« Regarde maintenant en arrière, et vois quel néant fut pour nous cette vieille période de l’éternité qui a précédé notre naissance. Voilà donc le miroir où la nature nous présente ce que nous réserve l’avenir après la mort. Y voit-on apparaître quelque image horrible, quelque sujet de deuil ? N’est-ce pas un état plus paisible que n’importe quel sommeil ?
De même assurément tous les châtiments que la tradition place dans les profondeurs de l’Achéron, tous, quels qu’ils soient, c’est dans notre vie qu’on les trouve. Il n’est point, comme dit la fable, de malheureux Tantale craignant sans cesse l’énorme rocher suspendu sur sa tête, et paralysé d’une terreur sans objet : mais c’est plutôt la vaine crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels, et la peur des coups dont le destin menace chacun de nous.
Il n’y a pas non plus de Tityos gisant dans l’Achéron, déchiré par des oiseaux ; et ceux-ci d’ailleurs dans sa vaste poitrine ne sauraient trouver de quoi fouiller pendant l’éternité.
Si effroyable que fût la grandeur de son corps étendu, quand même, au lieu de ne couvrir que neuf arpents de ses membres écartelés, il occuperait la terre tout entière, il ne pourrait pourtant endurer jusqu’au bout une douleur éternelle, ni fournir de son propre corps une pâture inépuisable. Mais pour nous Tityos est sur terre, c’est l’homme vautré dans l’amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angoisse anxieuse, ou dont le coeur se fend dans les peines de quelque autre passion. Sisyphe lui aussi existe dans la vie ; nous l’avons sous nos yeux, qui s’acharne à briguer auprès du peuple les faisceaux et les haches* redoutables, et qui toujours se retire vaincu et plein d’affliction.
Car solliciter le pouvoir qui n’est qu’illusion et n’est jamais donné, et dans cette recherche supporter sans cesse de dures fatigues, c’est bien pousser avec effort sur la pente d’une montagne un rocher qui, à peine au sommet, retombe et va aussitôt rouler en bas dans la plaine.
De même repaître sans cesse les désirs de notre âme ingrate, la combler de biens sans pouvoir la rassasier jamais, à la manière des saisons lorsque, dans leur retour annuel, elles nous apportent leurs produits et leurs grâces diverses, sans que jamais pourtant notre faim de jouissance en soit apaisée, c’est là, je pense, ce que symbolisent ces jeunes filles** dans la fleur de l’âge, que l’on dit occupées à verser de l’eau dans un vase sans fond, que nul effort ne saurait jamais remplir.
Cerbère, et les furies encore, et le manque de lumière, le Tartare dont les gorges vomissent d’effroyables flammes, qui n’existent nulle part et ne peuvent en effet exister. Mais il y a dans la vie pour d’insignes méfaits une crainte insigne des châtiments, et pour le crime, l’expiation : prison, effroyable chute du haut de la roche, verges, bourreaux, carcan, poix, lame rougie, torches ; et même en l’absence de ces punitions, l’âme consciente de ses crimes et prise de terreur à leur pensée s’applique à elle-même l’aiguillon, se donne la brûlure du fouet, sans voir cependant quel peut être le terme de ses maux, quelle serait à jamais la fin de ses peines, et craignent au contraire que les uns et les autres ne s’aggravent dans la mort.
Enfin c’est ici-bas que la vie des sots devient un véritable enfer. »
Lucrèce – De la nature – livre III, trad. A. Ermour, Les Belles Lettres
Introduction
Si la culture populaire a tendance à vouloir résumer l’épicurisme à la légitimation des plaisirs ponctuels, des one shots répétés, des expériences sans cesse plus nouvelles et plus répétitivement uniques, ceux qui ont lu Epicure et ceux qui se sont nourris à sa source savent que si on devait résumer l’épicurisme, c’est autour des remèdes qu’il propose qu’il faudrait se concentrer.
