Quand ce sont les derniers jours qui s’égrainent avant l’examen, il n’est pas inintéressant de croiser un peu les connaissances, de tracer de grandes perspectives à travers les disciplines afin de tisser des liens entre les différentes leçons, afin que les éléments communiquent les uns avec les autres, constituant un réseau d’autant plus solide qu’il n’aura plus besoin d’être appris par coeur, puisqu’un élément permettra de retrouver la majeure partie de tous les autres.
Le document que je vous donne à entendre ci dessous sera à votre programme de terminale ce que la maïzena est à la sauce béchamel : un liant. Un croisement entre les programmes de philosophie, d’histoire, et de littérature (puisque De Gaulle figure cette année et pour un an encore parmi les auteurs étudiés en filière littéraire).
1947. Les consciences sont un peu schizophrènes : encore un pied dans le souvenir frais et douloureux de la guerre, de l’occupation, de la déportation même pour certains, et l’autre pied dans la reconstruction. Et cette remise sur pieds du pays ne consiste pas seulement à rebâtir les édifices détruits, et à tenter de cicatriser les plaies physiques et morales dont beaucoup souffrent. Elle touche aussi à ce qui est peut être l’essentiel dans ces périodes complexes : la remise sur pieds des institutions, sous la forme d’une république qui doit retrouver toute sa force après ces années de mise sous tutelle et d’humiliation. En effet, au delà des enjeux qui touchent la vie quotidienne des français, la question politique est au coeur des tensions et des débats, parce que le monde est en train de se couper en deux, selon cette fracture qui mettra le monde sous cette basse tension qu’on appelera « Guerre froide », et que la France, dans sa recherche d’une voie diplomatique autonome, n’a pa pu choisir clairement une position claire, ni un camp. Ne se considérant pas vraiment comme vaincue, aimant à s’imaginer dans le camp des vainqueurs, libérée mais souhaitant être comptée parmi les libérateurs, la France est un peu assise entre deux chaises et sans doute tient on là une des raisons pour lesquelles elle a encore aujourd’hui des problèmes d’identité nationale. De Gaulle est persuadé que la france a un rôle à jouer dans ce monde devenu bipolaire, qu’elle peut se permettre de fonder une troisième voie, avec les pays qui ne se sont pas, eux mêmes, afiliés directement avec tel ou tel camp. Mais il a aussi à gérer le fait que les mêmes tensions existent, à l’intérieur du pays, entre les partis qui reproduisent à l’échelle nationale les tensions diplomatiques des deux grands blocs de nations. Et si la France ne choisit pas de camp, elle se fixe tout de même à travers De Gaulle un objectif clair : la lutte contre le communisme, ce qui tout de même l’inscrit nettement « quelque part » dans le concert des nations. Pour ce faire, en 1947, sera fondé le RPF, le Rassemblement pour la France, qui est un parti censé dépasser la logique des partis, pour faire front contre le parti communiste, au-delà des clivages habituels. Le RPF ne durera pas longtemps (il ne survivra pas aux premières déconvenues électorales du général, aux législatives de 1951), mais il permettra, pendant ce court laps de temps, de tracer les grandes lignes de ce qu’aurait pu être une politique débarassée des luttes entre partis.
Autant dire que tout le monde ne voit pas cela d’un très bon oeil, et qu’un certain nombre d’acteurs et observateurs de la vie politique voient ce RPF comme une manière de faire un hold-up global sur l’ensemble du spectre politique, en convainquant l’électeur que la seule ligne de démarcation qui vaille, c’est l’opposition ou l’adhésion au projet communiste. Beaucoup de penseurs voient là une manipulation du corps électoral qui s’accorde mal avec les exigences d’une véritable démocratie, et ce d’autant plus que dès lors, les travailleurs ouvriers, la plus modeste des classes sociales, n’est plus sûre de voir ses propres intérêts représentés parmi les orientations de l’Etat.
