Afin de compléter l’article précédent, voici un accès plus simple à l’oeuvre d’Edgar Varèse. Il s’agit d’un texte écrit par Frank Zappa pour le mensuel Stereo review de Juin 1971. Il s’intitule Edgard Varese : The Idol of My Youth, et il touchera ceux pour qui découvrir un artiste relève encore de ce qu’on peut appeler une rencontre. On peut craindre que nombreux soient ceux qui entretiennent avec la musique une simple relation d’accumulation, la consommation à hautes doses de la musique en général, et le téléchargement en particulier, pouvant donner lieu, paradoxalement, à un éloignement des oeuvres (pour des raisons techniques, le MP3 étant loin d’être une restitution idéale (Jean-Jacques Birgé, dans son blog, le compare à une ombre, ou à une carte postale, et il a sans doute raison), mais aussi pour des raisons de temps : une oeuvre réclame qu’on lui consacre du temps, des rencontres multiples, une aventure commune, ce qui est impossible quand aterrissent dans le disque dur des dizaines d’albums quotidiennement). Zappa raconte donc comment, adolescent, il a rencontré accidentellement la musique d’Edgar Varèse, et comment un disque a pu à lui seul bouleverser son écoute de la musique. Au delà de l’analyse des oeuvres, je me demande si ce ne sont pas ces témoignages qui sont, le plus, aptes à susciter une démarche sincère de découvertes des oeuvres.
Voici donc cet article :
« On m’a demandé d’écrire sur Edgard Varèse. Je ne suis pas du tout qualifié pour ça. Je ne peux même pas prononcer son nom correctement. La seule raison pour laquelle j’ai acepté c’est parce que j’aime beaucoup sa musique, et si par hasard cet article pouvait amener plus de gens à écouter ses œuvres, ça en aura valu la peine.
J’avais environ treize ans quand j’ai lu un article dans “Look” sur le Record Store de Sam Goody à New York. Ma mémoire n’est pas très claire sur les détails, mais je me souviens qu’y était fait l’éloge de l’exceptionnelle habileté de la boutique à vendre des disques. Un exemple de brillant art de vendre décrivait comment, par quelque mystérieuse tricherie, la boutique avait en fait réussi à vendre un album intitulé “Ionization” (le vrai nom de l’album était “The Complete Works of Edgard Varese, Volume One”). L’article décrivait le disque comme un fouillis bizarre de tambours et autres sons déplaisants.
Je filai à toute vitesse vers le magasin de disques du coin et le demandai. Personne n’en avait entendu parler. Je racontai au gars du magasin à quoi ça ressemblait. Il se détourna, rebuté, et marmonna solennellement, “De toute façon je ne l’aurais pas en stock… personne ici à San Diego n’achèterait ça.”
Je n’abandonnai pas. J’avais tellement hâte d’avoir cet album que je ne pouvais même pas le croire. A cette époque j’étais un fanatique de rythm-and-blues. J’économisais tout l’argent que je pouvais (parfois près de 2 dollars par semaine) pour que chaque vendredi et samedi je puisse fouiller dans les piles de vieux disques à la Décharge des Disques de Juke-Box Usagés (ou quel que soit son nom) à l’hôtel Maryland ou dans les coins poussiéreux des petits magasins de disques où ils conservaient les vieux disques dégueulasses que personne ne voulait acheter.
Un jour je passais devant un magasin hi-fi à La Mesa. Une petite pancarte dans la vitrine annonçait une vente de 45–tours. Après avoir parcouru les casiers des singles et trouvé un ou deux disques de Joe Houston, je m’avançais vers la caisse enregistreuse. Sur mon chemin, je jetais au hasard un coup d’oeil dans le bac des LP. Placé sur le devant, juste un peu plié aux coins, se trouvait un album à la couverture noire et blanche et d’allure étrange. Dessus il y avait la photo d’un homme aux cheveux gris frisottés. Il ressemblait à un savant fou. Je pensais que c’était génial que quelqu’un ait finalement fait un enregistrement d’un savant fou. Je le pris. J’en vins presque (c’est la vérité, mesdames et messieurs) à pisser dans mon pantalon… C’ETAIT LUI ! EMS 401, The Complete Works of Edgard Varese Volume I… Integrales, Density 21.5, Ionization, Octandre… Rene Le Roy, le N.Y. Wind Ensemble, le Juilliard Percussion Orchestra, direction Frederic Waidman… texte du livret par Sidney Finkelstein ! WOW !