Car l’épicurisme est une pharmacie ne proposant que quatre remèdes, et l’apothicaire est un fervent défenseur de l’automédication. Quatre médicaments, tetrapharmakon en grec. Voici l’ordonnance :
Ne pas craindre les dieux
Ne pas craindre la mort
Considérer que le bien est facile à atteindre
Voir dans la douleur quelque chose qu’on peut supprimer.
Préconisations qu’Epicure exprime dans sa Lettre à Ménécée de la manière suivante :
« Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité ; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses ».
A ces lignes, on devine que le cœur de l’Epicurisme, ce n’est pas la jouissance permanente (les plaisirs ne sont légitimes que dans la mesure où ils s’accordent avec les préceptes mentionnés ci-dessus), mais la libération de l’homme face aux peurs illégitimes qui le travaillent sa vie durant. Si au quatrième siècle avant Jésus-Christ, lors de la naissance, c’est là une tâche considérable, la lucidité imposerait de considérer que nos existences n’en ont pas fini avec les superstitions et les mauvaises conceptions de ce qui pèse sur nous. Les potions spirituelles d’Epicure sont toujours à l’ordre du jour pour tous ceux dont la vie est avant tout motivée par la peur de ce qui n’est pas la vie, et de ce que n’est pas la vie.
Au centre des peurs, à leurs racines, on trouve la crainte des dieux. C’est à cette inquiétude spécifique que nous allons nous intéresser, à travers l’étude d’un extrait du troisième livre du traité intitulé De la Nature des choses, écrit par un des plus importants disciples d’Epicure, Lucrèce, au premier siècle avant Jésus-Christ, alors que l’épicurisme est depuis longtemps solidement implanté comme l’un des principaux courants de pensée de l’antiquité gréco-romaine. En s’attaquant aux mythes sur lesquels la culture européenne trouve ses fondations, Lucrèce semble détruire une bonne part du socle populaire qui sert d’assise aux us et coutumes de ces peuples. Mais nous verrons que loin de se contenter de détruire ces pans entiers de la culture, Lucrèce propose ici de rendre justice aux mythes en les nettoyant de ce que nous plaquons sur eux d’illégitime, d’obscur, préférant les utiliser comme lampes pour éclairer un monde encore excessivement méconnu. Triant dans les mythes entre ce qui apparaît comme illusoire et ce qui peut contribuer à éclairer la réalité, Lucrèce nous aide ainsi à discerner en quoi la philosophie peut, elle-même, s’appuyer sur les récits mythiques, tout en fixant à ce recours les limites que réclame la raison.
1 – L’illusion à combattre
Illusoire, le mythe l’est dès qu’il tente de brouiller les frontières entre réalité et fiction. Ainsi, écouter les récits mythiques en les croyant, c’est-à-dire en les considérant comme des retranscriptions orales d’une réalité qui aurait existé jadis constitue la pire erreur qu’on puisse commettre vis-à-vis des mythes. C’est là la critique la plus simple qu’on puisse mener sur ces récits, mais c’est pourtant une critique utile, puisque la confusion se rencontre fréquemment, alors même qu’une analyse même succincte des éléments même du récit permettraient de sortir de l’illusion, comme on sort du contrat de lecture à la fin d’un roman, ou de la convention cinématographique en sortant des salles obscures. Le mythe a une puissance d’illusion supérieure quand il parvient à faire croire aux péripéties qu’il raconte au-delà même du temps de son récit. Une telle illusion n’a pas tout à fait disparu lorsque certains spectateurs de films pensent que réellement, le monde pourrait connaître sa fin en 2012, ou que vraiment, nos corps sont transformés par des machines en ressource d’énergie, et vraiment, la vie que nous menons est un rêve censé nous occuper l’esprit pendant qu’on exploite nos organes. Ces leurres ne résistent pas à un minimum d’investigation. Ainsi, comme le montre Lucrèce, on ne peut croire que des oiseaux puissent manger éternellement le corps de Tityos alors que tout corps offre à se nourrir en quantité limitée, et que même si le foie se reconstitue (ce que semblent avoir su les grecs, puisque les punitions divines visant les êtres théoriquement immortels se focalisent volontiers sur cet organe), il est tout simplement physiquement impossible qu’une telle situation perdure : une chair en quantité finie ne peut pas nourrir quoi que ce soit indéfiniment. Dès lors, croire que cela soit réel (au sens où cela correspondrait à une réalité physique) relève de la naïveté.
