A l’intention de ceux qui, en ma compagnie, salle 217, ont traversé tout ou partie de la quatrième partie du Discours de la Méthode, et à l’intention de tous les autres aussi, voici une mise en image, réalisée en 1971 par Roberto Rossellini pour la télévision italienne, des mots de Descartes, prononcés par lui-même. Bien que Rossellini ait consacré un long métrage à Descartes, c’est d’un autre film que la séquence qui suit est tiré, consacré, lui, à Blaise Pascal. Le moteur central de ce Blaise Pascal consiste pour le réalisateur à mettre en scène cette sorte de double vie dans laquelle Pascal était comme écartelé : d’un côté la volonté de participer à l’oeuvre intellectuelle de son époque, de se frotter aux plus brillants esprits de son temps, avec lesquels il sentait bien qu’il pouvait tout à fait rivaliser. De l’autre, la nécessité de se retirer loin du monde, de se méfier des éclats et de l’attirance qu’on peut éprouver pour ce que la pensée peut avoir de mondain, parce que Pascal se sentait aussi comme attiré par le vide, et le silence éternel de l’au-delà.
Dans l’extrait qui suit, Rossellini met en scène la rencontre entre Descartes, alors reconnu et écouté par les intellectuels de son temps, et Pascal, qui vient l’écouter au sein du cercle de penseurs réunis autour du Père Mersenne, qui fut un des grands entremetteurs entre les penseurs du dix-septième siècle. Au-delà de la mise en scène provoquée ici par Rossellini, Pascal et Descartes se rencontrèrent effectivement, les 23 et 24 septembre 1647, pas tout à fait dans les circonstances qu’on peut voir ici.
Mais peu importe. Rossellini ne propose pas un biopic de la vie de Pascal. En revanche, il permet, dans une scène de quelques minutes, de cerner l’autorité que Descartes a sur son temps, et en même temps l’éloignement que suscite cette autorité, comme s’il ne pouvait plus être regardé à égalité par les autres intellectuels de son temps. D’ailleurs, il évoque cette distance quand il évoque ses difficultés à demeurer en France, comme si la pensée qui lui est contemporaine était devenue trop étroite.
En fait, avec du recul, on peut réaliser à quel point Pascal est un penseur bien plus singulier que ne le fût Descartes. Et on comprend bien pourquoi : il ne compte pas soumettre toutes formes de vérités à la Raison. C’est d’ailleurs sur ce point que, dans le film de Rossellini, Pascal questionne Descartes juste après la scène que nous partageons ci dessous; question à laquelle Descartes ne daignera pas répondre.
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Le texte prononcé par Descartes ici n’existe pas vraiment. En fait, c’est un patchwork de divers extraits des trois premières parties du Discours de la Méthode, et de lettres adressées par Descartes à ses contemporains. Nous allons suivre le petit speech que Descartes a préparé pour le cercle Mersenne, et nous allons en mettre à jour les sources.
« Comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses ,que si je n’avançais que fort peu, je me garderais au moins de tomber »
L’expression « Comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres » est passée à la postérité et participe, avec le « J’avance masqué« , à une certaine image qu’on peut se faire de Descartes. Au-delà d’une conception très rationaliste que nous avons de sa pensée, Descartes est aussi un auteur qu’on peut avoir en tête sous la forme de quelques images : le philosophe qui pense dans son lit, à moitié endormi, le philosophe qui consacre somme toute assez peu de temps à la pratique de la philosophie, le philosophe masqué, celui qui avance dans le noir. Ce premier emprunt effectué par Rossellini pour constituer le discours de son Descartes peut être retrouvé dans le Discours de la Méthode, 2nde partie, 1er paragraphe.
« Je me résolus ensuite de ne rien accepter pour vrai qui n’apparaisse tel à ma connaissance avec évidence. »
C’est une reformulation du premier principe de la méthode : « Le premier étant de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle« , qu’on trouve dans la 2nde partie du Discours de la Méthode, au 3ème paragraphe.
« Aussi dès que l’âge me permit d’échapper à l’autorité de mes maîtres, je quittais entièrement l’études des lettres et me résolus à ne pas chercher d’autre science que celle qui se trouvait en moi-même ou dans le grand livre du monde. »
C’est de nouveau une reformulation du 14ème paragraphe de la 1ère partie du Discours de la Méthode : « C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science, que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde«
« Au cours de ces voyages il me semblait que je pourrais rencontrer plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant ses affaires, que ceux que fait un homme de lettre dans son cabinet ».
