On reparlera prochainement du texte de Saint Anselme (laïcisé pour l’occasion en Anselme, ce qui a permis à bon nombre de candidats de croire qu’il s’appelait « Anselme de la Concorde »…) proposé cette année à la sagacité des candidats au bac ES. Perçu à juste titre comme difficile, il mérite qu’on se penche un peu sur son cas.
En attendant, on aimerait faire remarquer ceci aux candidats qui présenteraient, lundi, L’Existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre, qu’il y a un rapport entre cette conférence et le propos d’Anselme.
Reprenons cet extrait :
« Prenons maintenant un exemple où apparaissent une volonté droite, c’est-à-dire juste, la liberté du choix et le choix lui-même ; et aussi la façon dont la volonté droite, tentée d’abandonner la rectitude, la conserve par un libre choix. Quelqu’un veut du fond du cœur servir la vérité parce qu’il comprend qu’il est droit d’aimer la vérité. Cette personne a, certes, la volonté droite et la rectitude de la volonté ; mais la volonté est une chose, la rectitude qui la rend droite en est une autre. Arrive une autre personne la menaçant de mort si elle ne ment. Voyons maintenant le choix qui se présente de sacrifier la vie pour la rectitude de la volonté ou la rectitude pour la vie. Ce choix, qu’on peut aussi appeler jugement, est libre, puisque la raison qui perçoit la rectitude enseigne que cette rectitude doit être observée par amour de la rectitude elle-même, que tout ce qui est allégué pour son abandon doit être méprisé et que c’est à la volonté de repousser et de choisir selon les données de l’intelligence rationnelle ; c’est dans ce but principalement, en effet, qu’ont été données à la créature raisonnable la volonté et la raison. C’est pourquoi ce choix de la volonté pour abandonner cette rectitude n’est soumis à aucune nécessité bien qu’il soit combattu par la difficulté née de la pensée de la mort. Quoiqu’il soit nécessaire, en effet, d’abandonner soit la vie, soit la rectitude, aucune nécessité ne détermine cependant ce qui est conservé ou abandonné. La seule volonté détermine ici ce qui est gardé et la force de la nécessité ne fait rien là où le seul choix de la volonté opère. »
Anselme, De la concorde (XIIème siècle)
Observez bien la fin du texte, le propos semble épouser assez parfaitement celui de Sartre : il n’y a rien de déterminant pour la volonté en dehors d’elle même. On sait à quel point Anselme inspirera la pensée de Descartes sur le libre arbitre (on attribue d’ailleurs souvent à Descartes des arguments ou thèses qui se trouvent en fait chez Saint Anselme) : par son aptitude à viser n’importe quoi, le libre-arbitre est ramené chez Descartes à ce qu’il nomme « liberté d’indifférence ». Ainsi peut-il distinguer la simple aptitude à se déterminer en dehors de tout déterminisme extérieur, en gros la possibilité de faire n’importe quoi, et cette forme de liberté plus élevée qui consiste à faire ce qu’on doit faire. En somme, comme on le voit chez Saint Anselme, la volonté peut être droite, mais c’est elle même qui se détermine à l’être, ce qui suppose qu’elle ne le soit pas nécessairement. On peut discerner le bien, et ne pas le faire. On peut connaître la vérité et ne pas la dire.
On reprendra prochainement ces points parce qu’Anselme les expose de façon particulièrement intéressante.
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont on peut remonter de Sartre à Anselme (on a l’habitude de remonter jusqu’à Pascal, c’est à dire au dix-septième siècle, mais il est moins fréquent d’aller chercher les racines de la conception existentielle de la liberté jusqu’au douzième siècle). En effet, quand dans l’avant-dernière phrase de l’extrait Anselme écrit que le choix est nécessaire, mais que l’orientation qu’il prendra ne l’est, elle, pas, il prédit ce que Sartre signifiera en écrivant que l’homme est condamné à être libre : n’étant prédéterminé par rien, il ne peut pas s’appuyer sur aucune nécessité sur laquelle il ferait peser la responsabilité de ses propres orientations. Tout acte, toute parole engage son auteur dans la mesure où il pouvait parfaitement en adopter une autre. La situation proposée par Saint Anselme dans ce texte est très similaire à celles que propose Sartre dans son discours. On prend la nécessité la plus forte qu’on puisse concevoir (le risque de mourir) et on voit ce qui reste alors de la volonté, pour constater qu’en fait, même dans les plus grands périls, elle toujours entière (Descartes dirait même, « infinie »). On saisit mieux là le sens d’une affirmations en apparence tapageuse de Jean-Paul Sartre ouvrant le célèbre texte intitulé La République du silence, selon laquelle les français n’auraient jamais été plus libres que sous l’occupation allemande. En fait, on pourrait critiquer la formule : ils ne SONT pas plus libres, c’est juste que leur liberté qui toujours pleine et entière est mieux mise en évidence sous la contrainte de l’occupation, exactement comme la liberté de l’homme attaché à la véracité est plus évidente quand il persiste à ne pas mentir alors même qu’on lui promet de le tuer s’il ne ment pas.