Cependant, la naïveté ne serait pas un problème en soi si elle ne consistait qu’à confondre l’imaginaire et la réalité comme le font les enfants. Tout au plus montrerait elle les limites d’une pensée qui voudrait demeurer indéfiniment infantile pour s’approcher au plus près de cette forme de bonheur que sont réputés connaître les imbéciles heureux. Or si les mythes ne mènent pas au bonheur véritable, ils ne sont pas non plus capables de maintenir ceux qui les croient dans une espèce d’anesthésie béate qui leur permettrait, au moins, d’être insouciants. Au contraire, ils développent une telle volonté d’être moralement édifiants qu’ils provoquent nécessairement une peur considérable devant l’au-delà. Or, comme les mythes fonctionnent selon le principe de l’irruption incessante de cet au-delà dans le monde réel, les crédules finissent par avoir peur du monde lui-même, sans que cette peur puisse s’appuyer sur quoi que ce soit de tangible. Dans le texte que nous étudions, cette seconde critique apparaît aussitôt après qu’on a établi qu’on ne trouve pas de Tityos dans l’Achéron, ni de Tantale, pas plus que de rocher au dessus de celui-ci. Cette invalidation des mythes par l’expérience est immédiatement suivie de ce qui n’aurait l’air que d’une remarque en passant si elle n’était au cœur de la doctrine épicurienne : « c’est plutôt la vaine crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels, et la peur des coups dont le destin menace chacun de nous ». Soudainement, il ne s’agit plus de simplement affirmer que ce que racontent les mythes ne se vérifie pas dans la réalité, mais d’attaquer ces récits dans leur objectif même : en fait, ils rendent les hommes malheureux en leur signifiant les dangers qui planent sur eux en permanence, en les incitant à concevoir leur vie comme ce sur quoi ils n’ont pas de contrôle. La perspective du mythe est ici renversée, puisqu’il ne s’agit même plus de reprocher aux hommes de placer leurs idéaux dans un au-delà hors d’atteinte, mais plutôt de plaquer les drames mythiques sur le monde afin d’en faire un lieu d’angoisse incessante, ce que plus loin, Lucrèce désignera comme l’enfer, sur Terre, mais un enfer qui doit tout aux hommes, qu’on découvre ici jouant à se faire peur, mais prenant leurs jeux au sérieux, au premier degré.
On pourrait alors penser que les mythes sont, de part en part, inutiles et nuisibles, qu’ils constituent une perte de temps et un égarement dangereux dont il faudrait s’éloigner autant que possible. Or la seconde partie de cet extrait du traité de Lucrèce va montrer qu’en fait, la pensée épicurienne est ici plus subtile, et qu’elle ne cherche pas à détruire systématiquement les mythes, leur reconnaissant même, on va le voir, un certain talent pour éclairer la réalité.
2 – Le mythe, éclairage de la réalité
La seconde partie fonctionne comme un déplacement inverse de celui que provoque le mythe lui-même : elle va réimplanter dans le monde matériel ce que les récits fantasmagoriques ont déraciné pour aller le planter dans le ciel. Ainsi, Lucrèce va mettre en évidence le fait que si nous devons voir les figures mythiques, c’est dans le monde et parmi les hommes qu’il faut les chercher. Non pas dans des phénomènes surnaturels qui feraient des hommes ce qu’ils ne sont pas. Il n’y a pas de miracles dans le monde humain, pas de sur-hommes non plus, et même si encore aujourd’hui l’humanité demeure friande de récit mettant en scène des « super-héros » (qui sont en fait d’autant moins héroïques qu’ils sont super-ceci ou super-cela), même si l’idée que puissent exister des êtres humains dotés de pouvoirs dépassant le cadre habituel de l’humanité est sans doute alléchante, il n’en demeure pas moins que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher la valeur des mythes, parce que les miracles ne se vérifient jamais, qu’ils demeurent toujours de l’ordre des « on dit », n’ayant comme les mythes ni sources, ni date, aucune traçabilité permettant de valider leur transmission et leur véracité. On aimerait dire qu’ils n’existent que par la foi de ceux qui les croient, mais ce serait confondre la foi et la crédulité, qui est le véritable moyen d’adhésion à ces récits trop beaux pour être vrais. Non, si les mythes sont porteurs d’une vérité, c’est parce qu’ils doivent permettre de mieux voir le monde lui-même, ce qui devrait nous éviter de nous en détourner.