On sait à quel point De Gaulle fit en sorte de faire taire les voix qui n’allaient pas dans son sens. Pourtant, à la radio, des initiatives purent être prises et certaines émissions présentaient un ton critique qui nous étonnerait encore aujourd’hui même si, comme on va le voir, certaines ne survivaient pas longtemps au couperet ministériel. Ainsi, Fernand Pouey alors directeur des programmes littéraires et artistiques de la radiodiffusion française, invita t-il JP. Sartre et tout l’équipe de la revue Les Temps Modernes, créée en 1945, à tenir une émission hebdomadaire de 25 minutes, au cours de laquelle ils débattraient de sujets librement choisis. Sartre, Beauvoir, Pontalis, Merleau-Ponty, Bonnafé et quelques autres se lancèrent dans l’aventure, trouvant là l’occasion de donner un éclairage philosophique à des débats qui touchent directement le coeur de la société française, y compris dans les couches les plus populaires qui se savent directement concernées par ces questions, et ne comptent pas laisser la politique aux seules mains du général et des hommes qui l’entourent. Raymond Aron, lui, avait déjà quitté l’équipe des Temps Modernes, et l’émission de radio, intitulée la Tribune des Temps Modernes lui donna de nombreuses autres raisons de prendre ses distances avec Sartre. L »épisode qui suit ne fera rien pour arranger les choses.
En effet, en 20 Octobre 1947, la radiodiffusion française diffuse son nouvel « épisode » de l’émission la Tribune des Temps Modernes, dont le thème sera « le Gaullisme« . Pour un auditeur du vingt et unième siècle, habitué à entendre le pouvoir politique critiqué et carricaturé, l’existence d’une telle émission semblerait tout à fait anodine. Elle l’est moins dans les années 40, et si la France ne vit pas en dictature, le pouvoir sous de Gaulle se pense comme fédérateur et ne voit pas d’un très bon oeil que des voix puissent s’élever contre le général, a fortiori si ces voix utilisent les antennes d »émission de la radio nationale.
On retrouve donc les voix de Jean-Paul Sartre, de Maurice Merleau-Ponty, de Simone de Beauvoir, de JB. Pontalis, Jean Pouillon, Alain Bonnafé, et Roger Chauffard (dans le rôle du gaulliste de service) lancés dans une critique féroce du gaullisme. On a sans doute du mal à imaginer cela de nos jours, mais cette férocité ira jusqu’à comparer le physique du général, tel qu’il se donnait à voir sur les affiches de propagande, à celui d’Hitler en personne (comme quoi le principe de la comparaison historique outrancière n’est pas nouveau). Ce n’est sans doute pas le moment où le propos se fait le plus pertinent. En revanche, il y a quelques passages intéressants sur ce que c’est que d’avoir raison face à l’Histoire, ainsi qu’une critique d’une certaine conception du pouvoir, qui a d’autant plus de valeur qu’elle s’exprime face à ce pouvoir qu’elle critique. Celui-ci ne tardera d’ailleurs pas à se réveiller, puisque l’émission n’ira pas au-delà de son cinquième numéro, s’arrêtant dès Novembre 1947. Pour la petite histoire, on retiendra que cet automne sera celui des douches froides pour Fernand Pouey, puisque c’est aussi en 1947 qu’il commandera une pièce radiophonique à Antonin Artaud, qui enregistra dans les studios de la radio française son Pour en finir avec le jugement de Dieu, qui fut interdit la veille de sa diffusion, et valut à Pouey de devoir démissioner.
Voici donc ces voix dont les mots sont familiers à ceux qui les lisent, avec cette distorsion typique des enregistrements de ce temps là, avec le vocabulaire de ce temps là, cette manière de s’exprimer, cette violence dans l’appréciation de celui qu’on combat idéologiquement et auquel on ne fait pas de cadeaux, et ce d’autant plus qu’on sait que derrière les mots, il y a les conditions de vie très réelles, très matérielles, de millions d’êtres humains; et qu’on sait aussi qu’on se met un peu en scène soi même dans ces combats.