On retrouve là une reformulation un peu synthétique de ce même paragraphe. Lu intégralement, il donne ceci : « C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science, que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j’en pusse tirer quelque profit. car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.«
« J’appris aussi à ne rien croire trop fermement et je me fis pendant neuf années que rouler ça et là dans le monde, tâchant de déraciner de mon esprit toutes les erreurs qui avaient pu s’y glisser. »
Cette phrase pioche à plusieurs sources : « j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume, et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs, qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison.« , extrait du dernier paragraphe de la 1ère partie du Discours de la Méthode. Puis « Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent; et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant.« , qu’on peut lire dans le 6ème paragraphe de la 3ème partie du même Discours.
« Je commençais alors de découvrir les fondements d’une science admirable, et appris à conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter par degrés à la connaissance des plus composés »
Ici, l’enquête nous éloigne du Discours de la Méthode, ainsi que des écrits de Descartes, car l’expression « découvrir les fondements d’une science admirable » vient en fait du plus célèbre des biographes de Descartes, Adrien Baillet, auteur en 1691 de La Vie de M. Descartes. Dans le chapitre 1 du Livre 2, Baillet décrit la soirée du 10 novembre 1619, qui constitua pour Descartes une nuit particulièrement agitée, à laquelle nous prendrons de plaisir de consacrer un article à part entière, parce qu’on est amateur de facéties profondes. Pour l’heure, contentons nous de la source de la formule reprise par Rossellini : « le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s’étant couché tout rempli de son enthousiasme et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir être venus que d’en haut. » La suite, elle, n’est rien d’autre que la 3ème règle de la méthode, telle que Descartes la rédige dans la 2ème partie du Discours de la Méthode : « Le troisième [précepte], de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. »
« Je pris donc pour modèle ces longues chaines de raisons toutes simples et faciles dont les géomètres ont coutume de se servir. »
C’est une citation tirée du passage immédiatement situé après l’exposé des quatre préceptes de la méthode, dans la 2ème partie du Discours : « Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre.«
« J’appris en même temps à corriger par ces raisonnements les erreurs de nos sens ; celles de la vue par exemple, qui nous indique à tort que la terre est (…) et que la lune et le soleil sont plus grands que les étoiles »
On a beau retourner le passage dans tous les sens, il nous semble que, tout bêtement, Claude Baks, l’acteur qui endosse le rôle de Descartes, se prend ici les pieds dans son propre texte. Sa phrase ne veut rien dire. Le plus amusant, c’est que faire dire à Descartes que l’erreur de la vue consiste à nous faire croire que la terre est, ça peut avoir du sens puisque lors de la déconstruction par le doute des connaissances, de façon hyperbolique, Descartes s’attaque à la certitude que nous avons de l’existence du monde que nous voyons autour de nous, en s’appuyant entre autres sur le fait que, dans nos rêves, cette même impression de réalisme est précisément ce qui nous trompe. Il y a donc bien, un moment, chez Descartes, où on prend au sérieux l’hypothèse de l’acosmisme. Mais en réalité, nous pensons plutôt que Claude Banks saute une partie de son texte (on aura remarqué qu’en fait, tout au long de ce plan séquence, à la manière dont il place les ponctuations, il ne semble pas très bien comprendre ce qu’il dit !); puisqu’ici, le texte d’origine se trouve dans Les Principes de la philosophie (3ème partie, article 5 ) : « Il nous semble d’abord que la terre est beaucoup plus grande que tous les autres corps qui sont au monde, et que la lune et le soleil sont plus grands que les étoiles ; mais si nous corrigeons le défaut de notre vue par des raisonnements de géométrie qui sont infaillibles, nous connaîtrons premièrement que la lune est éloignée de nous d’environ trente diamètres de la terre, et le soleil de six ou sept cents ; et comparant ensuite ces distances avec le diamètre apparent du soleil et de la lune, nous trouverons que la lune est plus petite que la terre, et que le soleil est beaucoup plus grand.«
« Si j’ai depuis fait paraître quelques livres, je me suis efforcé d’être tenu au nombre des écrivains les plus vulgaires. »
L’expression, « je n’aie demandé à être reçu qu’au nombre des écrivains les plus vulgaires » est tirée de la correspondance de Descartes avec Huyghens, dans une lettre datée du 15 juin 1637.