Cette partie commence par une affirmation on ne peut plus claire : Tityos est sur terre. Et Lucrèce se livre alors à un décodage des images dont le mythe est porteur, afin de la faire correspondre point par point avec une expérience vécue par tous. C’est l’homme qui est la figure de Tityos, quand il est déchiré par l’amour. Ce n’est pas un hasard si les mythes présentent à plusieurs reprises leurs héros éventrés et dévorés par les oiseaux : ils plaçaient dans le tronc le centre même de la personne, et décrire ainsi Prométhée ou Tityos, c’était mettre en image leur propre déchirement personnel, leur identité scindée, leur schizophrénie. Tityos est dès la naissance un être qui ne peut être aimé de manière entière, puisque sa mère (Elara) elle-même doit se cacher sous terre pour le mettre au monde afin de ne pas mettre Héra, femme de Zeus, en colère contre son compagnon, qui est le père de Tityos. Mais c’est aussi un amour trompeur qui fera sa perte, puisque Hera, pour se venger, le mènera à concevoir une passion si violente pour Leto qu’il tentera de la violer, celle-ci ne devant son salut qu’à l’intervention de ses propres enfants, Artémis et Apollon, avant que Zeus le punisse du supplice qu’on a déjà évoqué. Des êtres ainsi déchirés par les tensions dont ils sont la proie, la surface de la terre en accueille de nombreux et même si c’est de manière moins spectaculaire, tous les hommes vivent plus ou moins cela, et le mythe des androgynes en fournit une autre image, tout aussi saisissante.
Lucrèce réitère l’exercice avec le mythe de Sisyphe, qui lui aussi est relocalisé dans le monde des humains. On le sait, si Sisyphe a été cruellement puni par Zeus, c’est pour avoir voulu échapper à ce qui caractérise le plus l’existence humaine : la mort. Or, d’une certaine manière, les dieux exaucent sa volonté, puisque le voici condamné à effectuer pour l’éternité une tâche qui n’aura pas de fin. Lucrèce voit dans les hommes qui sans cesse courent vers ce qui ne peut jamais être obtenu l’incarnation même de Sisyphe, la source de l’image que le personnage mythique constitue, l’origine du symbole. C’est dans le domaine politique que Lucrèce, témoin de incessants mouvements de pouvoir dont Rome est le théâtre en ce premier siècle avant Jésus-Christ : massacres de Marius, proscriptions de Sylla, révolte de Spartacus, conjuration de Catilina, autant de tentatives de soulèvement, autant d’essais pour prendre le pouvoir (représenté dans le texte par le faisceau et la hache), autant d’échecs pour saisir ce qui ne peut pas être possédé (« le pouvoir qui n’est qu’illusion et n’est jamais donné »). On pense ici à la manière dont, vingt siècles plus tard, Albert Camus reprendra le mythe de Sisyphe en reconnaissant celui-ci dans les travailleurs harassés qui n’ont d’autres choix, pour mener une vie pourtant limitée, elle, par la mort, que d’emprunter quotidiennement les transports en commun dans un sens, puis dans l’autre, dépensant leur énergie dans des tâches qui n’ont-elles mêmes aucune fin, si ce n’est celle de leur exécutant.