Je retournai en courant vers les casiers des singles et replaçait les disques de Joe Houston dedans. Je fouillai dans ma poche pour voir combien d’argent j’avais (environ 3.80$). Je savais que je devais avoir beaucoup d’argent pour acheter un album. Seuls les vieux ont assez d’argent pour acheter des albums. Je n’avais encore jamais acheté un album. Je me glissai vers le gars à la caisse enregistreuse et lui demandai combien coûtait EMS 401. “Ce gris-là dans la boîte ? 5.95$ – ”
J’avais recherché cet album pendant plus d’un an, et maintenant… catastrophe. Je dis au gars que je n’avais que 3.80$. Il gratta son cou. “On utilise ce disque pour faire la démonstration de la hi-fi, mais personne n’en achète jamais quand on les utilise… tu peux l’avoir pour 3.80$ si tu le veux tant que ça.”
Je ne pouvais pas imaginer ce qu’il voulait dire par “faire la démonstration de la hi-fi avec”. Je n’avais jamais entendu de hi-fi. Je savais seulement que les vieux les achetaient. J’avais une authentique lo-fi… c’était une petite boîte d’environ 10 centimètres de profondeur avec des pieds en imitation de fer forgé à chaque coin (une espèce de plaque cuivrée) qui l’élevait du dessus de la table car le haut-parleur était en bas. Ma mère le gardait près de la planche à repasser. Elle l’utilisait pour écouter un 78 tours de “The Little Shoemaker” dessus. J’enlevai le 78 tours de “The Little Schoemaker” et, déplaçant prudemment le levier de vitesse sur 33 1/3 (ça n’avait jamais été fait avant), tournai le volume au maximum et plaçai l’aiguille à pointe Osmium tous-usages dans la spirale initiale sur “Ionization”. J’ai une gentille mère catholique qui aime Roller Derby. Edgard Varèse ne la fait pas fuir, même à ce jour. On m’interdit de passer ce disque dans le salon à tout jamais.
Pour écouter l’Album, je devais rester dans ma chambre. Je restais assis là toutes les nuits, l’écoutant deux ou trois fois et lisant les notes du livret encore et encore. Je ne les comprenais absolument pas. Je ne savais pas ce qu’était le timbre. Je n’avais jamais entendu parler de polyphonie. J’aimais juste la musique parce qu’elle sonnait bien à mes oreilles. Je forçais tous ceux qui venaient à l’écouter. (J’avais entendu quelque part que dans les stations de radio les gars faisaient des marques à la craie sur les disques pour pouvoir retrouver un passage exact, et donc je fis la même chose sur EMS 401… marquant tous les moments forts pour que mes amis ne s’ennuient pas pendant les parties calmes.)
J’allai à la bibliothèque et tentai de trouver un livre sur M. Varèse. Il n’y en avait aucun. La bibliothécaire me dis qu’il n’était probablement pas un Grand Compositeur. Elle me suggéra de regarder dans des livres parlant de compositeurs nouveaux ou impopulaires. Je trouvai un livre qui contenait un petit baratin (avec une photo de M. Varèse en jeune homme, fixant l’objectif très sérieusement) disant qu’il serait aussi heureux à faire pousser du raisin qu’à être compositeur.
A mon quinzième anniversaire ma mère me dit qu’elle me donnerait 5$. Je lui dis que je préférerai passer un appel longue-distance. Je croyais que M. Varèse vivait à New York parce que l’enregistrement avait été fait à New York (et comme il était si bizarre, il vivait sans doute à Greenwich Village). J’obtins les Renseignements de New York, et bien évidemment, il était dans l’annuaire.
