C’est entendu, le travail est une pratique particulièrement désagréable, dont on apprécie les résultats, mais dont on se passerait volontiers de la phase d’exécution, toujours pénible. Bien sûr, si nous travaillons, c’est qu’il y a une forme de réalisation personnelle dans cette activité, qui va sans doute au delà du simple moyen de se procurer le nécessaire, puisque nous travaillons bien au-delà de la stricte contrainte de la survie. Pour autant, pour contrer les théories glorifiant le travail comme le seul domaine de réalisation de l’homme, on pourra, avec profit, s’appuyer sur les oeuvres littéraires, philosophiques et cinématographiques suivantes. Evidemment, la sélection est partielle et partiale, et elle peut sembler idéologiquement un peu univoque. Pour autant, justement, il est intéressant de noter que le cinéma en particulier, fruit du monde industriel, par la manière dont il se produit et la manière dont il est distribué, ne cesse d’avoir vis à vis de ce monde du travail, un regard étonnamment critique. On peut parfois voir là une certaine complaisance, mais on peut aussi y lire, du moins dans la liste qui suit, un regard porté sur ceux que le monde du travail a parfois oubliés, ceux qui aimeraient bien, finalement, si ce n’est vivre de leur travail du moins ne pas voir celui-ci aliéner leur vie. Une perspective, et quelques exceptions toutefois dans cette liste, les films A l’origine (2009) et Un Prophète (2009 aussi) qui, parce qu’ils installent le labeur en dehors du circuit de la distribution et de l’échange, en proposant à des ouvriers arnaqués de bâtir quelque chose d’absolument inutile, de participer, paradoxalement à ce type de travail qui ne peut pas être aliéné : une oeuvre, ou bien en permettant à un jeune incarcéré de travailler moins sur le monde que sur lui même.
Si l’art est si souvent critique avec le travail aliéné, c’est alors sans doute parce qu’il en est, idéalement, l’antithèse.
LECTURES :
Simone Weil : La condition ouvrière. 1951 – téléchargeable ici
La philosophe française décrira le projet de la manière suivante : « un professeur agrégé en vadrouille dans la classe ouvrière ». Plusieurs années durant, Simone Weil retrousse ses manches et met les mains dans le cambouis, comme on dit. Employée comme ouvrière dans plusieurs usines, elle inscrit au jour le jour les effets que cet engagement corps et âme produisent sur sa pensée, sur son être. Curieusement, au-delà de l’expérience physique et mentale de l’aliénation, qui lui fera envisager la politique, particulièrement quand elle est censée s’adresser aux ouvriers, comme une sinistre blague, Simone Weil va reconnaître dans la condition ouvrière une forme de vie qui doit permettre l’élévation spirituelle.
François Bon : Daewoo. 2004 – Le groupe coréen s’était implanté en Lorraine avec, pour bénédiction, les subventions offertes pour accueillir ces usines d’électroménager, censées apporter sur ces territoires des emplois devenus trop rares, et donc précieux. Mais entre 2002 et 2003, les usines ferment, et les emplois disparaissent. François Bon intervient, en tant qu’écrivain, dans ces usines désertes, auprès des ex-employées pour bâtir, avec elles, le récit de leur abandon.
Que faire, quand on n’a pas soi même quitté le travail, mais que c’est le travail qui vous a quitté ? Que faire, après le travail ? Voila ce autour de quoi tourne François Bon, au plus près de ce qui peut constituer une fusion entre document et littérature.
Et puisqu’on évoque ici François Bon, on mentionne au passage le site qu’il anime, parce qu’il constitue sans doute un de ces lieux dans lesquels se construit la littérature contemporaine : www.remue.net
Michel Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. 1994 – Une odyssée, en quelque sorte, mais post-moderne, c’est à dire sans Pénéloppe qui attende à la maison. Ici, c’est l’emploi qui tisse sa toile, et les deux cadres moyens, formateurs itinérants, locataires d’hôtel interchangeables et consommateurs occasionnels de chair fraiche n’ont nulle part où aller. On est entre Homère et Camus. On traine entre absurde et abject. On flaire la nausée, due autant aux alcools bon marché destinés à évacuer des journées toutes semblables qu’au monde lui-même, dépourvu de tout Ithaque, morne plaine où les misères additionnées, économiques, spirituelles, sexuelles rendent tout mouvement vain, puisque sans destination. Houellebecq demeure l’un des écrivains les plus à même de constituer la littérature de ce temps, et il n’est pas étonnant de le voir s’attaquer au monde du travail. On lira, aussi, si on veut, les particules élémentaires qui, sans faire du travail le centre de son récit, propose, entre autres, une description de pot de départ en retraite qui en dit long sur notre rapport au travail, et aux autres travailleurs que sont nos collègues.
