En ce qui concerne les sujets dont le travail constitue la notion centrale, il faut avoir en tête que la réflexion impose de positionner le curseur du travail par rapport aux concepts voisins que sont la tâche, le labeur, l’oeuvre. Si certains philosophes ont distingué le travail aliéné du travail humanisant, constituant le premier comme simple exécution de tâches, et reconnaissant dans le second un processus oeuvrant au moins à la création de l’être humain lui-même, d’autres ont placé définitivement le travail du côté des basses besognes, préférant appeler « oeuvre » ce que fait l’homme lorsqu’une ambition de dépassement de soi et des strictes conditions de vie matérielles pouvait être discernées dans sa démarche. Si une telle variété se constate dans les doctrines philosophiques à propos du travail, il est nécessaire d’être soi même précis dans le sens qu’on donne aux mots lorsqu’on manipule cette notion et dans la hiérarchie au sein de laquelle on la positionne.
Le texte qui suit, extrait du célèbre ouvrage d’Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, propose une hiérarchie de ce type. On le constatera, le travail n’y est pas distingué de l’activité animale, ce qui suffirait à distinguer son propos des analyses que Marx proposa, qui sont souvent étudiées en classe pour différencier le travail et le simple accomplissement de tâches. Si Arendt se distingue des analyses les plus classiques sur ce point, c’est qu’elle reconnaît deux marches plus élevées que le travail dans l’échelle des activités humaines. L’oeuvre tout d’abord, qui consiste en ce qui dépasse les conditions matérielles de survie de l’homme, et au point culminant, l’action, qui suppose de saisir l’humanité dans ce qui la spécifie, c’est à dire une présence par nature multiple qui nécessite une activité qui ne relève plus ni de la production, ni de la création, mais de ce qu’elle nommera « action ». Mais si on veut se référer à cette distinction, il faudra préciser le sens spécifique de l’action chez Hannah Arendt puisque, comme on va le voir, ce concept est intimement lié au fait que l’humanité ne puisse à aucun moment être envisagé comme la reproduction à l’identique d’un modèle initial, et qu’on doive au contraire la concevoir sous la forme d’une multitude. Si le travail et l’oeuvre constituent une confrontation avec le monde, que ce soit pour s’y insérer ou pour en dépasser les conditions, l’action, elle, confronte l’homme à l’homme lui-même, c’est à dire simultanément à son semblable, et à son autre. C’est ce qui en fait par essence un concept politique. On appréciera au passage la précision de la lecture biblique proposée ici par Hannah Arendt. En peu de mots, elle pointe ce « homme et femme il les créa » à côté duquel tant de lectures de la Genèse passent sans s’y arrêter.
Ainsi, Arendt parvient elle à faire remonter l’action aux racines même de l’homme, ce qui explique que dans le dernier paragraphe, un concept a priori inattendu intervienne : la natalité. Croisant des préoccupations sur lesquelles nous ne nous penchons sans doute que trop peu, elle peut alors mettre en évidence le fait que, synthétisant et dépassant le travail et l’oeuvre, l’action est ce mouvement par lequel l’homme est mis en relation avec lui même, au delà des générations, puisqu’il importe de préparer à l’avance une présence humaine qui sera au monde quand nous n’y serons plus. Mais le sens de l’action est plus puissant encore si on réalise qu’en fait elle permet de dépasser la natalité biologique (celle dont on est le personnage principal le jour de notre naissance) pour inaugurer chaque fois une nouvelle natalité qui consiste à naître à soi-même chaque fois qu’on agit.
On a d’ailleurs là une intéressante façon de mieux comprendre ce qui, chez Sartre, peut échapper un peu : au lieu de penser que l’action est ce qui émane d’un sujet qui serait l’auteur de ce qu’il fait, Arendt propose de renverser la perspective et de considérer que c’est au contraire l’action qui est la racine du sujet, qui n’apparaît qu’à l’occasion de l’action. Souvenons nous, même dans cet ouvrage apparemment simple qu’est l’Existentialisme est un humanisme, ces formules selon lesquelles l’homme ne serait que la somme de ses actions. On peut les prendre comme une simple observation qui prendrait l’homme de haut, faisant preuve d’une intransigeance un peu feinte, mais en fait, elles prennent racine dans une conception renouvelée de ce qu’on appelle le « sujet ». Si on suit une certaine tradition philosophique, on pense que le sujet est le fondement de toute relation au monde et à soi-même. Observons le chez Descartes, théoricien incontournable de cette façon de penser l’homme : le sujet (le cogito) est décrit comme le seul point d’appui de la connaissance, celui à partir duquel tout l’édifice du savoir pourra être construit (y compris la mise en évidence de l’existence de Dieu), celui sans lequel rien d’autre ne pourrait exister. Envisagé selon l’angle de la personne, le sujet est alors ce qui permet de parler à la première personne, puisque je suis nécessairement le sujet que je suis, à tel point que Descartes peut proposer, dans ses Méditations métaphysiques, cette formule saisissante (bien plus que le fameux « Je pense, donc je suis », si on y songe) :
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce donc qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. »
Le sujet chez Descartes est donc ce qui me permet de me définir en tant que ce que je suis. On devine cependant qu’étant tous sujets (l’existence de Dieu garantissant que l’apparente existence des autres n’est pas une supercherie), rien d’essentiel ne nous distingue les uns des autres, ce qui nous mène à ce paradoxe : tout en nous définissant de façon radicale, au sens où il est à la racine de ce que nous sommes, le sujet ne parvient pas à rendre compte de qui nous sommes.
