en aurai le temps en hyperlien les quelques termes qui pourraient ici empêcher la compréhension de l’ensemble. Mais on l’aura sans doute compris, c’est à la méditation et à la recherche personnelle que ce genre de texte convie. Lire Lyotard et Kant, voila un programme qui devrait occuper notre agenda pour un bon moment. On pourra, aussi, lire entièrement l’ouvrage de Durafour, car pour tout amateur de cinéma, il constitue aussi un parcours passionnant à travers des oeuvres aussi diverses que le Scarface de Coppola ou les oeuvres de Stan Brakhage (je sais, l’agenda se remplit dangereusement, et je prédis qu’il se remplira, grâce à Durafour, d’un certain nombre de films à voir, en plus des livres à lire; vous m’en voyez évidemment désolé).
NB Le titre de ce présent article n’est rien d’autre que la reprise des derniers mots de Durafour dans ce chapitre consacré à l’esthétique kantienne telle qu’envisagée par Lyotard.