D’Hugo, je me disais qu’il me faisait parfois penser à Antonioni. Les « choses vues », puis revues, les plans larges, les panoramiques et les plongées dans le décor, au point d’en voir l’envers, les paysages qui sont aussi des vies intérieures.
Et d’Antonioni, je pensais tout particulièrement à ce film réalisé en 1975, Profession : Reporter, titre français auquel on préférera l’originel, anglophone : The Passenger, (mais la traduction des titres de films est un des domaines les plus mystérieux de notre temps) qui colle mieux au mouvement dont ce film est la mise en scène, et à nos préoccupations du moment. Profession : Reporter, donc, c’est un récit qui consiste en un changement d’identité. David Locke (Jack Nicholson) découvre un jour dans une chambre de la pension paumée dans laquelle il réside, Robertson, un voisin avec lequel il a entretenu quelques échanges, allongé sur son lit, mort. S’ennuyant dans sa mission en Afrique dont il ne se sort pas, trompé par sa femme, tirant son existence comme on mène, dans un jeu vidéo, une « vie » dont on sait par avance qu’elle est déjà perdue, la tête un peu ailleurs, Locke voit là l’occasion de changer de vie, en se faisant passer pour celui qu’il n’est pas encore, mais qu’il peut devenir. Et de fait, le film durant, Locke devient pour de bon Robertson, offrant à celui-ci l’occasion de poursuivre sa vie post-mortem, tandis que pour Locke, il s’agit quasiment de revenir parmi les vivants. Certes, concrètement, il se fait passer pour mort, mais ce n’est pas un rôle de composition, car ça fait un moment que, tout compte fait, il ne vit plus vraiment. On ne sait d’ailleurs s’il faudrait relire Nietzsche et sa peinture des hommes animés par une volonté qui n’est pas la leur, une des ces volontés qu’on n’accepte que parce qu’on sait qu’on n’aura à le faire qu’une seule fois, parce que si c’était à refaire… pour mieux saisir l’errance de David Locke, ou si ce sont les images d’Antonioni qui invitent à relire Nietzsche.
Cinématographiquement, Profession : Reporter met littéralement la vie de Robertson en boucle à l’intérieur de la vie de quelqu’un d’autre. C’est là un trait marquant des plus grands films. C’est toujours un peu présomptueux de faire de telles listes, mais tout de même, là, on prend peu de risques de se tromper : Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock; 1958) avant toute chose, parce que c’est la première fois qu’on entre à ce point dans ce dont justement on ne peut pas sortir, parce que c’est exactement ce qu’on voudrait revivre éternellement, parce que ce film est peut être le tout premier à épouser le mouvement même de l’Eternel retour, parce qu’à la manière du Finnegan’s Wake de Joyce, on pourrait le mettre en boucle pour l’éternité. Et ces films qui sont ensuite comme autant de fils spirituels de Vertigo : Lost Highway (David Lynch, 1997), qui ajoute à la mise en boucle du temps un retournement qui lui donne la forme d’une bande de Moëbius. Et Boulevard de la mort (Tarentino ; 2007) aussi, qui ose mettre en avant sa structure, au point d’en faire oublier tout le reste. On oserait ajouter Gerry (Gus Van Sant, 2002), parce que c’est le personnage lui-même qui se déploie en spirale autour de lui-même. C’est toujours la même histoire, parce que c’est ainsi que fonctionnent les mythes. Antonioni tourne autour de quelques chose qui n’est jamais vraiment là. On peut observer les mouvements de caméra tout au long du film. De lents panoramiques sans perspective particulière qui finissent par focaliser sur un objet, ou un mouvement dans le paysage. Comme s’il s’agissait de se glisser lentement dans le regard d’un autre, qui chercherait des yeux quelque chose un objet qui échapperait sans cesse à la prise.
Dans ce film, tout est retournement, renversement. Entre Locke et Robertson tout d’abord. Mais aussi entre l’occident et l’Afrique. Le moment où Locke/Robertson tenter d’interviewer un sorcier qui exige, pour que le dialogue soit honnête, que la caméra soit braquée dans l’autre sens, est une clé importante du film. Il y a l’attente d’un dialogue, mais aussi le constat que celui ci est impossible si tout le monde campe sur ses positions. Entre Locke et Robertson aussi, la relation commence par l’échange des mots. Mais il n’y a véritablement un dialogue que si on a soif des mots de l’autre, au point de désirer en être habité. Dans la mise en scène d’Antonioni, cela passe par la nécessité de ne plus le regarder, de le sortir du champ de la caméra. Et événement rare au cinéma : c’est celui qu’on filme, celui qu’on regarde, celui qu’on interroge non pas pour le connaître mais pour confirmer ce qu’on pense déjà de lui sans l’avoir côtoyé qui prend la caméra pour la détourner de lui. Parce que cette volonté de connaître l’autre, de le scruter et de le faire parler va en fait à l’encontre de la rencontre véritable avec lui.
