Paul Valery appartient à cette lignée d’auteurs français un peu exaltés qu’on préfère lorsqu’ils s’attachent à commenter les autres artistes. Penseurs inquiets, un peu trop sûrs d’être les fers de lance d’une civilisation qui a donné tout ce qu’elle pouvait (en somme, eux), ces écrivains auront cependant développé un véritable art du commentaire, qui se traduit chez Valery par une somme importante de textes s’intéressant aussi bien à la littérature, qu’à la philosophie, à la musique ou à la peinture.
Et puisque nous autres, en classe, avons travaillé sur le Philosophe en méditation de Rembrandt, on ne peut pas s’empêcher (puisqu’on l’a déjà évoqué ici, nous mêmes, à plusieurs reprises) de passer la main à ceux qui, avant nous, ont rencontré ce tableau, et qui comme Socrate le dit du bon amant ayant expérimenté un bel amour, prononcent à son sujet de belles paroles.
Le commentaire de Paul Valéry n’est peut être pas immédiatement compréhensible. C’est une méditation qui a elle même ses zones d’ombres. Tout ceci est maîtrisé, et il en va bien mieux ainsi : clarifier un tableau de Rembrandt, ce serait le trahir. Le texte de Valery épouse la forme du tableau, tout en admettant finalement que, ce pouvoir qu’a la peinture dans cette aptitude à révéler par l’ombre, la littérature n’y a pas accès.
Finalement, ce à quoi on est attentif, ici, c’est l’art avec lequel la peinture de Rembrandt laisse un grand nombre d’objets dans l’ombre, inaccessibles au regard tout en les suggérant. La lumière révèle ainsi moins les objets qu’elle éclaire que l’espace qu’elle n’atteint pas, vers lequel la pensée est absorbée. On est en attente. Et c’est une assez bonne définition de la méditation : une pensée qui ne se satisfait pas de la clarté et qui, tapie dans l’ombre, attend son heur.
» Ces petits philosophes de Rembrandt sont des philosophes enfermés. Ils mûrissent encore dans le poêle [Note du moine copiste : il s’agit là d’une évocation même pas déguisée à Descartes. Ceux qui l’ont un peu lu ou étudié savent que celui ci a longtemps médité non pas dans un poêle à bois (évidemment), mais dans une pièce dans laquelle cet appareil de chauffage était installé, et qui portait donc ce nom; on imagine aisément cette pièce centrale dans un édifice, sans fenêtres, éclairée seulement par la flamme qui y consume le bois. On peut difficilement trouver une mise en scène plus conforme aux principes du clair-obscur]. Un rayon de soleil enfermé avec eux éclaire leurs chambres de pierre, ou, plus exactement, crée une conque de clarté dans la grandeur obscure d’une chambre. L’ hélice d’un escalier en vis qui descend des ténèbres, la perspective d’une galerie déserte introduisent ou accroissent insensiblement l’impression de considérer l’intérieur d’un étrange coquillage qu’habite le petit animal intellectuel qui en a sécrété la substance lumineuse. L’idée de reploiement en soi-même, celle de profondeur, celle de la formation par l’ être même de sa richesse de connaissance, sont suggérées par cette disposition qui engendre vaguement, mais invinciblement, des analogies spirituelles. L’inégalité de la distribution de la lumière, la forme de la région éclairée, le domaine borné de ce soleil captif d’une cellule où il définit et situe quelques objets et en laisse d’autres confusément mystérieux, font pressentir que l’attention et l’attente de l’idée sont le sujet véritable de la compositon. La figure même du petit être pensant est remarquablement située par rapport à la figure de la lumière.
J’ai longtemps rêvé autrefois à cet art subtil de disposer d’un élément assez arbitraire afin d’agir insidieusement sur le spectateur, tandis que son regard est attiré et fixé par des objets nets et reconnaissables. Tandis que la conscience retrouve et nomme les choses bien définies, les données significatives du tableau, – nous recevons toutefois l’action sourde, et comme latérale, des taches et des zones du clair-obscur. Cette géographie de l’ombre et de la lumière est insignifiante pour l’intellect; elle est informe pour lui, comme lui sont informes les images de continents et des mers sur la carte; mais l’oeil perçoit ce que l’esprit ne sait définir; et l’artiste, qui est dans le secret de cette perception incomplète, peut spéculer sur elle, donner à l’ensemble des lumières et des ombres quelque figure qui serve ce dessein, et en somme une fonction cachée, dans l’effet de l’œuvre. Le même tableau porterait ainsi deux compositions simultanées, l’une des corps et des objets représentés, l’autre des lieux de la lumière. Quand j’admirais jadis, dans certains Rembrandts, des modèles de cette action indirecte (que ses recherches d’aquafortiste ont dû, à mon avis, lui faire saisir et analyser), je ne manquais pas de songer aux effets latéraux que peuvent produire les harmonies divisées d’un orchestre… Wagner, comme Rembrandt, savait attacher l’âme du patient à quelque partie éclatante et principale; et cependant qu’il l’entraînait à ce développement tout-puissant, il faisait naître dans l’ombre de l’ouïe, dans les régions distraites et sans défense de l’âme sensitive, – des évènements lointains et préparatoires, – des pressentiments, des attentes, des questions, des énigmes, des commencements indéfinissables… C’est là construire un art à plusieurs dimensions, ou organiser, en quelque sorte, les environs et les profondeurs des choses explicitement dites.
Il me souvient d’un temps fort éloigné où je m’inquiétais si des effets analogues à ceux-ci pourraient se rechercher raisonnablement en littérature. »
Paul Valery – le Retour de Hollande
Laissons le soin aux lecteurs d’apprécier, ou non, la poésie de Valéry. Vous semblez porter un jugement un peu rapide sur la qualité des œuvres poétiques de cet auteur (« qu’on préfère lorsqu’ils s’attachent à commenter les autres artistes »). Après tout Hugo, lui-aussi, se prenait pour le prophète de l’humanité…