Cela ne signifie pas qu’Anselme soit existentialiste avant l’heure (alors qu’on pourrait dire que Pascal, lui, l’est), dans la mesure où pour lui, la raison est la faculté qui permet à l’homme de discerner ce qu’est le bien (qui existe donc objectivement indépendamment du fait que l’homme l’observe ou non), alors que chez Sartre, il n’y a pas de bien a priori, pas de valeur à laquelle se rattacher avant d’agir : c’est dès lors l’action qui définit le bien. En somme, chez Saint Anselme, on n’est responsable que pour soi-même : le mal que je fais n’engage que moi, puisqu’il ne modifie pas le bien (le fait que je mente ne permet pas d’affirmer, chez lui, qu’il soit bon de mentir), alors que pour Sartre, je suis responsable pour tous les êtres humains. Ça peut paraître insensé, mais c’est la conséquence rigoureuse du fait que, chez l’homme, « l’existence précède l’essence » : il n’existe pas de définition préalable du « bon homme ». Dès lors, quand l’homme agit, il ne peut le faire en référence à cette définition. Dès lors, la seule définition de l’homme ne peut s’enraciner que dans ce
qu’il est « en acte », et non « en puissance », et seule l’action, ce que l’homme « fait » permet de constater, après coup, ce qu’il est. Dès lors, si je mens, je fais de l’homme tel qu’il se constate, un menteur, et j’en porte la pleine responsabilité.
Pour reprendre un exemple évoqué avec mes élèves devant passer un oral lundi pour « se rattraper », on attend d’un candidat « au rattrapage » qu’il vienne passer son oral en faisant du mieux qu’il peut. On s’y attend tellement que chaque examinateur accueille les candidats dans cette optique : il les voit comme autant d’objets ayant la même définition et adoptant un comportement semblable. Pourtant, on pourrait imaginer qu’un candidat se rende un jour dans son centre d’examen pour tuer le jury qui lui a refusé les quelques points qui lui manquent. Dans l’optique de Saint Anselme, cet étudiant est responsable de son acte, puisque son action est contingente. Il peut ne pas le faire puisque c’est sa volonté et non la situation qui en décide. En revanche, il n’est responsable que pour lui-même dans la mesure où son acte ne redéfinit pas l’homme, c’est plutôt lui qui s’éloigne de ce qui définit l’humanité. Chez Sartre au contraire, le candidat assassin porte une double responsabilité. Avant tout, il est responsable pour lui, parce que « l’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion » [L’Existentialisme est un humanisme, p. 38 dans l’édition Nagel]. Mais il l’est aussi pour les autres, car en tuant, il ne s’éloigne d’aucune définition a priori de l’être humain, puisqu’il n’y en a pas. Dès lors, son acte définit l’homme, au-delà même du fait que désormais, tout examinateur verra en chaque candidat un vengeur en puissance (ce qu’il est déjà, en fait).
Si on veut être pragmatique, l’évocation de Saint Anselme a un double intérêt. Avant tout, elle est philosophiquement pertinente et permet de convoquer la réflexion traditionnelle sur le libre-arbitre. Mais aussi, si vous êtes en filière scientifique ou littéraire, elle vous permettra de montrer que vous êtes tellement passionné par la philosophie qu’après l’épreuve écrite, vous avez lu et médité les sujets tombés dans les autres sections, et que vous les avez tellement médités que vous avez réussi à relire votre oeuvre au programme à leur lumière. Bon, vous savez que c’est faux, et dans la perspective de Saint Anselme, le fait que l’obtention du baccalauréat soit une influence suffisamment forte ne légitime pas ce choix, même s’il le permet. Mais vous commentez un texte existentialiste, il n’y a pas de morale objective qui oblige a priori à se présenter à l’examinateur exactement tel qu’on est vraiment (et ce d’autant moins qu’on n’est « vraiment » rien du tout). Dès lors, adopter la panoplie du bon élève et le jouer un peu semble être une manière de coller au plus près du texte qu’on commente. Fouillez dans les articles des derniers mois, et vous trouverez les éléments nécessaires pour convoquer Hannah Arendt dans votre commentaire de Sartre. Voila qui devrait produire son petit effet aussi, et « montrer » quel intérêt vous avez porté, cette année, à l’actualité cinématographique.
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