Sa femme répondit. Elle fut très gentille et me dit qu’il était en Europe et je devrais rappeler dans quelques semaines. Je le fis. Je ne me rappelle plus ce que je lui ai dit exactement, mais c’était quelque chose comme : “votre musique me botte vraiment”. Il me dit qu’il travaillait sur une nouvelle pièce intitulée “Déserts”. Ça me mit quelque peu en joie car je vivais alors à Lancaster, Californie. Quand vous avez quinze ans et que vous vivez dans le désert Mojave et que vous découvrez que le plus grand compositeur du monde, quelque part dans un laboratoire secret de Greenwich Village, travaille à une chanson sur votre “ville natale” vous avez de quoi être sacrément excité. Ça paraissait une grande tragédie que tout le monde à Palmdale ou Rosamond s’en ficherait s’ils venaient à l’entendre. Je continue de penser que “Déserts” parle de Lancaster, même si les notes de livret du LP Columbia disent que c’est quelque chose de plus philosophique.
Tout au long du lycée je cherchai des informations sur Varèse et sa musique. L’une des plus excitantes découvertes eut lieu dans la bibliothèque de l’école à Lancaster. Je trouvai un livre d’orchestration qui contenait des exemples de partition au dos, et où se trouvait inclus un extrait de “Offrandes” avec un tas de notes de harpes (et vous savez à quel point les notes de harpes paraissent épatantes). Je me souviens avoir fétichisé le livre pendant plusieurs semaines.
Quand j’eus dix-huit ans j’eus l’occasion d’aller sur la côte Est pour rendre visite à ma tante Mary à Baltimore. Ça faisait alors près de quatre ans que je composais mais je ne m’étais encore jamais entendu interprété. Tante Mary allait me présenter à l’un de ses amis (un monsieur italien) qui était en contact avec l’orchestre du coin. J’avais prévu de faire un détour par le mystérieux Greenwich Village. Pendant ma conversation téléphonique d’anniversaire, M. Varèse avait mentionné en passant la possibilité d’une visite si je me trouvais dans les parages. Je lui écrivis une lettre pendant que j’étais à Baltimore, juste pour lui faire savoir que j’étais dans les parages.
J’attendis. Ma tante me présenta au type de l’orchestre. Elle dit, “Voici Frankie. Il écrit de la musique pour orchestre.” Le type dit, “Vraiment? Dis-moi, fiston, quelle est la note plus basse pour un basson?” Je dis, “Si bémol… et le bouquin dit aussi qu’on peut le pousser jusqu’à un do ou quelque chose dans la clef de sol.” Il dit, “Vraiment ? Tu t’y connais en harmoniques du violon ?” Je dis, “C’est quoi?” Il dit, “Reviens me voir dans quelques années”.
J’attendis quelques-unes de plus. La lettre arriva. Je ne pouvais pas le croire. Une vraie lettre manuscrite d’Edgard Varèse ! Je l’ai encore dans un petit cadre. Dans une écriture minuscule de style scientifique, elle dit :
12 VII 57
Cher M. Zappa
Je suis désolé de ne pas pouvoir vous accorder votre requête. Je pars pour l’Europe la semaine prochaine et serai absent jusqu’au printemps prochain. J’espère cependant vous voir à mon retour.
Avec mes meilleurs vœux,
Edgard Varèse
Je n’ai jamais rencontré M. Varèse. Mais j’ai continué à rechercher les enregistrements de sa musique. Quand il a atteint quatre-vingt ans je suppose que quelques compagnies de disques ont craqué et ont enregistré quelques trucs à lui. Une espèce de geste, j’imagine. Je me suis toujours demandé qui les achetait à part moi. Environ sept ans avaient passé depuis que j’avais écouté sa musique pour la première fois, lorsque je rencontrai quelqu’un d’autre qui savait même qu’il existait. Cette personne était un étudiant en cinéma à l’USC. Il avait le LP Columbia avec “Poème Electronique” dessus. Il pensait que ça pourrait faire des effets sonores épatants.
Je ne peux vous donner aucune analyse structurelle ou supposition universitaire sur la façon dont sa musique fonctionne ou pourquoi je pense qu’elle sonne sibien. Sa musique est absolument unique. Si vous ne l’avez pas encore écoutée, courrez l’écouter. Si vous l’avez déjà écoutée et que vous pensez que ça pourrait faire des effets sonores épatants, écoutez-là encore. Je recommandrais l’enregistrement du Chicago Symphony pour “Arcana” chez RCA (avec le son à fond) ou le disque de l’Utah Symphony chez Vanguard pour “Amériques”. Et aussi, il y a une biographie par Fernand Oulette, et des partitions miniature sont disponibles pour la plupart de ses œuvres, publiées par G. Ricordi. »