2 Décembre 1954, au théâtre des Champs Elysées, Edgar Varèse fait découvrir au public une pièce musicale, intitulée Déserts, qui restera dans l’histoire de la musique la première oeuvre mixte, c’est à dire exécutée pour partie par un orchestre de musiciens, et pour autre partie par des bandes magnétiques enregistrées, diffusées par l’intermédiaire d’un dispositif de sonorisation amplifiée. A aucun moment ces deux dispositifs ne jouent de manière simultanée. Il s’agit plutôt d’interpolations enregistrées dans le jeu de l’orchestre.
Cette première fut, pour le moins, chaotique : le public se divisera rapidement en deux camps, les uns vociférant contre l’oeuvre, et tentant de d’empêcher son exécution en intervenant bruyamment pour en troubler le jeu, et l’écoute, les autres insultant à leur tour les premiers, afin que l’écoute soit possible. Les jurons pleuvent, les rires aussi, et à la fin, les injures couvrent les applaudissements. C’est que l’oeuvre musicale proposée échappe à tout ce qui pourrait constituer, chez le public, une culture musicale : si on est amateur de mélodie, on sera déçu par Déserts, puisqu’on n’y trouve pas de mélodie. Si on attend de la musique une cadence rythmique, on sera désarçonné : Déserts n’en propose aucune. On n’y trouvera pas non plus d’harmonie au sens courant du terme, ni d’utilisation classique des gammes musicales académiques. En revanche, on y entendra des tonitruances, des échappées, des accalmies, des intensités, comme dirait Victor Hugo, « du bruit qui pense ».
Le problème, c’est que Déserts déconcerte précisément parce que le public est cultivé, qu’il est habitué à un certain nombre de structures qui définissent ce qui, pour lui, correspond à une oeuvre musicale, et il attend d’un compositeur qu’il organise les sons selon ces structures qui doivent constituer un contrat entre lui et le musicien. Pour parler en termes plus précis, la mélodie, le rythme, l’harmonie sont autant d’éléments de convention qui sont tellement bien intégrés, parce qu’avant tout ressentis sans avoir été pensés qu’ils apparaissent comme une beauté naturelle à laquelle l’artiste doit plier son oeuvre. Varèse, en ce soir de Décembre 1954, refuse de jouer le jeu, et une bonne partie du public, déçu, ne le lui pardonne pas. Sans doute la programmation de la soirée n’était elle pas faite pour l’aider à franchir le pas de géant que Varèse demandait aux auditeurs d’effectuer, puisque Déserts y était précédée de la Grande Ouverture en si bémol majeur de Mozart, et suivie de la Symphonie pathétique de Tchaikovski, qui correspondaient bien davantage aux us et coutumes des oreilles du moment (et d’aujourd’hui, aussi, on peut le craindre). Le scandale fut tout à fait à la hauteur de ceux qu’avaient provoqués, avant Varèse, Hugo avec Hernani, et Stravinski, avec son Sacre du Printemps, interprété dans une ambiance tout aussi houleuse en 1913, Stravinski prenant d’ailleurs la défense de Varèse, en voyant en lui « le Brancusi de la musique ».
Dans son ouvrage La Musique au XXè siècle, Jean-Noel Von der Weid introduit sa perspective en s’appuyant sur cette difficulté qu’éprouve le public quand il s’agit de suivre des artistes dans des paysages sonores où les repères semblent avoir totalement disparu. Et il en appelle à l’apparition d’un nouveau public. Nous verrons que Varèse lui même, quand il s’exprima sur cette création mouvementée de Déserts, proposa une thèse assez semblable :
« Ce siècle se termine. Et inclure Anton Webern dans un concert ne suscite plus l’effroi, ne ressortit plus à la provocation, certes, mais doit être accompagné de prudence et de retenue. Parce que cette musique, écrite aux autres confins du siècle hérisse encore des sensibilités, se heurte à une fin de non recevoir globale. Etrange d’observer l’homme qui aujourd’hui plus que jamais habite une douleur, dans un monde en agonie, chloroforme ses rêves et se mystifie dans le fâcheux laisser-aller esthétique des Arvo Pärt ou John Adams ; dans la musique New Age holistique, celle du ici et du maintenant, nouvelle ritualisation et sacralisation de la musique considérée comme une « ontologie sonore » (Peter Niklas Wilson) – en fait expression minimaliste de bas étage, issue des Terry Riley, La Monte Young ou Meredith Monk. Que l’harmonie soit à nouveau à la mode (Nouvelles Intériorité, Subjectivité, Simplicité, etc.), que les « post-modernes » ressassent sans sourciller les principes les plus éculés du langage musical sont les particularités les plus surprenantes de ces dernières années – et seraient raillées par l’expression hégélienne du « ah et oh de l’âme »1 et de son « impuissance entêtée ».