Yves Pages : Petites natures mortes au travail. 2001 – Sous forme de courts portraits, des humains au boulot, souvent absurde, souvent douloureux, mais toujours orienté vers cet « oxygène en liquide » qu’est le salaire. Jusqu’où aller pour le toucher ? Employé Disney planqué dans une marionnette de Pluto, à la merci d’enfants sauvages, sans défense dans son bloc de mousse à l’intérieur duquel la température monte au point que Pluto, régulièrement, doive faire signe pour qu’on vienne à son secours, garçons bouchers, emballeuse de boite de chocolats, etc. Autant d’anonyme travaillés par le style, la seule chose qui nous distingue, finalement.
On trouvera une interview d’Yves Pages, s’intéressant particulièrement à ce livre ici : http://www.peripheries.net/article247.html En fin de page, une bibliographie encore plus développée. De quoi lire entre deux périodes de boulot.
Grégoire Philonenko / Véronique Guienne : au Carrefour de l’Exploitation. 1997 – De nouveau, une plongée en situation d’emploi : un sociologue employé comme chef de rayon dans la grande distribution scrute la manière dont la ressource humaine est mise à profit dans ce secteur particulier qu’est la grande distribution. En seconde partie, on met en rapport les observations recueillies sur le terrain et l’exploitation ouvrière telle qu’on put la connaître dans les années 60. Et pourtant, l’étude proposée ici concerne, finalement, les cadres. C’est dire…
François Emmanuel : La Question humaine. 2000 – Sur les traces de ce qu’Hannah Arendt put écrire à propos de la banalité du mal, ce roman observe comment le même processus, utilisant le même vocabulaire (et c’est ce qu’il y a de plus saisissant) se poursuit à travers le monde feutré des ressources humaines. L’expression, seule, laisse d’ailleurs songeur pour peu qu’on la prenne au pied de la lettre. Il s’agit de littérature, au sens plein du terme : une attention permanente aux mots, au sens qu’on leur donne, à la manière dont on les agence méticuleusement pour dissimuler le désordre moral de l’action. Le livre est très sombre, et donna lieu à une reprise cinématographique, à laquelle on fera référence plus bas.
Jean-Charles Masséra : United emmerdements of New-Order, précédé de United Problems of Coût de la Main-d’oeuvre. 2002 – Masséra est écrivain. C’est à dire que, comme on l’évoquait pour François Emmanuel, il s’intéresse à l’usage des mots, aux structures de langage. Ainsi, toute son oeuvre est l’équivalent littéraire du collage en arts plastiques ou du sampling en musique. Il en résulte des montages qui, reprenant des éléments de « ce qui se dit », produit un texte saisissant. On peut lire l’oeuvre entière de cet auteur, mais peut être pas d’une traite. Pour donner un exemple, ça donne ça, pour commencer :
« Monsieur,
J’ai pris bonne note de la destruction totale de votre habitation. En cas de démolition pour défaut de permis de construire, ce qui semble être votre cas, les dommages causés par des bulldozers encadrés par un grand nombre de soldats et de policiers à votre quatre-pièces, deux cuisines et trois salles de bains, n’entraînent pas droit à réparation.
L’obtention d’un permis de bâtir nécessitant une attente de cinq ans et le paiement de 20000 dollars pour une maison de 100 m2 de surface, je me vois donc dans l’obligation de vous laisser vivre dans une seule pièce, avec une cuisine et sans salle de bains afin de procéder sans délai à la réaffectation de votre sol.
Sincèrement, L’occupant » (quatrième de couverture)
Karl Marx : L’idéologie allemande, 1846. Dans ce texte aux éditions multiples, reconstruit à partir de fragments, on trouve les passages dans lesquel Marx étudie la manière dont la marchandise parvient à échapper peu à peu à ceux qui la produisent. Les passages sont de difficultés variées, mais il faut insister car il y a toujours un moment où on finit par retrouver des sortes de clairières où la pensée se concentre sur les acquis, et où tout semble lumineux. Il y a, aussi, et on l’oublie peut être un peu trop facilement, quelques passages de cet ouvrage qui sont, tout simplement, des prémonitions très précises de l’évolution que connaîtra ce qu’on appelle le « marché ». Accessoirement, c’est un texte où on découvre un Marx parfois férocement ironique envers les autres penseurs de son temps. et c’est une étape sur le chemin de l’enquête globale menée par Marx sur la question de la disparition de la plus-value (qui, bien entendu, ne disparaît pas vraiment). Dans le même esprit, on pourra aussi lire les Manuscrits de 1844, qui, sur la question de l’argent par exemple, sont simplement essentiels. On y découvre de plus un Marx lui même lecteur, travaillant sa propre pensée en la confrontant et en l’alimentant aux auteurs qu’il lit, et ces manuscrits sont en grande partie constitués de prises de notes, voire de recopie patiente de textes d’autres auteurs.