« Ecrivant en français, non en latin, et dans une langue par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité que les philosophes »
L’idée de cette langue tellement simple (c’est une qualité, chez Descartes) qu’elle pourrait être comprise de tous, est exprimée dans des termes très proches, dans une Lettre à Mersenne datée du 20 novembre 1629 : « j’oserais espérer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est le principal, qui aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes choses, qu’il lui serait presque impossible de se tromper ; au lieu que tout au rebours, les mots que nous avons n’ont quasi que des significations confuses, auxquelles l’esprit des hommes s’étant accoutumé de longue main, cela est cause qu’il n’entend presque rien parfaitement. Or je tiens que cette langue est possible, et qu’on peut trouver la science de qui elle dépend, par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses, que ne font maintenant les philosophes. »
« Vous savez que je vis peu en France, encore moins à Paris où je vois tant de personnes qui se trompent en leurs opinions et en leurs calculs qu’il me semble que c’est une maladie universelle. »
Ici, c’est une Lettre à Chanut, écrite en mai 1648, qui est évoquée : « Vous direz peut-être que je me donne en ceci trop de vanité ; mais je vous pris d’en attribuer la faute à l’air de Paris plutôt qu’à mon inclination ; car je crois vous avoir déjà dit autrefois que cet air me dispose à concevoir des chimères, au lieu de pensées de philosophe. Je vois tant d’autres personnes qui se trompent en leurs opinions et en leurs calculs qu’il me semble que c’est une maladie universelle. »
« Chacun y parait attentif à son seul profit, mais cela je le vois n’est encore qu’une vérité incomplète puisque vous êtes là, vous. »
Rossellini fait ici, assez librement, un montage, à partir de la Lettre à Balzac, du 5 mai 1631, dans laquelle Descartes compare les avantages respectifs de la vie urbaine, et de l’installation à la campagne : « en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées« .
« Vous, mon cher Mersenne, dont l’amitié me réchauffe et me montre que je ne suis pas tout à fait étranger en mon propre pays. »
Retour au Discours de la Méthode, ici, puisque c’est dans la 1ère partie de celui-ci qu’on trouve cette réflexion à propos des voyages : « Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ».
On aura donc compris le caractère composite du discours prononcé ici par Descartes. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une trahison. Au-delà que l’incarnation d’un penseur, Rossellini brosse ici le portrait de Descartes alors que c’est ici sa seule apparition dans le film; il va donc à l’essentiel. Et d’une certaine manière, c’est là une bonne introduction à cet auteur, même si on ne peut évidemment pas s’en contenter. Mais après avoir parcouru ces extraits des trois premières parties du Discours de la Méthode, comment résister à l’envie de plonger dans la quatrième, celle où tout se joue ? Rossellini ne fait pas référence à la pensée de Descartes au moment où elle trouve son propre fondement, et bâtit à nouveau l’édifice de la connaissance. Pour autant, on sent dans cette scène cette espèce de force tranquille de l’esprit qui coulera bientôt la dalle sur laquelle une bonne partie de la culture européenne classique va se construire.
Notez pour finir la présence discrète de Blaise Pascal, incarné ici par Pierre Arditi dont c’était le premier rôle. Ce n’est pas pour rien qu’il a l’air pensif. On ne le voit pas dans cet extrait, mais tout en manifestant du respect envers Descartes, il est déjà en train de préparer une réplique dans laquelle il remettra en question le statut que Descartes donne à la raison. En deux scènes, donc, Rossellini, avec une économie de moyens et de mise en oeuvre assez remarquable, parvient à projeter sur l’écran une des oppositions conceptuelles les plus importantes de l’histoire de la pensée.
Je suis le petit fils de Claude Baks qui fut l’ami et l’associé de Roberto Rossellini lui ayant demandé de jouer le rôle de Descartes quasiment à l’improviste.
Pour la petite histoire Claude s’est effectivement pris les pieds dans le texte. À sa décharge ce plan séquence n’a été tourné qu’une seule fois, il n’était pas comédien, et qui plus est – né en Russie – avait une voix très grave et un fort accent (indéfinissable puisqu’oscillant en le slave et l’américain). Au visionnage des rushes tant Claude que Roberto sont arrivés à la conclusion que sa voix n’était objectivement pas crédible pour Descartes et ont demandé à Jacques Monod de le doubler. En dépit de son talent Jacques n’a hélas pas pu récupérer l’erreur en post-synchro.
Merci beaucoup pour ce témoignage ! Le cinéma, comme tout art, fait l’objet d’une construction, et c’est toujours intéressant de savoir comment tout ça est fait. Et on apprécie mieux quand on comprend. Merci de nous avoir aidés à comprendre !