Du 16 Avril au 29 Septembre 2013
à la Fondation Cartier
Exposition Ron Mueck
Puisque nous voici désormais armés d’un regard tout neuf, tout spécialement aiguisé pour ces oeuvres figuratives dont on comprend que la surface de représentation n’est que l’écran sur lequel se projette ce qui ne peut être ni montré, ni vu, maintenant qu’on a rencontré ces grands classiques qu’il s’agit de contempler comme s’il n’en étaient pas, on peut oser se rendre dans des expositions, à la rencontre d’oeuvres contemporaines dont personne ne nous dit très exactement quoi penser.
Ainsi, à partir du 16 Avril, la Fondation Cartier expose de nouveau l’artiste australien Ron Mueck, sculpteur encore connu des seuls cercles initiés, mais dont l’oeuvre singulière ne peut plus être oubliée dès lors qu’on l’a rencontrée.
En effet, s’il fallait classer Ron Mueck, on pourrait dire qu’il appartient au courant hyperréaliste, sans pourtant s’y réduire tout à fait. En effet, l’hypperéalisme, qui se propose de proposer un quasi clonage du réel, d’en produire une copie tellement fidèle qu’elle ne pourrait plus en être distinguée est une école artistique dont le propos porte surtout sur le statut du regard, et passe par une virtuosité technique insensée, puisqu’elle réussit à atteindre un niveau de détail que le regard humain ne peut pas saisir (on pense par exemple aux peintures fascinantes de Richard Estes, qui semblent mettre le réel au défi d’avoir l’air aussi réel qu’elles mêmes, et qui y parviennent en fait, puisqu’elles n’ont pas à respecter la nécessité de la focalisation du regard sur tel ou tel plan, tel qu’y contraint le regard que nous portons sur le monde, la peinture de Richard Estes bénéficiant d’une mise au point infinie, du point de vue jusqu’à l’infini). Finalement, la peinture hyperréaliste fait avec l’espace ce que le ralenti cinématographique opère avec le temps : il en donne une perception intégrale, telle que la réalité ne l’offre jamais.
En fait, l’hypperéalisme est troublant précisément en ce qu’il met à disposition un monde qui est la copie incroyablement conforme de ce que nous appelons « le monde » tout en le rendant absolument inaccessible. En cela, il révèle d’ailleurs quelque chose des objets que nous côtoyons en mettant en évidence qu’ils ne sont justement pas que des objets séparés de nous, puisque nous y avons accès, ils forment avec nous l’univers dans lequel nous évoluons. L’hyperréalisme crée une pure objectivité, en ce que les objets sont réduits au strict rang qui est le leur : ils sont posés là, devant nous, sur la toile, et c’est comme si nous étions nous mêmes absent de leur monde, et que ce monde était lui même absent pour nous, inaccessible. En ce sens, l’hyperréalisme serait la représentation non pas du réel, mais de ce qui se fait passer pour tel, ce qui explique qu’il se penche si souvent sur les signes contemporain du réel, les vitrines, les enseignes, les reflets, les lumières, et que les sculptures de Duane Hanson représentent de purs stéréotypes humains, le plus souvent sous la forme de touristes, c’est à dire de ces hommes saisis au moment où ils se croient le plus spontanés, et où néanmoins ils se donnent en spectacle.
Rencontrer les statues de Duane Hanson, c’est avoir l’étrange sentiment de reconnaître des anonymes constitués comme simples objets surdéterminés par leurs caractéristiques physiques criardes, les chemises hawaïennes ouvertes sur des ventres flasques, les tenues faussement décontractées, le mauvais goût de ceux qui, en gros, n’ont aucune chance de croiser un jour l’art de Duane Hanson. Confronté à ses sculptures, on a l’impression que ce qui est renforcé, c’est le fait de se sentir là à regarder quelque chose qui ne nous voit pas, bien qu’étant étonnamment proche de la forme humaine, comme un musée Grévin qui se serait concentré sur les inconnus, les aurait observés et proposerait la reproduction de quelques uns de ses spécimens.
