Parce que la réalité n’est qu’une fiction un peu plus présente que les autres, 2001 est, dans toutes ses dimensions connues, une histoire de monolithes. Dans la version communément considérée comme « réelle », il s’agit du récit anonyme de la pulvérisation de deux modèles de 417 m de haut (426,8 m, exactement, pour celui qui était surmonté d’une antenne), anéantissant leurs occupants ainsi que ceux de deux Boeings lancés sur leur façade à plus de 700 km/h. Dans la version communément considérée comme fictive, dont les auteurs sont Arthur C Clarke et Stanley Kubrick, c’est le récit du jeu de piste cosmique organisé à l’intention de l’humanité. De ses premiers balbutiements jusqu’à son accomplissement sous forme de fœtus astral, l’homme y est accompagné par des monolithes dont, cette fois, il n’est pas l’auteur, mais qui sont comme autant de bornes placées sur le parcours de ce à quoi il est destiné (naître, ou n’être qu’en perpétuelle naissance), destinée qu’il traverse dans un sens que nous connaissons bien (la construction de soi par la technique) avant de pousser l’aventure un peu plus loin, c’est-à-dire jusqu’à couper le cordon ombilical avec les machines, pour, paradoxalement, renaître, ou mourir, les distinctions usuelles n’étant plus valables au-delà de cette limite.
Serge Tessot-Gay sera, sous peu, connecté aux deux versions de cette histoire de parallépipèdes rectangles. Une première fois parce que le 11 Septembre 2001 sortait l’album de Noir Désir, des Visages, des figures, qui semblait avoir été composé comme la bande son de ce qui se tramait sur Terre ce jour là, comme si quelque chose de cet Ordre là trainait dans l’air, à une altitude suffisamment basse pour être capté par les bonnes oreilles tout en demeurant under the radar, furtif. Un album qui sonnait comme une prémonition dont on n’aurait la révélation qu’à l’instant présent ; une anamnèse. Une deuxième fois parce que Noir Désir ayant passé l’arme à gauche, Teyssot-Gay a entre temps initié d’autres aventures, dont le groupe Zone libre, avec lequel Samedi 13 Octobre 2012 (Samedi, en somme), il mettra en musique un montage bâti sur les images de 2001, l’Odysée de l’espace, de Kubrick.
Le projet peut paraître curieux, tant la bande originale de 2001, l’Odyssée de l’espace semble liée aux images de Kubrick : Richard et Johan Strauss, Ligeti, Katchakurian. Tant le silence lui est lié, aussi. Car Kubrick est un des rares réalisateurs de science fiction ayant tenu compte d’un facteur physique crucial : dans l’espace, en l’absence d’air, il n’y a aucun son. Seul le scaphandre est pressurisé, et seul le son de la respiration des cosmonautes peut être entendu, trahissant leur angoisse. On peut d’ailleurs penser que tout le film est conçu pour parvenir à ce moment précis où seul, le cosmonaute survivant doit sortir dans l’espace, et se retrouve face au silence éternel de cet espace infini. A partir de ce moment précis, la musique disparaît, ne reste que le son des inspirations expirations, seul reste de vie sur des millions de kilomètres à la ronde. Zone Libre mettra t-il en musique le silence ? La guitare de Teyssot-Gay restera t-elle muette devant l’immensité de l’expérience visuelle fabriquée par Kubrick ? Il y a un risque dans l’exercice, mais c’est aussi ce qui le rend intéressant (et il y a un risque à regarder 2001, l’Odyssée de l’espace, aussi).
