Pièce à livrer au dossier, cet extrait d’Histoire(s) du Cinéma, de Jean-Luc Godard :
« On a oublié pourquoi Joan Fontaine se penche au bord d’une falaise et qu’est ce que Joel Mc Crea s’en allait faire en Hollande. On a oublié à propos de quoi Montgomery Clift garde un silence éternel et pourquoi Janet Leigh s’arrête au Bates Motel et pourquoi Teresa Wright est encore amoureuse d’oncle Charlie. On a oublié de quoi Henry Fonda n’est pas entièrement coupable et pourquoi exactement le gouvernement américain engage Ingrid Bergman. Mais on se souvient d’un sac à main, mais on se souvient d’un autocar dans le désert mais, on se souvient d’un verre de lait, des ailes d’un moulin, d’une brosse à cheveux, mais on se souvient d’une rangée de bouteilles, d’une paire de lunettes, d’une partition de musique, d’une trousseau de clés parce qu’avec eux et à travers eux Alfred Hitchcock réussit là où échouèrent Alexandre, Jules César, Napoléon : prendre le contrôle de l’univers. Peut être que dix mille personnes n’ont pas oublié la pomme de Cézanne, mais c’est un milliard de spectateurs qui se souviendront du briquet de l’inconnu du Nord Express et si Alfred Hitchcock a été le seul poète maudit à rencontrer le succès, c’est parce qu’il a été le plus grand créateur de formes du vingtième siècle, et que ce sont les formes qui nous disent finalement ce qu’il y a au fond des choses. Or, qu’est ce que l’art, sinon ce par quoi les formes deviennent style, et qu’est-ce que le style sinon l’homme ? Alors, c’est une blonde sans soutien gorge filée par un détective qui a peur du vide qui nous apporterons la preuve que tout cela n’est que du cinéma, autrement dit l’enfance de l’art »
Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma 4A (Le Contrôle de l’Univers), p. 76 sq
Quelques précisions au sujet de cet extrait. Tout d’abord, la ponctuation, en dehors de deux virgules, est absente du texte publié, je l’ai ajoutée ici, pour ne pas mimer la mise en page de l’ouvrage de Godard. Et si le livre, Histoire(s) du cinéma, possède sa propre cohérence éditoriale, on se doit tout de même de préciser qu’il est une extrapolation de la monumentale Histoire(s) du cinéma que Godard a réalisée, en tant que film, aujourd’hui disponible (après bien des attentes) en dvd. J’en livre ici l’extrait correspondant, trouvé sur Youtube, même si la traduction en italien complique un peu la compréhension du premier passage. Inutile de dire que si un lecteur est touché par ces images, qu’elles ont le sentiment qu’elles lui parlent, alors il ne faut pas qu’il hésite : le cinéma sera son territoire.
Quant au propos que Godard tient sur les formes et le style, on peut le comprendre à la lumière de Malraux, qu’il a lu (même si un violent différend les opposa à propos de l’interdiction du film de Rivette, La Religieuse (1966), qui donna lieu à un courrier de Godard à Malraux qui vaut vraiment le déplacement). Le parallélisme est d’ailleurs évident, entre le projet de Godard (Histoire(s) du cinéma, et celui de Malraux (Le Musée imaginaire). Dans un cas comme dans l’autre, non seulement l’objet de la représentation (le sujet de l’oeuvre) est délaissé pour concentrer l’attention sur les formes, mais les oeuvres elles aussi sont écartées, matériellement, pour laisser place au style, c’est à dire à ce qui reste de l’oeuvre quand celle ci n’est plus là. D’où l’usage de la vidéo pour Godard, qui ne reprend des films que ce qui en reste quand on n’est plus dans une salle de cinéma, et le recours à la photographie des oeuvres pour Malraux. Chez Malraux, l’art n’est pas attaché à l’oeuvre elle même, mais à la manière dont on voit dans l’oeuvre au-delà d’elle même, par delà même l’intention de son auteur. La preuve, pour lui, réside dans le fait que la plupart de ceux que nous considérons comme artistes n’avaient eux même aucune conscience de l’être. « Le Christ De Giotto serait une oeuvre d’art pour Manet, mais le Christ aux anges de Manet n’eut rien été pour Giotto » (Les voix du silence, 1950, P. 52). C’est qu’entre Giotto et Manet, l’art est devenu conscient de son acte, et qu’on a tout simplement appris à regarder au-delà des objets représentés pour voir l’oeuvre pour ce qu’elle est, une forme qui n’a plus d’autre fin qu’elle même. On comprend dès lors que Malraux soit celui qui glisse à Godard que « l’art, c’est ce par quoi les formes deviennent style« , puisqu’il est l’auteur de la formule. On trouve dans de nombreux textes de Malraux le développement de cette idée centrale. Par exemple :
« Le monde est, en même temps que profusion de formes, profusion de signification ; mais il ne signifie rien, parce qu’il signifie tout. La vie est plus forte que l’homme en ce qu’elle est multiple, autonome, et chargée de ce qui est pour nous chaos et destin ; mais chacune des formes de la vie est plus faible que l’homme, parce qu’aucune forme vivante, par elle-même, ne signifie la vie. Que l’Egyptien antique se conçoive comme lié à la mort, ses traits et sa marche l’eussent moins montré que ne le montre sa statue. De quelque façon qu’un art représente les hommes, il exprime une civilisation comme elle se conçoit : il la fonde en signification, et c’est cette signification qui est plus forte que la multiplicité de vie. Car si le monde est plus fort que l’homme, la signification du monde est plus forte que le monde : le maçon qui construisait Notre-Dame échappait au sculpteur parce qu’il marchait et qu’il était vivant ; mais il était aussi plus faible : il était vivant, il n’était pas gothique (…)
Tout style est la mise en forme des éléments du monde qui permettent d’orienter celui-ci vers une de ses parts essentielles.