On comprend alors que dans l’esprit de Lucrèce, les mythes sont les récits par lesquels les mouvements les plus profondément enfouis en l’être humain sont mis à jour, figurés sous la forme de trajectoires héroïques fauchées en plein vol, n’atteignant jamais leur but. A strictement parler, c’est de désir que parlent les mythes, si on veut voir en le désir cette tension vers ce qui ne sera jamais atteint, cette quête asymptotique vers un aboutissement qui est toujours repoussé plus loin. Il n’est dès lors pas étonnant de voir Lucrèce clore cet extrait en évoquant le tonneau des Danaïdes, ce mythe qui parmi tous est la plus saisissante image du désir à jamais insatisfait. Les Danaïdes étaient les cinquante filles du roi Danaos. Toutes mariées le même jour à un de leurs cinquante cousins, elles mirent toutes à mort leur mari le soir même, sur l’ordre de leur père qui trahit ainsi l’accord passé avec son propre frère, Egyptos. Elles seront alors condamnées à remplir sans fin un tonneau sans fond. Ici encore, Lucrèce remet les pieds du mythe sur terre, en réduisant l’image des cinquante filles puisant sans fin de l’eau pour remplir ce qui ne peut être rempli à l’expérience universelle du désir qui n’est jamais rassasié par les aliments dont on le nourrit, de manière aussi répétitive que le cycle des saisons lui-même. Une âme inexorablement assoiffée et affamée, telle est la présence terrestre des danaïdes, perpétuellement insatisfaites, nourrissant le manque au lieu de le combler.
Le mythe éclaire t-il la réalité ? On le voit ici : il y a des aspects de l’existence humaine qui n’apparaissent pas à ceux qui observent en surface, et les mythes ont ce talent de pouvoir mettre à jour, en les déplaçant, les énergies fondamentales de cette existence, afin de les révéler et permettre de mieux voir la réalité. Soudainement, c’est comme si on disposait d’une image de l’existence qui serait obtenue à l’aide de rayons X ; on entrevoit les forces les plus intimes qui sont à l’œuvre dans l’homme, on perçoit les tensions qui le déchirent et ces mises en scène de ce qui ne peut se voir, ni même se dire sont les figures qui permettent ensuite de discerner ces puissances dans le monde. Ainsi, se présentant comme des visions, les mythes sont aussi ce qui aide à voir. Ceux qui ont lu Oscar Wilde se souviennent qu’il affirmait que les œuvres d’art sont ces retranscriptions de regards d’artistes qui ouvrent les yeux des autres hommes sur ce qu’auparavant ils ne voyaient pas. Ainsi, pour lui, avant les impressionnistes, tout se passe comme si les brouillards et les couchers de soleil n’existaient pas. Il en va un peu de même avec les mythes : avant que le tonneau des danaïdes ne lui donnent une forme sensible, tout se passe comme si le désir lui-même n’avait pas existé, et que ce soit le mythe lui-même qui, tout en voilant la réalité, permette de mieux la saisir, et ainsi la dévoile.
Il est temps, alors, de se demander si le traitement que le philosophe fait subir au mythe est propre à l’anéantir, ou à le renforcer. Si la question peut être posée, c’est que Lucrèce, comme son inspirateur Epicure, tient à propos du mythe un discours qui serait équivoque si on ne clarifiait pas un peu sa palinodie.
3 – L’analyse philosophique des mythes les affaiblit elle, ou bien en sortent ils renforcés ?
En effet, si on revient à la racine de la critique épicurienne des mythes, on se souvient que l’objectif premier est de libérer les hommes de la superstition qui les guette dès lors qu’ils prennent pour argent comptant les mythes qui leurs sont racontés. Or, dans ce texte, qu’y a-t-il à craindre le plus ? « la vaine crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels ». Il nous faut revenir sur cette expression pour la préciser, car cela permettra de mieux saisir comment l’épicurisme parvient à valoriser le mythe tout en le critiquant. C’est qu’aux yeux de Lucrèce comme pour Epicure, ce sont les poètes qui, en affublant les dieux de caractères humains, trop humains, en ont fait des êtres inconstants, mais inflexibles, intervenant sans prévenir dans les existences humaines, qui deviennent alors les jouets sans pouvoir de résistance soumis aux caprices et aux inconstances divins. En fait, l’épicurisme se méfie de tout discours qui prétendrait connaître les dieux, alors même que comme la mort, ils échappent à toute connaissance possible (sinon, ils ne seraient que des objets comme les autres, que l’esprit humain pourrait saisir, comprendre). Ainsi, à la conception classique du dieu, qu’on nomme theos dans la Grèce superstitieuse, Epicure oppose une nouvelle conception du dieu, qu’il désignera sous le nom de makarios, qui n’est responsable ni de la foudre, ni des maladies ou des guerres, et qu’il définit ainsi : « l’être bienheureux et incorruptible n’a pas lui-même de soucis en n’en cause pas à autrui ; de sorte qu’il n’est sujet ni à la colère ni à la bienveillance : car tout ce qui est tel est le propre d’un être faible ». C’est finalement la sagesse suprême qui caractérise le dieu tel que le définit Epicure, et si celui-ci a atteint la paix de l’âme (qu’on appelle ataraxie), il ne peut dès lors plus débarquer incessamment dans la vie des hommes pour y semer le trouble et la peur.