Car cette musique, dite contemporaine (de quoi ?) avec dédain ou fière ignorance2, se trouve en parfaite adéquation avec notre fin de siècle, incarne l’esprit du temps, donne forme à l’angoisse et à la lucidité tranchante qui accompagne ce tourment.
« My music is not lovely« , maronnait Arnold Schoenberg à Hollywood, qui voulait débarrasser l’art de toute sujétion à l’égard d’éléments sensoriels diffus donnés a priori et qui émiettent la structuration autonome d’une oeuvre. (Au même moment, Hanns Eisler vitupérait contre les feelies, ou « cinémas sentants », ces triomphes absolus de l’abrutissement.) La musique n’est pas « ameublement » ou « immeublement », narquoisaient Erik Satie et John Cage, destiné à cacher la vie : elle est là pour nous dépecer, nous ébranler dans les plus infimes interstices de notre conscience. Elle épuise, brûle, ronge – indemne d’émois futiles. Contrairement aux rigolotes cabrioles esthético-idéologiques de ce que nous pourrions appeler la Nouvelle Euphorie, celle-ci a besoin d’autre chose que de nourritures tonifiantes quoique allégées ; de quelque chose d’hétérogène, d’étranger qui lui permette de ne plus se complaire3 narcissiquement dans une atmosphère (néo) romantique – la Stimmung – , qui l’autorise à bornioliser la Muse, raillerait Flaubert.
Il y eut des scandales, allègres d’insolence ; celui d’Ernst krenek avec sa Deuxième Symphonie, ceux d’Igor Stravinsky avec son Sacre du Printemps, d’Alban Berg avec les Altenberglieder. Ce furent les premières réactions contre la mise en pièces de la souveraine consonance, contre la pulvérisation de la mélodie, contre l’abandon de la symétrie et des mètres simples, comme la mesure à trois ou quatre temps. Un délestage qui s’accompagna, plus en profondeur, et métaphysique, du sens.
La littérature avait d’ailleurs largement précédé la musique : depuis Flaubert, Mallarmé et Faulkner4, l’oeuvre devient un espace non balisé, le sens, jusque là totalitaire et tyrannique, titube, se casse en sa continuité ; le K de kafka remplace les Karamazov (en peinture, Klein remplace Kubin), le héros meurt, l’univers se fait plurivoque, la structure, glissante, sans cesse est sur le point de s’effondrer.
Ne demeurent de ces irritations qu’indifférence, désengagement : autres manifestations, masquées cette fois, de ce rejet de la musique actuelle. « Seule la surface compte, écrivait début 1992 Jean-Baptiste Barrière, notamment parce qu’il faut consommer (sans pour autant pouvoir assimiler) rapidement, et parce que la concentration mutilée ne permet plus de retenir autre chose que des fragments, des bribes de sens, des images sursignifiantes ou insignifiantes. »
Aussi cette musique questionnant – donc embarrassante -, n’intéresse t-elle pas ; car elle passe pour être autre chose que la véritable musique, celle, tonale, terriblement quantitative, qui court de 1600 à 1900, et que tout être sensé se doit d’écouter. Comme s’il n’y avait qu’une musique ! Adorno pense, à juste titre, que l’on ne peut comprendre Bach ou Beethoven que si l’on comprend Schoenberg5. « Par bonheur, ou par malheur, l’histoire n’est pas un toboggan bien huilé » (Boulez), et la musique, non pas immuable et hiératique, suscite des perceptions toutes autres selon l’époque à laquelle elle est jouée : écouter la musique du passé sans être aguerri aux nouvelles expressions, c’est faire figure de pataud face à un « moulage de plâtre ».
Dans cette perspective historique, il n’est pas inintéressant de constater que, paradoxalement, il arrive que les compositeurs eux-mêmes ne « comprennent » pas ce qu’ils ont écrit, n’en saisissent point la portée. Schoenberg l’avouait à Adorno, à Los Angeles, à propos de son Quintette pour instruments à vent op.26, puis en 1960, Karlheinz Stockhausen, toujours à Adorno, pour « bon nombre » de ses pièces. Depuis lors, ces compositions sont devenues relativement simples à comprendre6 (au point que Le Sacre du Printemps, par exemple, fut prétexte à des dessins animés – avec le fantasy-sound, procédé sonore utilisé dans Fantasia de Walt Disney) ; c’est que les grandes oeuvres acquièrent, contre leurs créateurs, une manière d’autonomie, elles qui « ne cessent de récompenser leur intransgressible nuit de perfection » (Boulez).
