Dans quelques jours sortira le nouveau volume du philosophe allemand Peter Sloterdijk, intitulé Tu dois changer ta vie, et quelque chose dit qu’il y aura là quelque chose qui pourrait alimenter la pensée pendant quelques temps; ce genre de livre qui a des répercussions sur la manière dont les neurones, en soi, sont connectés les uns aux autres, quelque chose qui modifie en profondeur la façon dont ils produiront à l’avenir de la pensée. Pas forcément une bonne nouvelle, d’ailleurs, si ça doit conduire à revoir une bonne partie des cours qu’on avait patiemment confectionnés, mais peut être que le professeur de philosophie, ainsi que ses collègues de sciences humaines et de lettres, et d’art, est il ce genre d’enseignant qui doit accueillir l’idée que ses cours vont être prochainement bouleversés par une vague de remise en question comme une bonne nouvelle, malgré l’énergie qu’il faudra dépenser pour accorder le discours aux torsions que provoque ce nouveau chef de gare dans le réseau ferré de nos pensées, quand il agit sur des aiguillages dont on n’avait même pas connaissance, et qu’il s’agit de mettre en concordance la parole portée en cours et l’orientation nouvelle que prend la pensée. Une mise au point en somme.
Sloterdijk est assez doué pour provoquer de nouvelles perspectives à partir d’une pensée qui nous est en fait familière. Plutôt que fixer de nouveaux horizons à l’humain, comme l’aurait fait un Nietzsche par exemple, il affine plutôt les mesures de nos GPS pour révéler les destinations vers lesquelles nos systèmes de pensée actuels nous dirigent, sans qu’on s’en rende forcément compte jusque là. Le petit opuscule Règles pour le parc humain, qui provoqua un débat philosophique de fond, posait précisément la question de la conscience véritable qu’avait l’humanité des tenants et aboutissants du programme rationnel et technique de son propre logiciel de développement et de progrès, hérité de ce qu’elle appelle « les lumières ». Il s’agissait alors de savoir dans quelle mesure nous assumions encore cet héritage au moment où nous pouvions en faire un contrôle effectif sur l’humanité elle-même. On y découvrait alors que l’eugénisme, par exemple, n’était pas nécessairement à l’opposé de l’accomplissement de l’idéologie des lumières, qu’il pouvait au contraire être une des formes de sa réalisation terminale.
Depuis des années, Sloterdijk produit de la pensée, et il fait partie de ceux, nombreux tout de même, mais si peu connus du grand public, qui justifient qu’existe encore dans les librairies un rayon « philosophie » dont tant d’auteurs médiatiques (et souvent français, il faut l’admettre) s’évertuent à ridiculiser l’appellation. Alors, savoir que dans quelques jours on pourra lire un livre de lui, intitulé Tu dois changer ta vie, a quelque chose de forcément enthousiasmant. Ca a aussi quelque chose d’un peu inquiétant, précisément parce qu’on n’a pas envie que le livre satisfasse notre envie première de se voir donner une leçon de vie par le philosophe allemand qui jusque là se gardait bien de donner des leçons. On a donc plutôt envie que son livre remue la pensée en soi, y compris dans les motivations même qu’on pourrait avoir à lire ce livre, y compris donc en se jouant de la promesse lancée par son titre.
Le journal Libération publiait il y a déjà presque un an une traduction d’un extrait de ce livre, qui laissait deviner qu’il devrait s’agir, pour partie, d’une sorte de reprise de la vieille question stoïcienne de la distinction entre ce qui dépend de nous, et ce qui n’en dépend pas, question qui, dans une version mal maîtrisée de la pensée stoïcienne, peut tout à fait conduire à baisser simplement les bras devant le caractère implacable de l’adversité. Reprenant le slogan « Yes we can », Sloterdijk y développe un petit chemin de pensée qui produit cette tension que nous cherchons entre évènements, images structurantes du monde dans lequel nous nous trouvons, et concepts. On considèrera comme une ironie du concept le fait que Sloterdijk parvienne, dans ce fil de pensée qui est proposé ici, à un concept régulateur qui, en français, est désigné sous le nom ‘co-immunisme’. On peut y voir cette fameuse farce, forme sous laquelle l’histoire est censée se répêter (méfiance tout de même, rappelons que c’est Marx qui décrit ce phénomène d’écho (et on s’intéressera au fait que précisément ce mois ci sort aussi un nouvel ouvrage de ce réactivateur de neurones qu’est Zizek, dont le titre fait précisément référence à cette répétition tragi-comique de l’histoire, Après la tragédie, la farce, ou comment l’histoire se répète)). On peut y voir, aussi, le signe d’une certaine pertinence des structures de pensée qui sont les nôtres. Dans l’ordre des concepts, il n’y a pas de hasard.