Dès lors, ce ne sont pas des dieux que les hommes ont peur, mais de l’idée qu’ils s’en font. Or, cette idée ne vient pas vraiment des mythes eux-mêmes, mais d’une mauvaise manière de les entendre. De la même manière que subsistent encore des hommes pour lire le texte de la Genèse sans même s’apercevoir qu’on ne peut pas, structurellement, y voir un récit chronologique de la création (l’homme y est créé plusieurs fois, successivement, en 1.26 (« homme et femme il les créa »), puis en 2.7 une nouvelle fois (l’homme), et enfin 2.18 (la femme)). De là naissent les lectures traumatisantes des mythes, qui ont pour but de faire peser sur l’homme une peur que la lecture attentive des textes invalide. L’erreur serait de se débarrasser des mythes en voulant évacuer la peur qui les accompagne, car les deux ne sont pas irrémédiablement liés : Epicure n’est pas le premier à le montrer, Socrate, sous la plume de Platon, fait sans cesse référence aux mythes, en crée même parfois de toutes pièces, tout en n’accordant pas à ces images la valeur d’une description du monde physique. Chez les épicuriens comme chez Socrate, et ce même si le fond de leur pensée diffère amplement, le mythe n’est qu’une forme qui aide à mieux voir la réalité (les idées chez Platon, le monde physique chez Epicure). A ce titre, il est bel et bien une forme qu’on appellerait aujourd’hui artistique, dont on trouve des échos dans le cinéma, la littérature, quand il s’agit pour ces formes de récit d’éclairer le monde sans se contenter d’en être la copie. Après tout, on peut tout à fait sortir d’une salle obscure sans croire qu’il existe vraiment un Néo (Matrix), des Truman Burbank (Truman Show), des Tyler Durden (Fight Club), des Malik El Djebena (Un Prophète) ou des Tony Montana (Scarface), pas plus qu’en éteignant le petit écran on n’est frappé d’insomnie par la conviction que trainent dans le monde des Dexter Morgan (Dexter), des Jack Shephard (Lost), des Hiro Nakamura (Heroes) ou des Walter White (Breaking Bad). Mais ne pas croire à la réalité de ces histoires ne signifie pas qu’il faille abandonner le principe même du récit, dans la mesure où, comme Lucrèce voit dans le monde des humains tiraillés par les tensions visibles, déjà, il y a des siècles, dans la souffrance insensée de Sisyphe, nous pouvons, grâce aux frères Wachowski (Matrix) discerner dans les exécutants du prolétariat tertiaire, qui abat les basses œuvres des emplois informatiques (taper du code, indéfiniment), des êtres écartelés entre la matière et la numérisation des mondes, nous sommes aptes, grâce à Vince Gilligan (créateur de Breaking Bad), à discerner chez les humains ces héros qui tentent de dépasser les limites de leur propre mort. D’ailleurs, le héros de cette série, Walter White, fait immanquablement penser à Sisyphe dans l’énergie désespérée, mais aussi redoutablement efficace, qu’il met à tromper la mort, preuve qu’un nom mythique peut encore éclairer aujourd’hui une fiction qui à son tour peut servir de lanterne dans nos vies, en générant plus de courage que de peur. Et tout en étant lucide sur les effets spectaculaires de Fight Club, il faudrait être très solidement enraciné dans la fiction économique du « confort moderne » et de la réalisation de soi par la consommation (un autre mythe, en somme), pour ne pas voir en la scission du personnage principal un écho de nos propres déchirements quand nous sentons bien que ce qu’on exige de nous s’oppose presque exactement à ce qu’on pourrait exiger de soi.