Bien que tout autant incroyablement réaliste, l’art de Ron Mueck produit un effet presque inverse. Et pourtant, un détail pourrait empêcher tout à fait cette illusion : Ron Mueck est en tous points extrémement fidèle au « réel », ou à l’impression que celui-ci pourrait procurer, à une exception près. En effet, aucune de ses oeuvres ne représente l’être humain à l’échelle qui est la sienne. Tantôt modèles réduits, tantôt géants contraints à se recroqueviller pour tenir dans la salle d’exposition, ses statues sont toujours ou trop petites, ou trop grandes pour qu’on puisse se tromper sur leur véritable nature. Pas de danger, donc, de venir observer les gardiens de la Fondations Cartier ou les visiteurs plongés dans leur méditation, pensant qu’il s’agit d’oeuvres de l’artiste, puisque celui ci n’entretient pas la confusion, malgré l’extrême dextérité de ses techniques.
Et pourtant, à la différence des statues de Duane Hanson, qui semblent embarquer leur modèle dans le néant, les oeuvres de Ron Mueck sont incroyablement présentes. Que ce soit l’enfant accroupi dans une salle, le duo de petites vieilles ou le géant prostré dans son coin, tous sont incroyablement « là », sans pourtant qu’aucun ne soit, seulement, possible. Et sans doute ce dispositif est-il d’autant plus paradoxal qu’il semble presque entièrement fondé sur le contraire même de ce que pratique habituellement l’hypperéalisme. En effet, d’habitude, ce courant installe le visiteur en position de voyeur d’un monde qui, de façon troublante, semble irréel. Et comme il est si proche de la réalité, celle ci semble soudain elle même douteuse, flottante, déréalisée. Mais au moins, si l’ego est installé devant un leurre auquel il pourrait tout à fait se laisser prendre, il est tout de même conforté, puisque tout est organisé autour de son regard. On a dès lors l’impression d’être soumis à un test cartésien : « pratiques tu le doute au point de le maintenir quand tout est organisé pour que l’illusion soit parfaite ? Discernes tu à quel point la perception est trop nette pour pouvoir être celle du réel ? ». Ron Mueck renverse le procédé. Ici, ce qui saisit celui qui regarde ses statues, c’est leur regard. Loin d’avoir les yeux vides, ses miniatures et géants sont remplis de ce qu’ils voient, ce qui les propulse résolument dans un « ailleurs » que la salle d’exposition ne peut contenir. Qu’ils soient attentifs, inquiets, méditatifs ou morts, les personnages de Mueck sont porteurs d’une vie intérieure qui est toute entière le produit d’un monde extérieur qui n’est pas donné à percevoir, mais que le visiteur ressent nécessairement.
Dès lors, le rapport du visiteur et de l’oeuvre devient particulièrement complexe, puisque l’oeuvre ne se réduit plus à l’objet qui est donné à voir, tout comme La Joconde, Les Ménines, Le Verrou, ou Fenêtre sur Cour ne se réduisent pas à ce qui est montré. Mieux encore, c’est le regard du spectateur (qui est dès lors bien plus que cela) qui propulse l’objet au rang d’oeuvre, simplement parce que croiser ces regards, c’est ouvrir un monde, produire une intersubjectivité qui ne peut être feinte, puisqu’elle est vécue.
Ici encore, donc, on constate que l’oeuvre, particulièrement quand elle est figurative (et pourrait-elle l’être davantage ?), ne peut pourtant jamais être réduite ni à l’objet qu’elle représente, ni au trompe-l’œil virtuose qu’elle propose, se situant toujours au delà de sa construction matérielle, dans l’univers vécu qu’elle suppose et révèle plus qu’elle ne le montre. Se confirme alors que l’oeuvre d’art est cet objet paradoxal dont le sens se trouve dans la tension qu’il maintient entre sa présence qu’il manifeste, et l’absence qui en émane, dont le sens dès lors ne se trouve pas.
Informations pratiques et présentation de l’exposition :