Au moment de cette rencontre, on pense un peu aux mots qu’a Deleuze, dans un dialogue, véritable celui-là, avec Claire Parnet à propos de la supériorité de la littérature américaine sur son homologue française :
« Nous avons retenu d’Œdipe le sale petit secret, et non pas Œdipe à Colone, sur sa ligne de fuite, devenu imperceptible, identique au grand secret vivant. Le grand secret, c’est quand on n’a plus rien à cacher, et que personne alors ne peut vous saisir. Secret partout, rien à dire. Depuis qu’on a inventé le « signifiant », les choses ne se sont pas arrangées. Au lieu qu’on interprète le langage, c’est lui qui s’est mis à nous interpréter, et à s’interpréter lui-même. »
Gilles Deleuze ; Claire Parnet, « De la supériorité de la littérature anglaise-américaine », Dialogues (1977, réed. Flammarion Champs, p. 58)
Tout comme on pense aux méditations de Bernard-Marie Koltes, dans ce court texte si cinglant sur cette impossibilité d’accéder à l’autre, lui dont pourtant les mots étaient tant habités par l’Afrique :
« Si un chien rencontre un chat par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu’il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu’ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser ; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face – non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l’on se voit de loin, où l’on s’entend marcher, un lieu qui interdit l’indifférence, ou le détour, ou la fuite ; lorsqu’ils s’arrêtent l’un en face de l’autre, il n’existe rien d’autre entre eux que de l’hostilité, qui n’est pas un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un acte de guerre sans motif.
Les vrais ennemis le sont de nature, et ils se reconnaissent comme les bêtes se reconnaissent à l’odeur. Il n’y a pas de raison à ce que le chat hérisse le poil et crache devant un chien inconnu, ni à ce que le chien montre les dents et grogne. Si c’était de la haine, il faudrait qu’il y ait eu quelque chose avant, la trahison de l’un, la perfidie de l’autre, un sale coup quelque part ; mais il n’y a pas de passé commun entre les chiens et les chats, pas de sale coup, pas de souvenir, rien que du désert et du froid. On peut être irréconciliables sans qu’il y ait eu de brouille ; on peut tuer sans raison ; l’hostilité est déraisonnable.
Le premier acte de l’hostilité, juste avant le coup, c’est la diplomatie, qui est le commerce du temps. Elle joue l’amour en l’absence de l’amour, le désir par répulsion. Mais c’est comme une forêt en flammes traversée par une rivière : l’eau et le feu se lèchent, mais l’eau est condamnée à noyer le feu, et le feu forcé de volatiliser l’eau. L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison. »
Bernard-Marie Koltès; Prologue – 1991
A la fin, quoi qu’il arrive, on se dévore.
Si le film faisait un pas de plus vers l’autre de l’Occident qu’est l’Afrique, on serait chez Depardon, quelque part entre Empty Quarter (une femme en Afrique) (1985), et Un Homme sans l’Occident (2002), et il serait pour de bon l’autre de lui-même. Lui-même en somme.
Dans Profession : Reporter, cette fusion acquisition de soi par l’intermédiaire de l’autre va jusqu’au bout de sa propre logique : à devenir soi par la mort de l’autre, il est nécessaire d’épouser sa mort elle-même. Ou plutôt : si se faire passer pour mort, c’est d’une certaine manière l’être réellement, alors il faut bien que celui auquel on a volé la mort meurt à son tour. Endosser la vie d’un autre ne permet aucunement d’atteindre l’immortalité, ou alors il faudrait que ce processus soit sans fin (et sur l’écran de projection du cinéma, il l’est). La fin du film est tellement nécessaire que la caméra choisit de s’en détourner, dans un plan qui est peut-être l’un des plus célèbres pour les cinéphiles, et les plus méconnus pour le grand public : un très long plan-séquence qui commence dans une chambre d’hôtel, dans laquelle on voit David Locke s’étendre sur le lit, puis adopter une position qui est exactement celle dans laquelle on a découvert, au début du film, le corps défunt de Robertson. Locke est encore vivant mais déjà la caméra s’en détourne, elle se dirige vers la fenêtre barrée d’une grille qui quadrille le paysage; elle s’en approche au point que l’objectif se glisse entre deux barres de cette grille, et c’est le regard tout entier qui se faufile par la fenêtre et part faire un tout à l’extérieur. Dehors, les êtres se croisent, indifférents au regard qui les parcourt. Des voitures passent, dont le son couvre presque le bruit étouffé d’un coup de feu en arrière. Pas plus impressionnée que ça, la caméra s’attarde cependant longuement sur la rue, qu’elle parcourt du regard dans un lent panoramique; parce que si entre Robertson et Locke la vie s’est mise en boucle, et si le cinéma met en lumière ce ruban, alors il n’y a aucune raison pour en rester à cette mort, qui n’est qu’un passage. Nous sommes déjà, comme le dit Deleuze, sur une ligne de fuite. On balaie ces lignes du regard encore un instant avant que la caméra ne finalise la boucle qu’elle dessine à son tour et regarde désormais de l’extérieur cette même chambre dans laquelle Locke gît. Pour tous ceux qui ont déjà entendu deux fois, aux deux bouts d’un’interphone filmé par David Lynch, la simple phrase « Dick Laurent est mort », cette boucle d’un mort-vivant à un vivant-mort est comme un scénario dont Lost Highway serait la reprise.