L’erreur, au premier siècle avant Jésus Christ, consistait donc à voir dans les personnages lunatiques des récits mythiques la description physique de dieux dont on ne peut pourtant pas raisonnablement penser qu’ils puissent être représentés de la sorte. Aujourd’hui de même, l’erreur consisterait à croire que parce que le héros du film de Jacques Audiard, Un Prophète, vient de banlieue et se réalise en prison, tous les jeunes de même provenance vont prendre modèle sur lui pour se former de la même manière. Si, d’une part, la lecture un peu attentive du film interdit une telle lecture, c’est surtout le rapport même au récit imaginaire, quand il se veut un peu ambitieux, qui est ici mal compris : Il n’est pas, comme dit la fable, de Malik El Djebena qui se construirait une identité face à un être plus fort que lui dans une prison française. Il y a d’autant moins de Malik El Djebena que précisément, le récit prend soin de lui enlever toute caractéristique personnelle avant de lui permettre de se construire, de telle sorte que seuls les sots, ceux qui ne peuvent pas voir autre chose en lui qu’un immigré, peuvent encore le voir ainsi, alors que le mythe dit le contraire, et qu’on sait bien que le principe même du cinéma n’est pas de montrer le réel tel qu’on le voit déjà, mais de nous apprendre à le regarder sous une lumière nouvelle.
Ainsi, si l’analyse philosophique a bien pour effet, et pour mission, de nettoyer le mythe de ce que les croyances sottes y voient trop facilement, empêchant ainsi que se constitue sans critique une conception de l’humanité privée de toute forme de liberté par un sort déjà fixé par des êtres supérieurement capricieux (si de tels êtres existent, ils sont nécessairement humains), et exonérée de toute responsabilité par le destin qui leur fait constater leur vie au lieu d’en être les auteurs, cette même analyse philosophique peut dans le même temps redonner ses lettres de noblesse au mythe en discernant ce qui, dans ces récits décrit, non plus l’autorité qui plaque l’homme au sol, mais l’élan qui peut tout aussi bien élever l’homme au dessus de ce qu’il se contente facilement d’être, que l’écraser dans les tartares des illusions perdues. Que le désir, comme on l’a montré, soit au cœur des exemples choisis par Lucrèce n’est pas un hasard : c’est là le mouvement qui en l’homme le pousse à être sans cesse plus qu’il n’est déjà, cette tension qui le propulse vers un au-delà de lui-même qui, si elle venait à disparaître, installerait chacun dans une répétition indiscernable du même jour, des mêmes routines. Ici encore, Sisyphe apparait comme notre frère humain, notre moi intime bien plus que comme un être supérieur vivant ce à quoi nul homme ne saurait aspirer. Au contraire, nous pouvons l’accueillir dans nos existences humaines comme nous avons pu le faire avec Phil Connors lorsque nous avons eu le loisir de le croiser, bloqué dans ce que nous avons identifié, alors, comme une image possible de nos vies dans lesquelles se serait éteint le désir : Un jour sans fin.
Toutes les illustrations sont extraites de la série Breaking Bad, dont le premier épisode est en lui même une exploitation, point par point, de ce qui constitue un mythe : perte des repères spatio-temporels (pour le « non-lieu » géographique, le désert semble être aux fictions contemporaines ce que le « green world » était au théâtre de Shakespeare), confrontation avec la mort, onguents et huiles magiques à profusion, défi à toutes les formes de l’autorité, émancipation par la connaissance, dont du feu aux hommes, etc… Les épisodes suivants, puisqu’on en est à la troisième saison, ne cessent d’explorer ces limites, et de les dépasser consciencieusement.