Je ne résiste pas à la tentation de reproduire ici ces lignes, tout en attendant patiemment, comme pas mal d’autres je suppose, que le livre soit libéré et mette à exécution le programme annoncé par son titre (on pourrait d’ailleurs méditer sur cette espèce d’attente paradoxale, mais sans doute symptomatique du moment, mais aussi de ce qu’on appelle plus profondément le désir, de se voir adresser une injonction de ce type « Tu dois changer de vie » sonne comme le message qu’on attend depuis un bon moment, tellement raidis dans les starting blocks qu’on y a quasiment oublié que la volonté est censée constituer le coup de feu qui nous lâche vers ce à quoi on tend). La traduction est de Jeanne Etoré-Lortholary et Bernard Lortholary :
« Il y a de bonnes raisons d’affirmer que la tâche des intellectuels consiste à servir de traducteurs à leurs «sociétés». Leur rôle n’est toutefois pas tant de traduire d’une langue à une autre des documents destinés à circuler, mais de transposer des textes dans des contextes et d’inscrire des événements dans des constellations. Les psychologues font ainsi entrer des symptômes névrotiques dans les complexes de pathologies ; les sociologues insèrent des incidents du quotidien dans la cartographie de la vie sociale ; les philosophes situent les opinions populaires dans l’économie de l’esprit universel ou l’évolution mentale des civilisations. Je me rappelle un propos de Condoleeza Rice sur sa fonction de conseillère en Sécurité nationale : elle estimait avoir pour mission «de transférer dans un contexte intellectuel les intuitions stratégiques du président». Nous devrions faire figurer cette formule dans nos manuels d’histoire, non seulement pour son élégance ravageuse, mais aussi parce qu’elle compte parmi les rares traces permettant de conclure qu’une vie intelligente a pu subsister sur cette terre à l’ère de Bush.
«Yes, we can». Je vous prie de me pardonner de ne pouvoir, moi non plus, résister à la tentation de faire office de traducteur. Je voudrais, à ma manière, transposer dans un contexte intellectuel le terme fondamental de la sémantique politique aux Etats-Unis, au cours de cette dernière année, qui a été le mot change. Ce contexte se présente comme l’histoire des grands impératifs éthiques qui ont modelé la vie de l’humanité depuis le début de ce que l’on a appelé les «grandes civilisations». Je me contenterai d’observer que dans l’histoire de l’éthique et des grandes religions du monde jusqu’à ce jour – ou, comme je le dis plus volontiers : dans l’histoire des systèmes de fonctionnement symboliques -, les grandes invocations de la nécessité de changement se sont présentées sous la forme de nobles commandements et de règles d’ascèse quasi inapplicables. Au contraire, l’actuel mot d’ordre du change est apparu en étonnante association avec le slogan «Nous le pouvons», comme si les électeurs d’Obama avaient pu remplacer le grave «tu dois» par un facile «je peux».
Si je place l’actuel discours sur le changement dans un contexte philosophique, c’est dans une double intention : d’une part, pour bien montrer que les nobles impératifs sur lesquels reposent les éthiques religieuses, sont soumis à un mouvement historique. D’autre part, pour répondre à la question sur la manière dont doit être reformulé, dans l’optique présente, le commandement suprême du changement.
Les lecteurs de Rilke se rappellent qu’au début du XXe siècle le poète fut le secrétaire particulier d’Auguste Rodin à Meudon. C’est certainement à cette époque – autour de 1906 – que Rilke découvrit, au Louvre, la statue tronquée d’une représentation du dieu Apollon. Si l’on en croit les retombées poétiques de cette rencontre, la vue de ce torse fut une sorte de révélation – une véritable épiphanie existentielle. Rainer Maria Rilke fut pénétré du sentiment que la statue le regardait, et avec plus d’intensité qu’il ne pouvait lui-même la regarder. Il crut sentir qu’elle était toujours habitée d’une énergie virile, athlétique et divine, dont émanait directement un mandat moral. Les derniers vers énigmatiques de ce poème intitulé «Torse archaïque d’Apollon» disent : «Il n’existe point là d’endroit qui ne te voie. Tu dois changer ta vie.» La phrase fournit, même si elle s’adresse à un destinataire précis, la forme de base de l’appel à tous et à personne. Elle permet à celui qui l’entend de rencontrer le sublime. A valeur de sublime ce qui figure aux yeux du spectateur la possibilité de sombrer dans ce qui le dépasse, tout en repoussant à plus tard l’accomplissement de cette possibilité. Pour Rilke, ce fut la dimension dionysiaque de l’art. Des oeuvres d’art, à vrai dire, l’on ne saurait plus guère prétendre qu’elles fassent encore entendre la voix d’une autorité.