Ponts aux ânes et alibis terminologiques se mirent à affluer ‘ alors. On affubla la nouvelle musique de l’étiquette « intellectuelle », composée par des « musiciens de tableau noir » (Jean Cocteau à propos de Schoenberg), s’adonnant à une « frénétique masturbation arithmétique » (Boulez), créant une « musique d’alambics » (Berg). La musique ne viendrait plus du coeur (ce « viscère qui tient lieu de tout », disait Verlaine) ou de l’oreille, mais du cerveau. Jugement erroné, ou de mauvaise foi, encore : toute création comporte une part de sensibilité et une part d’intelligence. Sinon certaines formes de polyphonie, comme celle de la Renaissance aux Pays-Bas, une fugue de Bach la plus compliquée sur le plan harmonique ou une oeuvre dodécaphonique ne seraient que de purs calculs – si le génie des compositeurs n’avait ouvert plusieurs niveaux de conscience de l’auditeur qui peut les écouter sans qu’intervienne son côté spéculatif. Les moyens formels de la musique – où l’expression s’imbrique plus qu’ailleurs dans la technique même du langage – témoignent au premier chef de l’évolution sensible du compositeur. Et plus ces moyens sont construits, moins on les perçoit de façon intellectuelle. Nier que la musique du XXè siècle est créée de façon moins sensible que la musique traditionnelle équivaut à projeter sur elle sa mécompréhension. Rigueur objective et conscience subjective vont de pair : « L’élaboration d’une telle logique de la rigueur musicale au détriment de la perception passive des sons dans leur aspect sensuel définit le rang artistique par rapport à la plaisanterie culinaire » écrit Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique.
Une nouvelle écoute, un nouvel auditeur doivent apparaître (comme nous le verrons à propos de la « révolution silencieuse » de Webern). Il s’agit, non pas de dynamiter toute les idoles, de faire une révolution culturelle, mais, ainsi que l’écrit Olivier Revault d’Allones, une révolution « dans la culture, voire de la culture » puisque la nouvelle musique bouscule les habitudes fondées sur les piliers de la tonalité. Il faut faire oreille neuve7 !
L’hétérogène, dont nous avons parlé plus haut, peut aussi être suscité par la technologie, autre bête noir des pourfendeurs de la musique actuelle.
Au début du siècle déjà, les exigences de certains créateurs allaient de pair avec des courants scientifiques. Surgirent les moyens électroniques, et se creusa un véritable gouffre où basculèrent toutes les conceptions du monde sonore ; ce fut alors, écrit Boulez dans A la limite du pays fertile, « un renversement total des limites imposées au compositeur, plus qu’un renversement, une sorte de cliché négatif : tout ce qui était limite devient illimité, tout ce qu’on croyait impondérable » doit subitement se mesurer avec précision ». A l’heure de l’usage de plus en plus généralisé de l’ordinateur et de l’informatique, on assiste, à côté de l’inévitable camelote hétéroclite de quelques babillards, à la création d’oeuvres dont la pensée ne migre pas purement et simplement du terrain des sciences vers le terrain musical, pour laquelle la double articulation du langage n’est pas une vaine problématique8. L’informatique est encore un outil théorique, un vecteur de pensée (n’en déplaise aux misonéistes de tous poils), mais il faut prendre garde, comme l’écrivait Debussy, ne pas « courir derrière ceux qui n’ont pas encore appris à marcher ».
Certes, le rapport philosophie-musique s’est essoufflé depuis Rousseau, Nietzsche, Adorno et Dahlhauss ; mais certains noms nécessaires ont émergé qui, loin d’un éclectisme pâlot, pensent encore la musique aujourd’hui9.
Pour notre part, plutôt que de larmoyer sur l’art qui se dissocierait dans le vulgum pecus, nous nous réjouirons du plus grand nombre d’individualités accédant aux illuminantes joies et aux moyens que peut offrir cette musique, et ferons nôtres ces mots d’un compositeur qui, parmi d’autres, nous aident à ne pas désespérer de cette fin de siècle, ceux de Brian Ferneyhough : « Je veux toujours maintenir l’auditeur en état de nervosité réceptive, en sorte qu’il soit pris dans un dilemne : soit il suit au niveau d’exigence requis, soit il tourne le bouton et ne suit plus rien. J’espère qu’il n’y a pas dans cette musique de terrain moyen, car je veux forcer l’auditeur à une participation, soit par choix positif, soit par refus total ».
1 – « Comment les hommes entendent-ils la musique, comment le grand public l’entend-il ? Apparemment, il faut qu’il puisse s’accrocher à certaines images ou « états d’âme » ; il est perdu lorsqu’il ne peut imaginer une verte prairie, un ciel bleu ou quelque chose de ce genre » (Anton Webern)
2 – Toute culture découle d’un travail ; le spontanéisme culturel ne conduit à rien.