Paul Lafargue : Le Droit à la paresse, 1880. Grand classique, souvent référencé pour son caractère iconoclaste, le terme « paresse » semblant avant tout provocateur. Pourtant, l’ouvrage vaut plus que le simple statut de brûlot car derrière le titre qui semble être un clin d’oeil à ceux qui n’ont décidément, pas envie de faire grand chose, il y a, avant tout, une perspective historique qui, depuis l’antiquité gréco-romaine, motivée par l’otium, c’est à dire par l’oisiveté, jusqu’au dix-neuvième siècle, retrace le cheminement du discours sur le travail comme une idéologie, qu’on ne peut pas détacher de son contexte politique. Curieusement, c’est la même bourgeoisie qui, au cours des siècles, va consécutivement considérer le travail comme une déchéance puis comme un accomplissement dont elle tentera, tout de même, de s’exclure elle même. Nul besoin d’être particulièrement méfiant pour voir là quelque chose qui s’apparente à de la mauvaise foi. Le texte de Lafargue aide à y voir plus clair, et à démêler les discours pour cerner dans quelle direction peut se situer la vérité. Encore une fois, c’est à une réflexion sur l’au delà du travail que nous sommes ici conviés.
CINEMA :
A l’origine – France, 2009, 130mn – Xavier Giannoli. Un escroc en recherche de bon plan tombe sur un chantier abandonné : une bretelle d’autoroute jamais achevée, des militants écologistes ayant lutté contre ce projet, victorieusement. Se faisant passer pour entrepreneur, et espérant détourner des fonds publics, il va bâtir une véritable fause entreprise, ayant pour but d’achever le travail délaissé. Embauchant des ouvriers, constituant des équipes, mobilisant les moyens nécessaires, outils, machines et matériaux, il remet tout le monde au travail, de manière pourtant tout à fait fictive : cette bretelle en construction demeure, géographiquement, une impasse puisqu’elle ne mènera jamais nulle part. Travail absurde, et pourtant, dans cette portion de route transformée en non-sens goudronné, il y a un véritable travail, sans doute parce que le résultat sera toujours le leur, dans la mesure où il est, définitivement, invendable, inaliénable; en somme, cette bretelle d’autoroute sans autoroute, c’est tout simplement une oeuvre. On ajoutera que François Cluzet y est, comme souvent, parfait.
Un prophète – France, 2009, 155mn – Jacques Audiard. Je mentionne ici ce film, qui me semble incontournable, même si en apparence, et en apparence seulement, il semble trouver son axe dans le milieu carcéral davantage que dans le monde du travail. Mais la prison n’est ici qu’un contexte permettant d’avoir un cadre (ce dont le cinéma a besoin). Les enjeux, c’est à dire la mise en mouvement (et c’est ce qui, au cinéma, importe, le mouvement), sont, eux, les effets du travail et les causes de la reconnaissance. Intersubjectivité construite, lutte des consciences les unes contre les autres, acheminement vers une place dans le monde humain (c’est bien de cela qu’il s’agit, dès lors, peu importe que cela se passe en prison, puisque le principe est le même où qu’on se trouve, il est simplement, ici, plus patent).
