« On dit que les blancs ne savent pas danser »
James Deano
A regarder les extraits proposées dans l’article précédent, on peut se dire qu’un singulier écart nous sépare de la manière dont on envisage, outre-atlantique, la culture populaire. Et ce n’est pas réductible à une simple question de commercialisation ou de spectacle. C’est aussi lié à la manière dont nous avons rétréci le concept de culture à la notion étroite d’érudition, définissant une hiérarchie politique entre les niveaux de culture, établissant ainsi une culture qui n’est pas seulement bourgeoise (après tout, Timberlake et Fallon sont des bourgeois, et le rap est le plus souvent pris dans en étau entre la rebellion contre l’impossibilité de l’embourgeoisement et l’affichage d’un embourgeoisement déjà réalisé), mais est élevée au rang de noblesse, quand la culture « populaire » est, elle, considérée comme une sous-culture, manière de dire qu’elle n’est pas une culture du tout. A force d’inscrire ces critères dans les esprits, ils deviennent effectifs : la culture populaire, en France, a le choix entre être un pur produit du moment (la bande passante est saturée d’artistes faisant office de représentant de tel ou tel style pré-existant, Ben l’Oncle soul, c’est la soul mise en tête de gondole du supermarché, Thomas Dutronc, c’est le jazz manouche sans avoir à se confronter aux gitans, Booba, c’est le rap West-Coast pour ceux qui désignent l’Ouest parisien en disant « le neuf-deux », Céline Dion, c’est Barbra Streisand traduite en français (comme le faisait Mireille Mathieu, tout compte fait, mais à plein temps et avec un meilleur coiffeur)), ou bien être aussi vivante qu’une langue morte (les printemps et étés provinciaux accumulent les propositions régressives au cours desquelles on ressort les habits du dimanche des arrière-arrière grand parents, on se déguise en eux, on ressort leurs outils le temps d’un week end et on bat le grain devant les camescopes et smartphones de ceux qui croient, ainsi, fixer dans les mémoires numériques quelque chose du passé qui a disparu de la plupart des mémoires humaines), ou bien être vivante, mais en puisant ses forces dans les cultures étrangères, ce qui en dit long sur la place qu’on donne à ces dernières : à un certain nombre de peuples, dont on affirme volontiers qu’ils n’ont pas réussi à générer une véritable culture (au sens noble qu’on donne à ce mot), on reconnait en revanche la possibilité d’inspirer nos tubes de l’été, nos coiffures hors du bureau, nos vêtements de détente ou nos plats du dimanche. Mais c’est une reconnaissance hypocrite, puisque nous les élevons au niveau de ce que nous considérons, ici, comme l’échelon des sans-grade.
Ainsi, tout ce qui est frappé du sceau des « cultures populaires », en France, se caractérise souvent par sa médiocrité, puisque nous le pensons comme ce qui ne mérite pas qu’on en prenne soin, qu’on le cultive et qu’on le fasse grandir. Quand on regarde le Petit Journal, et qu’on constate un peu effaré que cette émission lorgne vers ce Jimmy Fallon qu’on évoquait précédemment, on est pris de vertige, car on mesure le gouffre de soin et de culture vivante qui sépare le simple amuseur de celui qui a véritablement quelque chose à proposer. Quand on écoute Orelsan, on mesure à l’impression d’entendre s’exprimer un adolescent appliqué le précipice qui le sépare de ses modèles américains. Et parallèlement, nous ne disposons que du mot « artiste » ceux qui, dans d’autres cultures, appartiendraient à la confrérie des « performers », oeuvrant dans la vaste sphère de l' »entertainment ». Et on entretient simultanément la confusion, le sentiment de domination de ceux qui se paient de ce genre de mots, et le complexe d’infériorité de ceux qui ont l’impression de ne jamais apprécier les bonnes choses, et de toujours être, dans ce qu’ils font, un cran en dessous de l’avant garde.
Il se trouve qu’une question de cet ordre a été posée, il y a quelques semaines, sur le plateau de Ce soir ou jamais, (encore une émission qui semble construite selon l’idée que ceux qui s’intéressent à la culture n’embauchent pas à 8h du matin) : Jérôme Piolat y intervenait, à propos de son livre intitulé Portrait du colonialiste, et appuyait son intervention sur l’extrait d’un documentaire, Qui Mali pense (diffusé, lui, dans la série Strip-Tease), au cours duquel deux touristes belges semblent penser que la « Danse des canards » est un équivalent plausible des danses qu’elles voient pratiquées par les jeunes maliennes au cours de leur voyage. Dépassant l’anecdote, évitant de stigmatiser ces deux touristes, il essaie de proposer des éléments d’analyse permettant de comprendre pourquoi, entres autres, les français ne dansent plus. On pourrait élargir la question en se demandant si, finalement, on n’a pas peu à peu éliminé toutes les formes artistiques qui impliqueraient une expérience « vécue » chez l’amateur d’art (la danse comprise comme un art est, pour nous, ce qui se regarde, et non se qui se pratique, sinon, elle n’est que sport ou divertissement, ou mise en spectacle de soi même).
L’extrait qui suit installe les éléments de réflexion permettant d’aborder ce problème. On pourrait en tirer une méditation plus large sur la manière dont on a peu à peu intellectualisé notre rapport à l’art, faisant comme si le corps n’était pas impliqué dans l’expérience de la beauté et dans la quête du beau, convaincus d’être ainsi fidèles aux préceptes platoniciens alors même que c’est ainsi qu’on les trahit.
On pourrait en tirer la conséquence suivante : nous avons négligé le corps à un point tel que nous avons oublié que, pour qu’il soit capable de vivre une expérience, de ressentir quelque chose qui fasse sens, il est avant tout nécessaire de disposer d’un corps cultivé, d’un corps qui n’ait pas été longtemps méprisé au profit d’un rapport uniquement intellectualisé aux choses. Or, il est possible qu’une partie de notre problème consiste précisément en ceci que nous avons oublié que l’art est pas essence cette construction d’expériences qui sont susceptibles d’éduquer, d’informer le corps pour qu’ensuite l’esprit puisse connaître une véritable élévation. On peut craindre qu’en cherchant, en permanence, à court-circuiter le corps, nous ayons tué en nous la possibilité de vivre ces formes, de les intégrer en nous en les habitant, et qu’on n’atteigne, dès lors, une élévation intellectuelle qui n’est que feinte.
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Illustration extraite du film Rize, de David Lachapelle (2005), qu’on pourrait recommander dans le cadre d’une réflexion sur la notion de « culture populaire », non pas tout d’abord pour en analyser les caractéristiques, mais pour en éprouver l’énergie vitale.