Depuis que la représentaiton ne nous aveugle plus, depuis que les millénaires ont remplacé les quelques siècles méditerranéens pendant lesquels sa poursuite joua un si grand rôle, nous commençons à deviner que la représentation est un moyen du style, non le style un moyen de représentation; que l’impressionnisme chinois et japonais vise, par le choix subtil de l’éphémère, à la suggestion de l’éternité dans laquelle l’homme se perd comme dans le brouillard qu’il contemple,alors que notre impressionnisme, par le choix de l’instant, vise à donner toute sa force à l’individu, et, n’est peut être qu’une ruse de la peinture pour libérer Renoir et susciter Matisse. Nous voyons l’art chrétien faire un seul buisson ardent de tous les bois morts qu’il touche : le Gandhara convertir au bouddhisme les visages antiques, comme Michel-Ange les convertit au Christ. Et tout artiste de génie – qu’il cherche la solitude comme Gauguin ou Cézanne l’apostolat comme Van Gogh, ou qu’il expose ses toiles sur un éventaire du Rialto comme le Tintoret adolescent – devient, à la manière de tout grand style, un transformateur de la signification du monde, qu’il conquiert en le réduisant à des formes comme le philosophe le réduit à des concepts, le physicien à des lois. Et qu’il conquiert d’abord non sur le monde même, mais sur une des dernières formes qu’il a prises pour lui entre les mains humaines ».
André Malraux – Psychologie de l’Art (1949)
Dès lors, même si ça semble paradoxal au premier abord, l’oeuvre d’art n’a pas d’autre fin qu’elle même, mais l’enjeu de l’art est celui de la vie même. Ce n’est d’ailleurs un paradoxe que tant qu’on demeure enfermé dans l’illusion de la représentation. Derrière l’art, on devine le combat de l’homme avec le réel :
« L’art ne délivre pas l’homme de n’être qu’un accident de l’univers ; mais il est l’âme du passé au sens où chaque religion antique fut une âme du monde. Il assure pour ses sectateurs (partisan d’une secte), quand l’homme est né à la solitude, le lien profond qu’abandonnent les dieux qui s’ éloignent. Si nous introduisons dans notre civilisation tant d’éléments ennemis, comment ne pas voir que notre avidité les fond en un passé devenu celui de sa plus profonde défense, séparé du vrai par sa nature même ?. Sous l’or battu des masques de Mycènes, là où l’on chercha la poussière de la beauté, battait de sa pulsation millénaire un pouvoir enfin réentendu jusqu’au fond du temps. A la petite plume de Klee, au bleu des raisins de Braque, répond du fond des empires le chuchotement des statues qui chantaient au lever du soleil. Toujours enrobé d’histoire, mais semblable à lui-même depuis Sumer jusqu’à l’école de Paris, l’acte créateur maintient au long des siècles une reconquête aussi vieille que l’homme. Une mosaïque byzantine et un Rubens, un Rembrandt et un Cézanne expriment des maîtrises distinctes, différemment chargées de ce qui fut maîtrisé ; mais elles s’unissent aux peintures magdaléniennes dans le langage immémorial de la conquête, non dans un syncrétisme* de ce qui fut conquis. La leçon des Bouddhas de Nara ou celle des Danses de Mort çivaïtes n’est pas une leçon de bouddhisme ou d’hindouïsme ; et le Musée Imaginaire est la suggestion d’un vaste possible projeté par le passé, la révélation de fragments perdus de l’obsédante plénitude humaine, unis dans la communauté de leur présence invaincue. Chacun des chefs-d’oeuvre est une purification du monde, mais leur leçon commune est celle de leur existence, et la victoire de chaque artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement, celle de l’art sur le destin de l’humanité.
L’art est un anti-destin. «
André Malraux – Les Voix du silence (1950)
Je ne détaille pas ici les artisites cités par Malraux. Les moteurs de recherche sont sur ce point vos amis. Mais il est presque intéressant de lire ces textes sans connaître les oeuvres auxquelles Malraux fait référence, car c’est comme observer un peuple qui parle dans une langue étrangère, sans savoir que chacun utilise en fait un dialecte local particulier. Les oeuvres dialoguent, bien que parlant des langues différentes. C’est là la justification des articles précédents, qui tentaient de considérer l’objet représenté dans l’oeuvre (un meurtre, un couple qui se déchire ou ne parvient pas à s’accorder, une enquête) comme anecdotique, apparence de surface. Ce n’est qu’en dépassant l’objet et sa représentation qu’on peut faire dialoguer les oeuvres ensemble, par delà les siècles. Or, comme les oeuvres sont ce qu’on retient des hommes, c’est aussi la seule façon de faire dialoguer l’humanité avec elle même, par delà les distances du temps, et les objets auxquels chacun s’attache.