Ce paradoxe peut être réduit en dépersonnalisant le sujet, c’est à dire en le déconnectant de la personne qui en est porteuse. Pour cela, il suffirait de ne plus prononcer les propos de Descartes à la première personne, de les indéterminer. Plutôt que « Je pense, donc je suis », il faudrait dire « Il y a de la pensée, donc il y a quelque chose qui pense », qu’on pourrait réduire, si on veut, à « Ça pense, donc ç’est ». C’est un peu cette démarche qu’emprunte Sartre lorsqu’il définit le sujet comme émergeant d’une intersubjectivité qui n’est fixée en aucune personne. Le sujet individuel n’est dès lors plus un point de départ, une racine, mais le résultat d’un processus de création. Et le moteur d’engendrement, c’est précisément l’action. C’est par l’action que, à partir de ce qu’on est, on devient qui on est.
Il se trouve que cette distinction entre « ce qu’on est » et « qui on est », est à la racine de la pensée d’Hannah Arendt sur l’action, celle-ci étant, comme chez Sartre, le moment où le sujet, qui je suis, apparaît au monde, fondant l’auteur à voir en l’action une véritable mise au monde, une nouvelle naissance, chaque fois renouvelée, dépassant dès lors la naissance biologique, qui ne nous définit pas en propre, puisqu’elle n’est que la production de « ce que nous sommes ».
Voici l’extrait dans lequel la distinction entre travail, oeuvre et action s’établit de la façon la plus claire et méthodique. On espère que les quelques propos précédents aideront à mieux le saisir. Cependant, pour que la méditation gagne en acuité, on joint, juste après ce texte, un épisode des Nouveaux chemins de la connaissance, intitulé « Commencement et natalité chez Hannah Arendt« , présenté par Raphael Enthoven, invitant Etienne Tassin, professeur à l’Université Paris VII Denis Diderot et Marie-Frane Hazebroucq, agrégée de philosophie, directrice de la collection Philo Ado aux Éditions Rue de l’échiquier, dans un dialogue qui a pour origine et centre de gravité ce même extrait. L’ensemble, pour peu qu’on soit un peu attentif, semble accessible à tous. On pourrait aussi écouter cette petite heure de dialogue en le confrontant, dans un coin de son esprit, aux mots que Sartre écrit à propos de l’action envisagée comme commencement de soi-même, ainsi que de l’humanité (on pourrait dire, naissance de l’humanité « en soi »).
« Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.
L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit un monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde.
L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition — non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam — de toute vie politique. C’est ainsi que la langue des Romains, qui furent sans doute le peuple le plus politique que l’on connaisse, employait comme synonymes les mots « vivre » et « être parmi les hommes » (inter homines esse) ou « mourir » et « cesser d’être parmi les hommes » (inter homines esse desinere). Mais sous sa forme la plus élémentaire, la condition humaine de l’action est déjà implicite dans la Genèse. (« Il les créa mâle et femelle ») si l’on admet que ce récit de la création est en principe distinct de celui qui présente Dieu comme ayant créé d’abord l’homme (Adam) seul, la multitude des humains devenant le résultat de la multiplication. L’action serait un luxe superflu, une intervention capricieuse dans les lois générales du comportement, si les hommes étaient les répétitions reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle, si leur nature ou essence était toujours la même, aussi prévisible que l’essence ou la nature d’un objet quelconque. La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître.
Ces trois activités et leurs conditions correspondantes sont intimement liées à la condition la plus générale de l’existence humaine : la vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu mais aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses produits — le décor humain — confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire. Le travail et l’œuvre, de même que l’action, s’enracinent aussi dans la natalité dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l’intention de ceux qu’ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers. Toutefois, c’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir. En ce sens d’initiative un élément d’action, et donc de natalité, est inhérent à toutes les activités humaines. De plus, l’action étant l’activité politique par excellence, la natalité, par opposition à la mortalité, est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique, par opposition à la pensée métaphysique. »
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
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On trouvera à l’adresse suivante la page du site de France Culture consacrée à cette émission : http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-10-11-les-origines-45-commencement-et-natalite-chez