Si les exemples issus de l’histoire des sciences et techniques ont souvent valeur de métaphore, c’est sans doute parce que la technique porte en elle-même, lisibles dans ses processus, les marques de ses propres limites : elle est tout autant ce qui autorise l’homme à agir de manière nouvelle, et ce qui le contraint à prendre de nouvelles précautions. Qu’il s’agisse de ses racines prométhéennes ou des illustrations édifiantes offertes par les Titanic ou Zeppelin, la technique apparaît toujours non pas comme une abolition des limites mais comme une sorte de rappel du fait que la sortie de l’homme hors de l’orbite habituelle de son évolution passée se fait toujours sur le mode de l’infraction, de la rupture avec l’ordre des choses, quand bien même cela permettrait d’établir un ordre nouveau : l’ordre humain est toujours, au départ, un dés-ordre.
Nouvelle illustration avec ce mécanisme banal, quotidien, qu’est l’ascenseur, à ceci près que, pour une fois, on n’aura pas besoin d’attendre la catastrophe pour que soit mise en scène la limite même du dispositif, son créateur ayant eu l’idée d’en mettre en scène, dès sa présentation, la limite, sous la forme d’une chute évitée.
C’est lors de l’exposition universelle de 1853, à New-York, qu’Elisha Otis présente le premier prototype d’ascenseur. La ville n’est alors pas encore ce que cette invention va lui permettre de devenir ; elle ne dépasse pas la 42ème rue, et se concentre autour de Wall street, sous la forme d’un ensemble de pavillons éparpillés sur de vastes platebandes d’herbe. Le plan d’urbanisation conçu sous la forme de blocs, tel qu’on le connaît aujourd’hui, avait été formulé dès 1807, mais Otis allait créer le dispositif technique qui allait permettre d’offrir à ce plan sa troisième dimension. La skyline de Manhattan aurait une toute autre apparence si l’ascenseur n’avait pas été inventé.
Cependant, la simple idée de s’élever ainsi vers le ciel, plus haut que ce que permet l’usage ascensionnel des jambes (via l’escalier ou le bond) fait naître aussi la crainte de la chute. En cela, l’apparition de l’ascenseur, comme celle de l’avion, fera immanquablement penser à Icare, se brûlant les ailes à la lumière d’un soleil qu’il a tellement visé qu’il en a oublié qu’il était aveuglant.
Otis le sait, alors habilement, il intègre cette inquiétude dans son dispositif scénographique. On est quelque part entre la démonstration d’un prototype et un spectacle d’escapism à la Houdini : mise en scène de l’accident évité, c’est finalement, comme tout déni, la reconnaissance de l’essence profonde de la possibilité nouvellement offerte de tomber de toujours plus haut.
L’architecte Rem Koolhaas, revient sur cette présentation dans l’introduction de son ouvrage New-York délire, un manifeste rétroactif pour Manhattan (1978), alors qu’il tente d’établir les fondements architecturaux de cette île qui paraitrait utopique si elle n’existait pas. D’après lui, à la racine du développement de la ville, telle que ce concept se déploiera au vingtième siècle, il y a cette exposition universelle de 1853, dont la forme même (en particulier l’observatoire de Latting, archétype des immeubles futurs, moins destinés à être définis par l’usage qu’on fera de leur surface habitable que par le fait qu’ils sont destinés à être gravis jusqu’à leur sommet, afin de surplomber l’espace sur lequel ils sont construits et d’être en position de saisir le territoire dans son ensemble sans en être tout à fait détaché, mais sans y être, non plus, englué) constituera l’espace mythique, la Genèse fondatrice au-delà de l’espace et du temps humains (et c’est peut être pourquoi visiter Manhattan, c’est avoir le sentiment de contempler une cité déjà antique, moins bâtie pour y habiter que pour y éprouver ce sentiment étrange d’être tellement étranger à la Terre elle-même qu’on n’aurait de cesse d’en quitter le sol). Qu’on puisse porte une attention particulière à ce dispositif simple par lequel l’homme rejoint les cieux (dispositif intelligemment religieux, dès lors) ne semble pas hors propos, puisqu’on le comprend, l’ascenseur est dès sa présentation, un peu plus que ce qu’il semble être :
« Parmi les inventions exposées dans la sphère, il en est une qui, plus que toutes les autres, est appelée à révolutionner la physionomie de Manhattan (et, à un degré moindre, celle du monde) : l’ascenseur.
Celui-ci est présenté au public comme un spectacle théâtral.
Elisha Otis, l’inventeur, monte sur une plate-forme qui s’élève en l’air, expérience qui constitue, semble t-il, l’essentiel de la démonstration. Mais, une fois la plate-forme immobilisée au sommet, un comparse présente à Otis un poignard sur un coussin de velours.
L’inventeur s’empare du couteau, apparemment pour s’attaquer à l’élément crucial de sa propre invention : le câble qui a servi à hisser la plate-forme et qui empêche maintenant sa chute. Otis coupe le câble ; il se casse net. Il n’arrive rien, ni à la plate-forme ni à l’inventeur.
Des crans de sûreté invisibles, l’éclair de génie d’Otis, retiennent la plate-forme et l’empêchent d’aller s’écraser au sol.
C’est ainsi qu’Otis introduit une innovation en matière de théâtralité urbaine : l’anti-paroxysme comme dénouement, le non-évènement comme apothéose. Comme l’ascenseur, chaque invention technologique est porteuse d’une double image. Sa réussite cache le spectre de son échec éventuel.
Les moyens d’éviter ce désastre fantôme sont presque aussi déterminants que l’invention initiale elle-même.
Otis a lancé un thème qui restera un des leitmotive de l’aménagement ultérieur de l’île : Manhattan est une accumulation de catastrophes en puissance qui ne se produisent jamais. »
Rem Koolhaas, New-York Délire – p. 25
Bien entendu, la toute dernière phrase, écrite en 1978 et lue au-delà de l’an 2001, pourrait semble périmée. Pourtant, l’usage que nous faisons des mots lui donne raison : nommer « Ground-Zero » ce terrain sur lequel deux gratte-ciel jumeaux se sont abattus, c’est désigner le territoire comme néant. Cette surface ne peut être touchée parce qu’elle n’est rien. Les deux projecteurs quadrilatères braqués vers le ciel qui remplacèrent un temps les tours jumelles étaient une forme adéquate, car intouchable, de la dimension utopique de cet espace. Les fosses qui les ont remplacés ne sont finalement que leur trace en négatif sur la surface sensible du terrain, collision entre la catastrophe balayée et l’impossibilité de sa re-production, car on ne peut éliminer l’absence. Dans cet espace en creux, insondable depuis le sol, nul descenseur n’est prévu parce que la chute est le mouvement naturel des choses, on est bien placé, là, pour le savoir.
En revanche, depuis le sommet de n’importe laquelle des tours construites autour de Ground-Zero, on aura de nouveau une vue plongeante, et imprenable, sur le fond de ces puits. Grimper, c’est saisir, sans l’atteindre, une plus grande profondeur ; l’ascenseur est la sonde des aby(i)mes.