Si ce passage de la Phénoménologie de l’Esprit qu’on intitule la Dialectique du Maître et de l’Esclave est réputée illisible, hors d’atteinte du commun des lecteurs, (ce qu’il est effectivement), Jacques Audiard en offre ici la mise en forme accessible. Tout y est : la survie initiale sous forme animale, la soumission au maître qui laisse la vie sauve, mais s’empare de ce qu’il a sauvé, corps et âme; l’humanisation par le dépassement de la stricte nature (on n’est pas ce qu’on est, et Malik, le héros du film, le dit dès les premières minutes de son incarcération : il n’est rien de ce qu’on pourrait croire, et surtout pas l’arabe musulman qu’on croit (n’en déplaise à notre ministre qui ne sait voir en un personnage joué par un acteur (fabuleux) nommé Tahar Rahim qu’un « beur » de plus, qui donne le mauvais exemple aux autres, oubliant que, justement, le film installe dès son commencement, les conditions suivantes : Malik n’est pas Malik, puisqu’il doit devenir lui-même, et que c’est là l’axe du film)); le travail, par lequel on devient ce qu’on est, parce que c’est ainsi qu’on modèle le monde, et finalement les autres, y compris le maître qui, lui, n’est plus en mouvement, n’existe plus, s’enracine dans le décor. Domination renversée, le film fonctionne surtout parce qu’il est lui même bien au delà de ce qu’il est censé être. Il n’est pas si courant que cela d’être confronté à ce qui demeurera comme un chef d’oeuvre. Au sein du film, Malik en fait l’expérience, en étant mis en face de lui même. On peut difficilement faire plus édifiant et initiateur. Je n’en dis pas plus, je travaille sur une mise en parallèle de Hegel et Audiard sur le territoire neutre de la dialectique. Je mettrai cela en ligne prochainement.
Le couperet – France 2005, 122mn, Costa-Gavras. Arithmétiquement, dans les périodes où l’emploi se fait rare, la compétition entre demandeurs rend nécessaire l’adoption d’une attitude de combattant envers les autres : on travaillera d’autant plus que les autres travailleront moins. On obtiendra le poste qui échappera à d’autres. Le mieux, pour être assuré de ne pas être mis en concurrence avec eux, serait de les éliminer consciencieusement. C’est le choix que fait un cadre, licencié comme une centaine de ses collègues, à la recherche d’un emploi dont il sait qu’il est loin d’être le seul à le chercher. Aussi, par pur nécessité de retrouver du travail (puisque toute l’ambiguïté du discours sur l’emploi consiste à le rendre obligatoire alors même qu’il n’est pas concrètement possible d’en offrir à tous, il va repérer ses concurrents potentiels, et tout simplement les tuer. Efficace, la méthode lui permettra de saisir les mécanismes réels du monde du travail, lorsqu’il se rendra compte qu’il n’est pas le seul à avoir appliqué cette méthode, qui n’est rien de plus que le principe de l’élimination de la concurrence au sein d’un marché (celui du travail n’échappant pas aux lois de l’offre et de la demande) qui se réalise, dès lors, comme absolument libéral. On notera que Park Chan-Wook, l’auteur du controversé Old Boy, est actuellement en train de tourner le remake du film de Costa-Gavras.
Dominium Mundi – L’Empire du management – France, 2007, 67mn – Pierre Legendre, Gérald Caillat, Pierre-Olivier Bardet – Sur un texte inédit de Pierre Legendre – Déjà auteur du livre (et du rarement diffusé documentaire déjà mis en images par Gérald Caillat), Pierre Legendre trace ici des parallèles entre le management et les universalismes religieux. Legendre désigne le management et la mondialisation dont il est le bras armé comme cette spiritualité sans autre dieu que l’échange toujours croissant des marchandises qui serait aujourd’hui le fer de lance de l’occident, la religion qui aurait fait mettre genou à terre à toutes les autres formes de spiritualité. Le documentaire est saisissant, soit dans la retranscription des grandes messes du commerce que sont les présentations internes de nouveaux produits (mention spéciale à Citroen), soit dans les moments plus intimes de la formation du personnel. C’est sans doute un des documentaires qui propose la vision la plus large de la manière dont le travail est aujourd’hui organisé.
Humain, trop humain. F’rance, 1972, 75 mn – Louis Malle – Aller retour entre l’usine Citroen qui produit, à l’époque, la GS, ses petites mains, ses ouvriers suivant au pas la chaine de montage et le salon de l’auto où les futurs clients, réels ou simulateurs (le salon de l’auto est un de ces lieux où des grands enfants s’amusent à se mettre en scène en hypothétiques acheteurs) n’ont plus de contact qu’avec l’objet. Une belle illustration du concept de fétichisme de la marchandise, tel qu’il est développé chez Marx : l’oubli total du travail humain derrière la marchandise, la focalisation exclusive sur l’objet lui-même, comme s’il sortait de nulle part. Puis, de nouveau, plongée dans l’usine, retrouvailles avec les ouvriers, alors qu’on a vu la vitrine. Le dispositif est simplissime, le documentaire se passe de tout commentaire, les images se suffisent à elles mêmes, les sons aussi.
