A propos de Silex and the city, bande dessinée de Jul. Autant dire que quand l’ouvrage qu’on chronique a un tel titre, on peut s’accrocher pour faire mieux (d’ailleurs, on n’a pas fait mieux, le titre de l’article est lui-même extrait d’une case de l’album)
Recrudescence de créationnisme dans les classes. C’est le genre de phénomène qui a tendance à s’exprimer très tôt dans l’année, pour peu qu’on fasse référence aux mythes et qu’on glisse des récits couchés à l’écrit par Homère aux textes fondamentaux des religions du livre. L’assimilation fait vite lever vers le ciel quelques paires d’yeux exprimant parfois l’exaspération, parfois l’inquiétude.
Il est évidemment hors de question de prendre de haut cette manière d’envisager le monde dès le début de l’année, bien qu’il soit impossible de condescendre vers cette position. Le point de crispation est suffisamment dense pour ne pas y ajouter une couche de méfiance supplémentaire ; et la confiance n’est pas encore suffisante pour amener qui que ce soit à cerner en quoi les récits créationnistes sont riches d’intuitions étonnantes (décrire le vivant les pieds plongés dans l’argile, par exemple, ou cerner la spécificité humaine dans l’interposition du travail entre le monde et sa satisfaction), car ce chemin ne peut se faire sans accepter auparavant de ne plus y voir un niveau de vérité équivalent à ce que permet la mise en ordre du monde par la raison scientifique, et ce même si on peut finalement se mettre d’accord sur l’insuffisance de cette dernière. Mais l’erreur la plus fondamentale consisterait à persister à voir dans le récit mythique un discours qui constituerait un savoir objectif.
Inutile d’ajouter à la tension générée par la remise en question de ce qui constitue parfois une fondation importante de la vie de certains ; aussi, il n’est pas complètement inutile d’aborder le problème par la face toujours humaine de l’humour.
Jul est un auteur de bande-dessinée qui, après avoir mis son trait et son esprit au service du dessin de presse, s’est attelé à la réalisation de quelques albums qui, déjà, valaient le déplacement (les titres semblent édifiants : on sent qu’un album intitulé « La croisade s’amuse » doit avoir quelque chose à voir avec les Monty Python (ce qui se trouve partiellement confirmé, Jul développant son propre ton)). Mais c’est en allant puiser son inspiration du côté de Roy Lewis et de son « Pourquoi j’ai mangé mon père », auquel est adressé un hommage discret sur les murs de la grotte de réunion des anthropophages anonymes, que Jul trouve sans doute un filon qu’il devrait pouvoir suivre pour encore quelques albums, tant l’anachronisme dont il joue semble lui ouvrir bien larges les portes de la narration.
Silex & the city est une série déjà riche de deux albums, le dernier venant d’être publié, porteur du sous-titre Réduction du temps de trouvaille. Le principe est simple, et déjà vu ailleurs : on plonge dans la friture de la préhistoire les problématiques contemporaines, tous azimuts, et on voit ce que ça donne, espérant que l’anachronisme joue son effet de révélateur. Et force est de reconnaître que le plus souvent, ça marche rudement bien ; là où certains albums du même genre capitalisent sur une trouvaille par planche, chez Jul, c’est presque chaque case qui recèle ses détails décalés qui permettent, avec un investissement bien moindre de faire au temps ce que Cameron fait à l’espace dans Avatar. De nouveau, on pense au croisement des Monty Python, qui eux aussi ont joyeusement revisité l’histoire, allant gambader à travers les époques avec l’allégresse de ceux qui aiment faire aux époques ce que Frankenstein fait aux membres de sa créature, et de F’murr, dotant les brebis de son Génie des alpages d’aptitudes intellectuelles rarement vues chez les ovidés. Chez l’un comme chez l’autre des dessinateurs aux pseudonymes onomatopédiques, l’action principale se double d’une richesse d’arrière plan qui peu à peu constitue un monde dont la mécanique s’accomplit comme un paysage permanent, offrant aux personnages un milieu dans lequel ils pourraient se permettre de ne plus être en mouvement. On sent dans l’univers de Silex & the city cette aptitude à la contemplation que se permet parfois F’murr dans ses alpages.