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Post scriptum, écrit par Paul Claudel, qui écouta l’émission, s’en trouva fort incommodé, et prit sa machine à écrire pour répondre à l’équipe des Temps Modernes, dans des termes qui confirment qu’à l’époque, on mettait les formes dans les controverses, parce qu’on savait écrire, mais on n’édulcorait pas vraiment son propos :
« Le créateur de l’existentialisme a rendu au général de Gaulle le seul hommage qui fût en son pouvoir, celui des insultes, les siennes et celles des pauvres petits bonshommes et bonnes femmes à sa suite, dont il essaye aujourd’hui, plutôt lourdement et maladroitement, de se désolidariser. C’est un argument à la portée de toutes les intelligences que de plaisanter les gens sur leur physique. M. Sartre est-il content du sien ? Quant aux critiques de fond, il reproche au général de n’avoir pas de programme. Cela nous change du parti communiste qui a non seulement un programme, mais plusieurs, contradictoires et interchangeables. Quant au général, à l’intérieur, mais oui, il a un programme, celui que tout la France a acclamé dimanche dernier : Nous voulons travailler tranquillement. Et quant au programme extérieur, je demande simplement à J.-P. Sartre à ses petits camarades, momentanément désintéressés de cette chimère qui bombicine dans le vide au café de Flore, de regarde la carte d’Europe, et de se demander si, en présence de la situation qu’elle manifeste, il n’y a pas autre chose à faire que de porter aux homme du Kominform la bonne parole existentialiste, pour laquelle ils ne paraissent pas d’ailleurs avoir un goût particulier. »
Le 23 Octobre 1947, lettre publiée dans le journal Carrefour le 29 Octobre 1947.
Claudel ne fut pas le seul à se plaindre, à tel point que le troisième épisode de cette courte série d’émissions, diffusé le 3 Novembre 1947, fut intégralement consacré aux réponses à apporter à l’imposant et vitupérant courrier des auditeurs, scandalisés qu’on puisse ainsi tenir de tels propos sur les antennes nationales. Au-delà des échanges de munitions rhétoriques habituels lors de telles polémiques, l’émission présente l’intérêt de proposer une définition de la manière dont l’existentialisme, qu’on pourrait facilement prendre pour une philosophie individualiste et désengagée, est au contraire essentiellement politique puisque, comme le disent les derniers mots de Sartre « On ne peut pas être libre tout seul ».
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Pour ceux que l’écoute intégrale d’un document de qualité sonore médiocre n’effraie pas, voici l’intégralité des émissions, y compris celles qui ont été enregistrées, dont la diffusion était prévue, mais interdite :
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Voici la liste des émissions enregistrées :
Lundi 20 octobre 1947, 20h00
La Tribune des Temps Modernes (1)
Le gaullisme.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
Lundi 27 octobre 1947, 20h00
La Tribune des Temps Modernes (2)
Communisme et anti-communisme.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
Lundi 3 novembre 1947, 20h00
La Tribune des Temps Modernes (3)
Réponses de Sartre aux lettres des auditeurs
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
Lundi 10 novembre 1947, 20h00
La Tribune des Temps Modernes (4)
Libéralisme et socialisme.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
Lundi 17 novembre 1947, 20h00
La Tribune des Temps Modernes (5)
La crise du socialisme.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
Lundi 24 novembre 1947, 20h00
La Tribune des Temps Modernes (6)
Entrevue de monsieur Lucot, ancien secrétaire de Fédération de l’Alimentation,
représentant de la minorité au sein de la CGT.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
[Interdit de diffusion]
(Diffusion prévue lundi 1er décembre 1947)
La Tribune des Temps Modernes (7)
La vrai sens des revendications ouvrières.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, Alain Bonnafé. Jean Pouillon
[Interdit de diffusion]
(Diffusion prévue lundi 8 décembre 1947)
La Tribune des Temps Modernes (8)
Manifeste d’intellectuels sur la situation internationale.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, A. Bonnafé. Jean Pouillon
[Interdit de diffusion]
(Diffusion prévue lundi 15 décembre 1947)
La Tribune des Temps Modernes (9)
Entrevue avec David Rousset sur son récent voyage en Allemangne.
Avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty
J.B. Pontalis, A. Bonnafé. Jean Pouillon
L’INA avait proposé à la vente, en 1990, sous forme d’un coffret de quatre cassettes. Oui, des cassettes. Aucune édition sous forme de CD jusqu’à aujourd’hui. On trouve ce coffret sur le marché de l’occasion, à prix d’or. Je découvre aujourd’hui même que le réseau des médiathèques parisiennes en possède un exemplaire. Sachant à quel point les bandes magnétiques sont des supports fragile, il faut s’attendre à ce que peu à peu cette ressource disparaisse. Patientons néanmoins : L’INA travaille sur la numérisation intégrale de tous les documents audiovisuels concernant Sartre, ce qui représente 835 000 heures de matériel. Théoriquement, la mission devrait être achevée en 2015.