Petite récréation qui n’en est pas tout à fait une :
Baptiste Coulmont enseigne la sociologie à Paris 8. Ses intérêts sont multiples, comme on peut le constater sur son blog ( www.coulmont.com ), mais ce sont ses études portant sur les prénoms qui semblent lui attirer un nombre considérable de visiteurs.
Il faut avouer que dès qu’on prend connaissance des grandes lignes de son enquête, on a les neurones en éveil puisque celle-ci consiste à mettre en évidence quelque chose dont on peut se douter, mais qui est rarement comptabilisé. En fait, n’importe quel élève et n’importe quel enseignant pourrait avoir la même intuition que Baptiste Coulmont; il suffit d’être attentif au rituel de l’appel en début de cours pour que la puce s’installe dans l’oreille, à la faveur de la litanie des prénoms.
En effet, en creusant les statistiques du baccalauréat, ce sociologue parvient à montrer qu’il y a une corrélation entre le fait de porter tel ou tel prénom et la filière à laquelle on est inscrit au bac. Peut être cet attrait est-il lié à une attente un peu excessive, si on espère voir sur ses graphiques, en fonction de son prénom, si on va avoir le bac, et avec quelle mention. Cette attente ne serait pas totalement infondée, puisque l’année dernière, M. Coulmont publiait un intéressant article( http://coulmont.com/blog/2012/07/08/prenoms-mentions-bac-2012/ ) tissant des liens pas si obscurs que ça entre certains prénoms et les mentions obtenues, dans différentes filières à l’examen de fin d’année. On y mettait par exemple en évidence que 25% des Madeleine obtiennent une mention « très bien », tout comme les Irène, les Côme et les Ariane, alors qu’aucun Youssef, aucun Nabil n’ont atteint cette mention. En revanche, 30% de ces derniers ont dû repasser au rattrapage, quand seules 3% des Madeleine ont connu ce sort. L’analyse est intéressante, même si on imagine assez que certains candidats puissent la consulter comme on allait autrefois à Delphes demander si Socrate était bel et bien le plus sage des hommes (on pourrait d’ailleurs tenter une étude semblable de la corrélation entre la position sociale, le parcours personnel et le prénom porté). Baptiste Coulmont propose d’ailleurs une approche plus ludique de son étude, permettant d’observer comme son propre prénom se place en terme de résultats statistiques ( http://coulmont.com/bac/ ).
Evidemment, de tels chiffres n’ont de sens que dans la stricte mesure où on les accompagne d’une analyse approfondie permettant de construire des hypothèses. Car l’erreur la plus commune consisterait à croire que le prénom est la cause du résultat au bac, ce qu’il n’est évidemment pas. En revanche, les chiffres montrent qu’il y a bien une corrélation, c’est à dire un lien réciproque entre le prénom porté et la mention obtenue au bac.
L’étude publiée il y a quelques semaines est peut être moins spectaculaire, parce qu’elle semble moins prédictive, mais elle permet en revanche de remonter un peu plus loin dans la généalogie du résultat au bac; car en réalité, avant de paraître influer sur la mention obtenue, le prénom est en fait lié à la filière choisie. En somme, comme on peut s’en douter, aucun pouvoir magique ne réside dans les prénoms, et les études statistiques n’ont aucune validité pour l’observation des cas particuliers. En revanche, ce qui est ici mis en évidence, c’est un principe désormais classique en sciences sociales, qu’on peut appeler « déterminisme social », dans la mesure où, on l’aura compris, le prénom est un indicateur assez fiable de l’origine sociale, qui est, elle, un facteur important en terme d’orientation et de réussite à l’examen. Les phénomènes observés n’ont rien d’une fatalité, dans la mesure où il est possible, au moins individuellement, de les dénoncer, et où ils sont susceptibles d’évoluer. Cependant, on ne peut nier le fait que de telles statistiques puissent offrir une photographie peu valorisante de ce qu’on appelle par chez nous « l’égalité des chances ». En ce sens, même si on a tous tendance à aborder ce genre d’étude sous un angle un peu égocentrique, il faut dans un second temps prendre un peu de recul et reconnaître qu’en fait, ces chiffres en apprennent moins sur soi-même que su r la façon dont sont structurées les relations sociales qui offrent à nos comportements des chemins pré-tracés dans les hautes herbes.
Ainsi, notre prénom n’est pas aussi intime qu’on le pensait. Mais c’est évidemment surtout dû au fait que nous le partageons avec d’autres. Et paradoxalement, si les parents pensent choisir librement la façon dont ils baptisent leur enfant, ce choix est en réalité en partie structuré par des représentations, des schémas, des discours dont les parents ne sont pas eux mêmes les auteurs, déterminant au moins partiellement ce choix qui se croit totalement libre (qui l’est, en fait, pour peu qu’on accepte que la liberté ne consiste pas en une totale absence de déterminisme).
En furetant un peu dans le blog de Baptiste Coulmont, on découvrira que cette question des prénoms est un objet d’étude récurent chez lui ( http://coulmont.com/blog/category/prenoms/ ), et que de nombreux autres mécanismes sociaux sont à découvrir au fil de ses articles, ainsi que dans les ouvrages dont il est l’auteur.
On ajoutera que pour des débutants en sociologie qui s’intéresseraient à ces questions, il est possible de lire, avec intérêt et plaisir, l’analyse que consacre Steven Levitt à cette question dans son ouvrage intitulé Freakonomics . Le chapitre « Peut-on s’appeler Loser et réussir dans la vie ?« , sous des aspects un peu anecdotiques, permettra comme une bonne partie de ce livre, de s’habituer à distinguer quelques concepts cruciaux en sciences humaines, en particulier la causalité et la corrélation qu’on évoquait plus haut.