Attention danger travail. France, 2003, 109mn – Pierre Carles. Montage de plusieurs documents, alternant interviews d’hommes et de femmes ayant rompu les liens avec le monde du travail. Rmistes, objecteurs refusant, y compris à l’ANPE, de rechercher du travail. Le propos est extrême, discutable, mais il présente l’intérêt d’être extrêmement minoritaire dans les medias, qui ont tendance à promouvoir l’idéologie du travail comme condition nécessaire du développement humain. Alternent avec ces interviews de plus anciens documents, courts, sur la condition ouvrière. Un bon complément à la lecture du droit à la paresse de Lafargue. Sortira ensuite Volem rien faire al pais, réalisé par la même équipe, et ouvrant la perspective vers tous ceux tirent les conséquences politiques du refus de travailler. Entre autres, la décroissance.
Le chômage a une histoire. France, 2001, 2 x 52mn, Gilles Balbastre. Sans salariat, pas de chômage. Ainsi, si le salariat est une invention somme toute récente, il en va de même pour le chômage. Le documentaire de Balbastre s’attache à montrer que ce processus social a une histoire, et qu’il est le fruit d’une certaine politique qui, parfois, tout en dénonçant les chômeurs, tire parti de leur existence, dans la mesure où celle ci agit de manière positive sur le marché du travail, puisque la main d’oeuvre, ne pouvant plus se placer, voit sa valeur baisser, ce qui est toujours ça de gagné lorsqu’il s’agit de générer des marges. Paradoxalement, ce qui est mauvais pour beaucoup peut apparaître comme profitable pour quelques uns. Le rôle de l’Etat, central ici, car potentiellement régulateur, consistera à déterminer ce qui est à protéger : la richesse (et le potentiel d’investissement), des uns, ou la sécurité et le minimum vital des autres. Sur ses deux volets, Le chômage a une histoire couvre la période qui court de 1967 à 2001, et permet de tracer des perspectives au delà, dès lors qu’on sait décoder les discours politiques actuels à la lumière de ce que Balbastre met en évidence.
Volem rien faire al pais. France, 2007, 107 mn – Pierre Carles. La suite logique du précédent, qui répond à certaines de ses limites, en particulier dues au fait que les témoins de Attention danger travail bénéficient de la solidarité collective permise par le travail des autres. Ici, on cherche plutôt des alternatives, souvent liées à ce mouvement qui prône la décroissance. On pense plutôt à Marcuse et sa théorie du « Grand refus ».
Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés. France, 2006, 80mn -Marc-Antoine Roudil. Le titre, repris de la fable de Lafontaine, Les Animaux malades de la peste, est le meilleur témoin du propos du film, qui se contente de placer une caméra dans les locaux de la médecine du travail. Là, des médecins accueillent tous ceux que le travail fait souffrir. Bien entendu, ici comme ailleurs, il est nécessaire de distinguer le travail lui-même des conditions sociales de sa réalisation.
Reprise. France, 1997, 192mn – Jacques Willemont. Le 10 Juin 1968, des étudiants filment la reprise du travail dans les usines Wonder, fabricant de piles. En opposition à ses collègues résignés à reprendre le travail après une longue lutte sociale, une femme refuse de retourner à son poste. Hervé le Roux, 30 ans plus tard, entreprend de retrouver cette femme, et met en oeuvre une véritable enquête qui permet, aussi, de dresser le bilan d’autant d’années de luttes sociales.
La Reprise du travail aux usines Wonder. France, 1968, 9mn – Hervé Le Roux. Le très court métrage pris sur le vif, qui servira 30 ans plus tard à la Reprise évoquée à l’instant.
Les LIP, l’imagination au pouvoir. France, 2007, 118mn – Christian Rouaud. Comment mener une lutte sociale sur plusieurs années, mobilisant des milliers de personnes sur l’Europe, de manière radicale, recourant parfois à des moyens illégaux, mais sans jamais céder à la tentation de la violence et de la destruction ? Les employés de la marque LIP, fabricante de montres l’ont expérimenté dans ce qui demeure à ce jour en Europe la plus grosse expérience de conflit au cours duquel des ouvriers seront amenés à reprendre en main le fruit de leur travail et les moyens de leur propre production. Une démonstration de la volonté et de la fierté des travailleurs à demeurer maître de leur propre travail et à ne pas céder à la tentation de l’aliénation.