La seule et unique autorité qui ait le droit aujourd’hui de dire «Tu dois changer ta vie!» est la crise mondiale. Elle détient l’autorité parce qu’elle se réclame de quelque chose d’inimaginable, dont elle n’est que le signe précurseur – la catastrophe globale. Nul besoin d’être sensible à la musique des religions pour comprendre que la grande catastrophe devait nécessairement devenir la déesse du siècle. Parée de l’aura de la monstruosité, elle présente plus d’un trait que l’on attribue aux puissances transcendantales : elle reste voilée, mais est déjà là ; elle se révèle à des intelligences individuelles sous la forme de visions brutales et dépasse en même temps ce que l’esprit humain peut concevoir ; elle appelle des personnalités individuelles à son service et en fait ses prophètes ; en son nom, ses délégués s’adressent au reste du monde, mais ils sont le plus souvent repoussés.
Il en va d’elle comme du Dieu du monothéisme : son message était trop grand pour le monde, et seul le plus petit nombre était prêt à commencer pour Lui une autre vie. Le refus du plus grand nombre accroît la tension. Depuis que la catastrophe mondiale a commencé de se dévoiler, est apparue dans le monde une nouvelle forme de l’impératif absolu, qui se présente comme une exhortation adressée à tous et à personne : Change ta vie ! Sans quoi, tôt ou tard, le dévoilement total de la catastrophe vous montrera ce que vous aurez négligé au temps des signes précurseurs !
En matière de catastrophes dues aux hommes, le XXe siècle a été une période instructive. Les constellations les plus funestes ont été déclenchées sous la forme de projets censés maîtriser le cours de l’histoire. Elles ont été les ambitieuses manifestations de ce que les philosophes, dans la ligne d’Aristote et de Marx, appelaient la praxis. Dans les proclamations contemporaines, on décrivait ces grands projets comme des formes de la lutte finale pour la domination de la planète. Ainsi, aux hommes de l’ère de la praxis, il ne pouvait rien arriver qui n’eût été de leur propre initiative ou de celle de leurs semblables.
Les apprentis sorciers de la planification planétaire ont été forcés de constater par expérience que l’imprévisible avait une longueur d’avance sur les calculs stratégiques. Rien d’étonnant à ce qu’ils n’aient pas reconnu leurs intentions dans les résultats. Le reste s’inscrivit dans la ligne de la vraisemblance psychologique : les militants se retirèrent de la débâcle qu’ils avaient provoquée, et attribuèrent au destin ce qui les dépassait. L’interprétation la plus convaincante de comportement se trouve sous la plume d’un sceptique : à l’issue d’une entreprise qui a échoué, les acteurs d’hier pratiquent l’art du «c’était pas nous».
Divertissement. En amont de la catastrophe annoncée, des schémas analogues sont à l’oeuvre : on voit des acteurs pratiquer l’art de n’avoir pas compris les signes du temps. A ce type de comportement, les Occidentaux sont préparés : depuis que les Lumières ont ravalé Dieu au rang d’irradiation morale à l’arrière-plan de l’univers, ou en ont fait carrément une fiction, les hommes de l’époque moderne ont transféré l’expérience du sublime de l’éthique à l’esthétique. Selon les règles du jeu de la culture de masse établies depuis le début du XIXe siècle, ils se sont entraînés à se convaincre que l’on survit indemne aux terreurs figurées. Ils en déduisent que les menaces ne sont jamais qu’une partie du divertissement et les mises en garde un élément du spectacle. On comprend pourquoi la propagande fondée sur des valeurs conservatrices n’apporte aucune réponse à la crise. Comment les «valeurs» intemporelles, qui se sont déjà révélées insuffisantes face à des problèmes moindres, auraient soudain le pouvoir d’opérer un tournant face à des difficultés beaucoup plus grandes ?
En reformulant l’impératif catégorique en impératif écologique, le philosophe Hans Jonas a fait la preuve qu’une pensée philosophique anticipatrice pour notre temps est possible : «Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une authentique vie humaine sur terre.» L’impératif métanoétique (1), érigeant l’impératif catégorique en impératif absolu, prend ainsi pour le présent des contours très nets. Il formule la dure exigence de nous adapter à la monstruosité d’un universel devenu concret. Et comme il s’adresse à tous personnellement, je suis tenu de rapporter à moi son appel, comme si j’étais son seul interlocuteur.
