Puisque l’angle économique est celui selon lequel les négociants regardent le monde, plaçons nous sur les hauteurs de l’otium, habitées par les oisifs qui peuvent se payer ce luxe sans prix de ne pas avoir à compter, afin de regarder ce que le commun des mortels appelle « crise » pour l’envisager sous un autre jour, et selon d’autres valeurs.
Dans la livraison du 12 Mai 2010 des Inrockuptibles, une interview de Jean-Luc Godard, partant un tout petit peu dans tous les sens comme semble devoir le faire toute entrevue avec le colosse de Rolle, on s’arrête, le temps d’une réplique, sur l’actuelle crise traversée par la Grèce, embarquant avec elle le reste de l’Europe, un peu contrainte et forcée à une solidarité qu’on sentait davantage fondée sur l’espoir d’une croissance que sur le financement des dettes. On comprend, quelques lignes plus haut, que l’essentiel de la concentration de Godard ne se situe pas exactement sur les stricts gains économiques (on devine aisément que, sinon, il ferait d’autres films que ceux qu’il nous offre à voir (et « offrir » n’est pas un vain mot : son nouveau long métrage, Film socialisme, sortira simultanément en salles et sur internet, à travers le site FilmoTV, en Vidéo à la demande, mais Godard voulait en diffuser le « film-annonce », c’est à dire le film en intégral, mais en accéléré, sur youtube)), quand sur la question des droits d’auteur il affirme que les artistes ont des devoirs, pas des droits, et insiste pour placer l’art sur le même terrain juridique que la science (« En sciences, aucun scientifique ne paie des droits pour utiliser une formule établie par un confrère (…) Le droit d’auteur, vraiment c’est pas possible. Un auteur n’a aucun droit. Je n’ai aucun droit. Je n’ai que des devoirs. »).
Dissertant sur ce principe central dans son cinéma, qu’est la citation, il était normal qu’il porte sur la question de la dette extérieure de la Grèce un regard un peu décalé, soucieux de ce qui importe véritablement dans ce phénomène qui secoue l’Europe. Dans ses propres mots, cela donne ce rappel à notre propre dette, intemporelle, à la Grèce :
« On devrait remercier la Grèce. C’est l’Occident qui a une dette par rapport à la Grèce. La philosophie, la démocratie, la tragédie… On oublie toujours les liens entre tragédie et démocratie. Sans Sophocle pas de Périclès. Sans Périclès pas de Sophocle. Le monde technologique dans lequel nous vivons doit tout à la Grèce. Qui a inventé la logique ? Aristote. Si ceci et cela, donc cela. C’est ce que les puissances dominantes utilisent toute la journée, faisant en sorte qu’il n’y ait surtout pas de contradiction, qu’on reste dans une même logique. Hannah Arendt avait bien dit que la logique induit le totalitarisme. Donc tout le monde doit de l’argent à la Grèce aujourd’hui. Elle pourrait demander mille milliards de droits d’auteur au monde contemporain et il serait logique de les lui donner. Tout de suite. On accuse aussi les Grecs d’être menteurs… Ca me rappelle un vieux syllogisme que j’apprenais à l’école. Epaminondas est menteur, or tous les Grecs son menteurs, donc Epaminondas est grec. On n’a pas tellement avancé. » (Supplément « Cannes » du n° 754 des Inrockuptibles, 12 Mai 2010, p. XVII sq)
Nul doute que les exigences économiques prévaudront, malgré ce retour au sens premier des choses proposé ici par Godard. C’est bien que nous sommes sous un double régime, celui de l’intendance quotidienne de nos vies, et celui de l’Esprit; c’est bien aussi que la hiérarchie qu’on pourrait concevoir entre ces deux dimensions de nos existences est en permanence inversée, et que c’est d’autant plus lisible lorsque ce sont précisément les préoccupations financières, qui se situent un cran en dessous encore par rapport à celles de l’économie, qui dictent la perte même de la culture. On se consolera en persistant à penser que l’Esprit vaut mieux que cela, et en constatant que c’est en utilisant les structures de la pensée créées par la Grèce que nous calculons aujourd’hui les taux selon lesquels elle devra rembourser ce qui lui est prêté. On s’inquiétera en revanche en constatant qu’on a entre temps oublié que le raisonnable ne se réduisait pas au rationnel, que le devoir ne se réduit pas aux seules dettes extérieures, et que toute justice ne s’incarne pas nécessairement dans la seule balance commerciale. On s’inquiétera peut être un peu plus en se rappelant que l’Esprit n’est rien d’autre que ce que l’homme en fait, et que sa croissance est indexée à la valeur qu’il lui accorde.