3 – le philosophe et musicologue Theodor W. Adorno évoque la « mécanique névrotique de l’abrutissement », la « régression de l’écoute » qui engendrent le « rejet arrogant et béotien de tout ce qui est inhabituel. Les auditeurs régressifs se conduisent comme des enfants. Ils ne cessent de réclamer avec entêtement hargneux le même plat qu’on leur a déjà servi dans le passé »
4 – Cf. l’épisode de « La Source », au seuil de Sanctuaire.
5 – Le flûtiste Pierre-Yves Artaud, réputé pour ses nombreuses créations d’oeuvres contemporaines, confiait en 1987 : Grâce à Unity Capsule [pièce redoutable de l’anglais Brian Fernehough] j’ai compris ce qu’était Densité 21,5 de Varèse et j’ai complètement reconsidéré mon interprétation de cette pièce ».
6 – « Comprendre revient à établir une communication entre deux mondes ; celui qui comprend appréhende la teneur réelle de ce qui est légué par la tradition dans la mesure où il applique cette tradition à lui-même et à sa situation » (Jürgen Habermas)
7 – « le spectateur devrait être comme un papier buvard vibratoire. il faut d’abord qu’il absorbe. Puis qu’il vibre. Enfin qu’il tire des conclusions » (Edgar Varèse)
8 – « S’approcher de l’énigme des règles [du langage] et du plan de ses périls, voila une folie de bien meilleur aloi que d’imaginer que l’on puisse s’en rendre maître (Karl Kraus)
9 – Néanmoins, « ce que je n’aime pas ; c’est lire dans une critique (je traduis en clair) que mon chapeau est d’un bleu trop sombre et serait mieux en bleu clair, alors que mon chapeau est jaune » (Bertolt Brecht) »
On ne peut pas en divulguer davantage, et on est conscient que ce passage est déjà, en soi, énigmatique pour ceux qui ne sont pas un peu familiers de ces musiciens. Mais cette introduction croise bel et bien les problématiques que nous avons déjà soulevées dans cette colonne : l’art relève t-il de l’intellect ou de la sensibilité ? On comprend bien que le risque serait de prendre la sensibilité pour une surface fondatrice, préexistant à toute expérience esthétique. On voit qu’il n’en est rien, et que l’oeuvre d’art est par définition ce qui vient travailler, cultiver la sensibilité. Il faudrait compléter, pour accompagner l’extrait musical qui suit, les pages que Von der Weid consacre à Varèse; elles permettraient d’allers plus loin dans cette réflexion.
Voici donc l’enregistrement effectué, le 2 Décembre 1954, au théâtre des Champs Elysées, en présence d’Edgar Varèse, lors de la première de Déserts, précédé de sa présentation par Jean Toscane, telle qu’elle fut diffusée sur l’ORTF. Si vous avez lu ce qui précède, vous savez donc qu’il s’agit plus d’un document que d’une oeuvre musicale dans la pureté de son exécution, puisque les micros ont tout autant capté l’ambiance surchauffée de la salle que l’orchestre lui-même. On entend donc très disctinctement, parfois même plus clairement que l’oeuvre, les insultes qui fusent d’une bonne part des auditeurs :
Pour accéder directement à l’enregistrement, et l’écouter ailleurs, suivre ce lien : https://harrystaut.fr/medias/Deserts.mp3 (Clic droit, enregistrer la source sous).
Pour compléter : la lecture intégrale de l’ouvrage de Von der Weid, La Musique au XXè siècle (1997, rééd. 2005) semble être une aventure un peu excessive, bien qu’elle soit passionnante. En revanche, en posséder un exemplaire dans sa bibliothèque, et y plonger régulièrement permet de disposer d’un outil précieux afin de défricher ces étendues vastes consituées par la musique contemporaine. L’auteur ne se contente pas de présenter les compositeurs, il trace des lignes de jugement qui permettent de structurer le paysage. Il sera toujours assez tôt, ensuite, de le réaménager par soi même lorsqu’on en sera capable.
D’autre part, dans la collection Mémoire vive de l’INA, on trouve un double CD proposant, outre l’enregistrement ci-dessus écoutable,8 entretiens enregistrés en décembre 1954 et janvier 1955 et diffusés entre le 5 mars et le 30 avril 1955 par la Radiodiffusion nationale. Ces discussions, menées par un Georges Charbonnier qui mène le questionnement tel que peu aujourd’hui savent encore le faire, permettent de mieux saisir l’oeuvre, même si Varèse aurait tendance à penser que rien, si ce n’est le contact avec l’oeuvre, ne permet de la saisir. De longs échanges sont d’ailleurs consacrés à cette question.