On exige de moi que je me comporte comme si je pouvais savoir l’action qui doit être la mienne dès l’instant où je me conçois comme agent au sein du réseau des réseaux. On attend de moi que je me ridiculise en me considérant comme l’un des membres d’un peuple de sept milliards d’individus – alors que ma propre nation est déjà trop pour moi. Je dois tenir ma place de citoyen du monde, quand je connais à peine mes voisins et néglige mes amis. Et même si la plupart de mes compatriotes mondiaux me restent inaccessibles, parce que «Humanité» n’est ni une adresse exacte ni une grandeur tangible, je suis censé prendre en compte leur présence réelle dans chacune de mes opérations. Je dois me faire le fakir de la coexistence avec tout et tous, et réduire l’empreinte de mon pas dans le monde à la trace d’une plume.
Comme il n’y a pas d’échappatoire à cette exigence, si ce n’est la fuite dans l’abrutissement narcotique, la question se pose de savoir si l’on pourrait trouver un thème raisonnable permettant de combler le gouffre entre le noble impératif et la mise en pratique. Un tel thème peut se trouver – si l’on laisse de côté les fantômes de l’universalisme abstrait -, ne serait-ce qu’à partir d’une réflexion sur l’immunologie générale. Les systèmes immunologiques sont des formes de réponses aux lésions ou aux nuisances, qui reposent sur la distinction entre le propre et l’étranger. Tandis que l’immunité biologique s’applique au niveau des organismes individuels, les deux systèmes immunitaires sociaux portent sur les dimensions supra-organismiques, autrement dit coopératives, transactionnelles, conviviales de l’existence humaine : le système solidaire garantit la sécurité du droit et la protection de l’existence ; le système symbolique assure la sécurité de la vision du monde, la compensation de la certitude de la mort et la perpétuation transgénérationnelle des normes.
A ce niveau aussi, la définition est valable selon laquelle la «vie» est la phase de réussite d’un système immunitaire. Tout comme les systèmes immunitaires biologiques, les systèmes solidaire et symbolique peuvent connaître des phases de faiblesse, voire de quasi-échec. L’homme se perçoit et perçoit alors le monde dans la précarité de la conscience des valeurs et dans l’incertitude quant à la possibilité de solliciter nos solidarités. Leur effondrement total est synonyme de mort collective. La caractéristique marquante de ces systèmes est qu’ils ne définissent pas ce qui leur est propre à l’horizon de l’égoïsme organismique, mais se mettent au service d’une conception de soi-même qui est ethnique ou multiethnique, institutionnelle et intergénérationnelle. Donc les amorces d’évolution vers un altruisme animal, qui se manifestent dans les dispositions naturelles à la reproduction et au soin de la progéniture, se prolongent à l’échelon humain en altruisme culturel. La rationalité de cette évolution réside dans le formatage plus large du soi : ce qui paraît altruiste à l’échelle de l’individu, est égoïsme à celle de la culture. Dans la mesure où les individus apprennent à intervenir comme agents de leurs culture locale, ils servent la définition élargie de ce qui leur est propre, pourvu qu’ils acceptent de renoncer à certains aspects d’une définition plus étroite.
Solidarité. La situation actuelle du monde se caractérise par le fait qu’elle n’offre pas de structure de co-immunité aux membres de la «société universelle». Aux niveaux les plus élevés, la solidarité est encore un mot creux. La raison en est évidente : les entités solidaires co-immunitaires efficaces sont, comme jadis, familiales, tribales, nationales, impériales (multiethniques) ; plus récemment, elles s’inscrivent aussi dans des alliances régionales stratégiques, et fonctionnent suivant les schémas respectifs de la distinction entre le propre et l’étranger.
Toute histoire est l’histoire de luttes entre systèmes immunitaires. Elle est identique à l’histoire du protectionnisme et de l’ouverture à l’extérieur. Elle couvre toute la période de l’histoire humaine où les victoires propres ne pouvaient se payer que par la défaite d’autrui. C’est le saint égoïsme des nations et des entreprises qui la dominent. L’histoire du soi conçu de façon trop étriquée et de l’étranger trop maltraité touche à sa fin, dès l’instant où voit le jour une structure co-immunitaire planétaire qui intègre respectueusement les différentes cultures, les intérêts particuliers et les solidarités locales.
L’humanité devient un concept politique. Même si le communisme n’était d’emblée qu’un conglomérat d’idées fausses, il avait une part raisonnable : l’idée – que certaines valeurs vitales ne peuvent se réaliser qu’en commun – devra tôt ou tard s’imposer à nouveau. Elle pousse vers une macrostructure d’immunisations planétaires : le co-immunisme. Une structure de ce type est une civilisation. Les règles de son ordre sont à écrire aujourd’hui ou jamais. »
(1) Du grec metanoïa, changement de sentiment, repentir (ndt).
Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, 2011 pour l’édition française (ed. Suhrkamp)