Et bien entendu, quand on va ainsi d’une résurrection à un trépas, c’est un chemin de soi à soi qu’on parcourt. Encore une fois, on peut palper l’immatérialité et la dispersion du moi.
Ci-dessous, le fameux avant-dernier plan de Profession : Reporter. On aurait aimé en partager le commentaire qu’en donna Antonioni lui-même devant la caméra d’Andre S. Labarthe, en 1985, pour le court métrage documentaire La dernière séquence, diffusé dans le cadre de cette fantastique émission de télévision, Cinéma, cinémas. Il fut disponible quelques jours sur youtube, avant d’en être retiré. L’Ina propose d’en acheter une copie, contre un prix vraiment très modique. D’une certaine manière, on ne peut pas résister. Mais on touche là aux limites d’une telle diffusion : seuls ceux qui connaissent déjà cette séquence paieront 0,99€ pour la revoir. Les autres passeront définitivement à côté de ce court métrage qui ne peut plus être vu autrement. Et pourtant, découvrir Antonioni regardant et commentant tout à la fois ce plan qui est en lui-même un film (il s’ouvre sur un lever de rideau, on découvre un écran, on le parcourt on le traverse; ce plan-séquence est au sens strict une traversée de l’écran), faisant des arrêts sur image, s’attachant aux conditions techniques de réalisation, ne dévoilant presque rien de ses intentions (mais pour André S. Labarthe, les intentions devaient être considérées comme des ennemies), ça n’a pas de prix. Ceux qui sont peu habitués à ce cinéma seront peut-être surpris, décontenancés par le rythme de cette séquence, du temps qu’elle prend pour regarder, peut-être se sentiront-ils allergiques à ce qui pourrait paraître, pour nos yeux habitués à des montages bien plus agités, comme une lenteur. Il y a dans ce film des moments de contemplation sur les déserts, sur les lieux où le seul mouvement est le vent qu’on entend sans le voir, à tel point qu’on a parfois l’impression que Joris Ivens est derrière la caméra, ou va entrer dans le plan. Mais renoncer à cause de cela, ce serait passer à côté de la matière même du cinéma, de ce matériau qu’Antonioni aura peut-être été l’un des premiers à sculpter de cette façon. Toujours chez Labarthe, commentant les difficultés qu’Antonioni eut pour obtenir la reconnaissance de la critique, on peut lire les mots suivants :
« Un cinéaste comme Antonioni était loin d’être aimé des Cahiers du cinéma, Truffaut ne l’aimait pas, Godard à peine. Moi, ça m’avait frappé. Au cours de la projection de l’Aventura en 1961 à Cannes, j’avais senti quelque chose que je n’arrivais pas à définir. C’est que, soudain, 65 ans après son invention, le cinéma découvrait que son personnage principal n’était pas Garbo ou les stars, mais c’était le temps ! D’un seul coup, on avait le temps qui déboulait sur l’écran dans l’Avventura et c’est ce qui a perturbé les gens. Ils ne savaient pas quoi en faire. Le temps est toujours perçu comme l’ennemi, comme quelque chose dont il faut se débarrasser très vite, une espèce de patate chaude. Ce n’était pas un temps utilisé comme dans les films à suspens où l’on part d’un point pour arriver à un autre. C’était un temps désorienté, inutilisable, qu’on ne pouvait pas manipuler. Même si après, le cinéma est revenu aux bonnes vieilles habitudes d’avant l’Avventura, c’est-à-dire fabriquer des dramaturgies, essayer de maîtriser le temps. Et le fait d’avoir découvert ça, pourrait permettre de réécrire une histoire du cinéma aujourd’hui. Une histoire du cinéma où il y aurait des temps forts. Ce ne serait pas Griffith mais Stroheim. Et on s’apercevrait que cette découverte a été faite auparavant au théâtre, Beckett, c’était 10 ans avant l’Avventura. En attendant Godot, c’était du temps presqu’à l’état pur. »
(source : http://www.arkepix.com/kinok/Andre%20S.%20LABARTHE/labarthe_interview1.html)
On relit ces lignes, on regarde les portraits d’André S. Labarthe, on ne peut pas ne pas penser à ceux de Deleuze, et on se demande soudain si il n’y a pas un lien secret entre les traits des penseurs et leur pensée.
[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=ke2CFuLQ6t8[/youtube]
Pour le court métrage de Labarthe, il faut se rendre sur le site de l’Ina, à cette adresse : http://www.ina.fr/video/CPB8505130208/antonioni-la-derniere-sequence-video.html . Vous aurez droit aux premières secondes de ce document. La suite vous coûtera moins d’1€.
En supplément, ce document précieux pour ceux qui se demandent avant tout comment, techniquement, un tel mouvement de caméra fut possible :
http://hypergonar.free.fr/extraits_machinerie/ext_chap1.pdf
Illustrations :
1 – Photogramme extrait de Profession : Reporter
2 – Photogramme extrait de Lost Highway