Se demande t-on encore quel rapport cela peut bien avoir avec le créationnisme ? Tout comme chez Roy Lewis le récit concentre sur une génération les caps que durent franchir nos lointains ancêtres pour parvenir à ce stade sans doute provisoire qu’est l’homo sapiens sapiens, chez Jul, les hommes sont confrontés à leurs formes multiples (les scènes au cours desquelles les deux héros, professeurs, se plaignent de devoir accueillir dans leurs classes surchargées des variantes d’humains extrêmement diverses dans leur développement, plongent les racines de leur ressort comique dans les principes même de l’évolutionnisme, les kinésithérapeutes surdoués malgré leur absence de pouce antépodent sont aussi des clins d’œil appuyés au mouvement qui a permis de parvenir peu à peu à l’être humain tel que nous le connaissons), et tous ne sont pas convaincus de la pertinence de ce mouvement dont ils ne cernent pas très bien en quoi il peut être considéré comme un progrès. Créationnistes et évolutionnistes s’opposent donc dès la préhistoire, ces derniers se déchirant entre les partisans du Nouveaulithique et alterdarwinistes. C’est un peu la foire, mais on parvient sans peine à retrouver les lignes de tensions qui peuvent aujourd’hui encore traverser une salle de classe.
On complètera avec :
Pourquoi j’ai mangé mon père de Roy Lewis, vraiment très accessible, mais bâti sur des fondations solides, puisque son ami Félix St-Amand, anthropologue, vint donner à ce roman un peu pittoresque une inspiration tout de même scientifique. On lira aussi la préface écrite par Vercors, ce qui devrait provoquer une envie insoutenable d’aller lire son ouvrage, Les Animaux dénaturés.
Pour parfaire la récréation, on conseillera aussi
La série de romans un peu cintrés de Douglas Adams, inaugurée par le célèbre Guide du routard Galactique, rebaptisé a posteriori Guide du voyageur galactique, quand les éditions du guide au sac à dos en forme de planète se sont dit que la comparaison devenait désobligeante pour elles… dont il faut absolument éviter la réalisation cinématographique, plus incompréhensible encore que le Dune de Lynch pour celui qui n’aurait pas lu les romans, et incapable de restituer le délire des romans tout d’abord improvisés sous forme de feuilletons radiophoniques par un Douglas Adams qui semble décidé à ne laisser aucun paradoxe envisageable dans chaque recoin des sous styles de la science fiction, dont, évidemment, la visite du passé. De longs passages ont donc lieu dans une préhistoire dans laquelle le héros apprend à nos lointains ancêtres à jouer au Scrabble.
L’intégrale du Génie des alpages, de F’murr. Le contexte est différent (un berger laisse divaguer, au sens propre comme au sens figuré, ses brebis, qui peuvent en toute liberté se livrer à leurs activités secrètes, tandis que le berger devise avec son chien, grand lecteur de philosophie), mais il y a entre les F’murr et Jul quelque chose de commun, une même manière de situer le récit dans les multiples couches du dessin. Le Génie des alpages est certainement une des grandes oeuvres de la bande dessinée, cohérente dans les moindres détails, jouant en permanence de tout ce que les cases et les pages permettent, c’est un feu d’artifice et, qui plus est, c’est une poésie permanente (et la poésie gagne souvent à aller se planquer là où on ne l’attend pas nécessairement). Si je voulais inscrire aux forceps cette série dans la problématique évolutionniste, je dirais qu’on y découvre que la brebis s’y présente comme une évolution de l’homme, aussi bien de son versant ingénu que de sa face féroce.
Toutes les mises en scène de l’histoire revisitée par les Monty Python (Sacré Graal (1975) en tête, mais l’intégralité de leurs sketches est une sorte de mouvement susceptible de provoquer des surrections philosophiques)
La folle histoire du monde, de Mel Brooks (1981), qui embrasse une période plus vaste, dans un délire permanent. On a là l’une des principales sources d’inspiration des parodies contemporaines, celui sans lequel n’auraient pas existé des films tels que…
Rrrr, de Alain Chabat (2003), parce que c’est l’un des films qui reprend justement le flambeau de Mel Brooks, y ajoutant une couche d’absurdité supplémentaire. Tous les paradoxes liés à la mise en scène d’êtres pré-humains sont consciencieusement passés en revue, depuis le langage jusqu’à l’art, en passant par la politique ou la religion.
On aimerait citer la Genèse de Crumb, mais on passe ici à tout à fait autre chose et on réservera une chronique spécifique à cette œuvre qu’on ne peut pas aborder sans avoir auparavant traversé tout ce qui a précédé dans la trajectoire du dessinateur, et sans savoir exactement à quoi on se confronte dans ce récit.
Et puisque Crumb, contre toute attente, nous permet de redevenir sérieux, on conseillera d’aller lire la Genèse dans l’Ancien Testament, et de prendre soin d’être attentif au texte, il est probable que de nombreuses images seront nettoyées et que c’est un regard neuf qui pourra alors se poser sur ce récit.
On me permettra de m’étonner de l’absence de Kador dans cette liste. Le héros de Binet est en effet pourvu, outre de deux maîtres assez gratinés, connus sous le nom de Bidochon, d’une connaissance approfondie de la pensée de Kant…