Si on veut se faire une idée de ce qui est en jeu dans ce film, le mieux est sans doute de lire une interview qu’a donnée Kubrick au journal Playboy, en Septembre 1968. Une bonne part de son intérêt réside dans le refus du réalisateur de fournir une quelconque interprétation de son film. Non pas que ce soit au spectateur de se débrouiller, mais parce que si le film ne parle lui-même que très peu, c’est que l’essentiel de l’expérience se situe sur un plan qui n’est pas celui des idées articulables (en ce sens, d’ailleurs, comme en d’autres, 2001 n’est pas un film hégelien) :
« Ce n’est pas un message que j’ai voulu transmettre en paroles. 2001 est une expérience non verbale. Sur les deux heures et dix-neuf minutes que dure le film, il y a moins de quarante minutes de dialogues. J’ai voulu créer une expérience visuelle, qui évite le catalogage verbal et s’adresse directement au subconscient avec un contenu émotionnel et philosophique. Pour paraphraser la formule de McLuhan, dans 2001 le message est le médium. J’ai voulu faire un film qui soit une expérience intensément subjective et atteigne le spectateur à un niveau intime de sa conscience, comme la musique. «Expliquer» une symphonie de Beethoven reviendrait à l’émasculer en érigeant une barrière artificielle entre sa conception et son appréciation. Vous êtes libre de théoriser autant que vous voudrez sur le sens philosophique et allégorique du film – une telle théorisation démontre qu’il est parvenu à atteindre son public en profondeur – mais je ne veux pas mettre noir sur blanc une cartographie de 2001 que chaque spectateur se sentirait obligé de suivre de peur de passer à côté. À mon sens, là où 2001 est une réussite, c’est qu’il touche un large éventail de personnes qui n’ont pas l’habitude de réfléchir à la destinée de l’homme, à son rôle dans le cosmos et à sa relation avec des formes de vie supérieures. Même pour un individu d’une grande intelligence, certaines idées de 2001, si elles étaient présentées comme des abstractions, paraîtraient assez austères et seraient automatiquement classées dans des catégories intellectuelles toutes faites. En revanche, vécues dans un contexte visuel émouvant et émotionnel, elles peuvent nous atteindre au plus profond de nous-mêmes.
(…)
La vraie nature de l’expérience visuelle de 2001 est de provoquer une réaction instantanée, viscérale, qui ne requiert pas – et ne devrait pas requérir – d’être amplifiée davantage. Toutefois, en termes généraux, tout bon film comporte des éléments intéressants qui s’apprécient mieux quand on le revoit une deuxième fois. La dynamique même du film empêche souvent que tous ses détails stimulants et ses nuances agissent pleinement à la première vision. L’idée qu’un film ne mérite d’être vu qu’une fois est une extension de notre conception traditionnelle du cinéma en tant que divertissement éphémère plutôt que comme un art visuel. Nous ne pensons pas qu’il suffise d’écouter un grand morceau de musique, d’admirer une grande peinture, ou de lire un grand roman une seule fois. Or, jusqu’a récemment, le cinéma n’était pas considéré comme un art et je me réjouis de constater que cette situation commence enfin à changer. »
Interview donnée au magazine Playboy, Septembre 1968
On devine donc que l’expérience menée, Samedi soir, à l’espace 1789 de Saint-Ouen a du sens, dans la mesure où elle va traiter 2001, l’Odyssée de l’espace comme un film muet, ce qu’il est presque. C’est sans doute une façon intéressante de pointer du doigt un de ses paradoxes les plus intenses, puisque presque muet, il parvient pourtant, à propos de ce qui pour l’Homme relève de l’essentiel, à en dire si long. Bien que mutique – et c’est là le caractère essentiel des mythes, que de parler en taisant, tout comme le film montre en faisant écran -, l’univers, chez Kubrick n’est pas absurde. Il prend au contraire tout son sens, mais celui-ci ne peut être dit.
Compléments de lecture :
Sam Azylys – Stanley Kubrick, une Odyssée philosophique, 2011
Jean-Paul Dumont et Jean Monod – Le foetus astral, essai d’analyse structurale d’un mythe cinématographique, 1970
Interview de Kubrick au magazine Playboy, consultable en anglais à cette adresse : http://ubuntuone.com/0rJYLfmhiU2Nx03OrwC7r9
Informations pratiques pour le ciné-concert de Zone libre, Samedi 13 Octobre 2012 : http://www.espace-1789.com/spectacles.php?id=173