Violence des échanges en milieu tempéré. France, 2003, 99mn – Jean-Marc Moutoux. Tout jeune diplomé, le personnage principal de ce film intègre un cabinet d’experts en management et restructurations. On l’envoie dans une PME de province, où on le charge de sélectionner le personnel à conserver… et celui dont il faudra « remercier ». Peu à peu, lui-même sera de moins en moins à l’aise avec sa propre mission, au fur et à mesure de son intégration dans le tissu social local.
Ressources humaines. France, 1999, 100mn – Laurent Cantet. Un étudiant en école de commerce effectue son stage en entreprise dans sa ville de naissance, dans l’usine où travaille son père. Théoriquement chargé d’y organiser le passage aux 35h, il se rend compte par accident qu’il oeuvre sans le savoir à un vaste plan de licenciement qui concerne, entre autres son propre père. Ici aussi, toute la tension va se tisser entre la valorisation de l’emploi qui constitue une promotion sociale et les valeurs familiales. Une autre manière de penser le rapport complexe entre la solidarité par le travail et le délitement du lien social provoqué par certaines formes d’organisation du travail. Cinématographiquement, la principale scène de confrontation entre le père et le fils, au sein même de l’usine, est un fort moment de cinéma, constituée d’une première partie prévue, répétée par les acteurs, mais aussi d’une seconde partie qui n’est en fait que la décharge émotionnelle des acteurs après avoir tourné cette scène extrêmement tendue. Une séquence intéressante pour penser la question du réalisme au cinéma : la tension est réelle, mais c’est en fait celle des acteurs, et non celle des personnages, même si à l’image, c’est indiscernable.
Rien de personnel. France, 2008, 91mn – Mathias Gokalp. Sur le principe d’une même soirée, filmée sous des angles multiples faisant l’objet, par le réalisateur, de plusieurs montages successifs, une mise en scène virtuose des jeux de rôles, des faux-semblant du management contemporain. Un des rares films sur le monde du travail qui soit, aussi, un film qui cinématographiquement, présente un véritable intérêt formel. Les méthodes d’un de Palma (on pense, par exemple à Snake’s eye) sont ici mises au service d’une révélation finalement bien plus essentielle, et moins artificielle que chez le maître américain de la manipulation des angles de vue. C’est sans doute un très grand film. Les comédiens y font, aussi, un travail étonnamment juste, et nécessairement tout en nuance, puisqu’on est pleinement dans le domaine du théâtre dans le théâtre, tous les personnages jouant ici de multiples rôles, parfois sans même s’en rendre compte. Sur le plan de l’étude des motivations individuelles et collectives dans l’entreprise, c’est aussi d’une profondeur d’analyse qui demeure rare au cinéma. C’est, de toute la sélection ici présente, le plus incontournable.
L’an 01. France, 1973, 87mn – Doillon, Resnais, Rouch. Pléiade d’acteurs, pléthore de réalisateurs. L’an 01 est un film qui entre difficilement dans quelque catégorie que ce soit. Il met en scène une population, apparemment à l’échelle nationale, puis internationale (le film se transporte à New-York et au Nigéria, qui déciderait soudainement d’arrêter de produire, et de respecter deux règles méthodiques : « On arrête tout », et « Après un temps d’arrêt total, ne seront ranimés que les services et les productions dont le manque se révélera intolérable ». Une part non négligeable de l’idéologie développée dans ce film (arrêt du travail, réduction de la consommation, réappropriation du temps libre, réflexion pré-production) s’appuie sur les travaux du Club de Rome, et constitue une sorte de prélude à ce courant politique qui depuis prône la décroissance économique. Le film vaut aussi pour le témoignage qu’il propose d’une époque où il était possible, au cinéma comme sous d’autres formats, de poser des questions qui semblent aujourd’hui totalement délaissées. Il y a là une bonne part de naïveté, sans doute, mais il y a aussi la possibilité de constituer une sorte de laboratoire social, dans lequel un certain nombre d’expériences sont possibles. Le fait qu’Alain Resnais participe à ce projet collectif est d’ailleurs intéressant, dans la mesure où on retrouvera dans son oeuvre ce principe, jusqu’à des mises en oeuvres étonnantes (on pense à Mon oncle d’Amérique, entre autres). On ajoutera que l’an 01 est au départ une bande dessinée de Gébé, publiée par épisode dans Politique Hebdo, reprise ensuite par Charlie mensuel. Elle deviendra vite un petit phénomène, alimenté par les lecteurs qui apporteront au dessinateur leurs propres idées. L’éditeur de bandes dessinées L’association a réédité cette étonnante proposition en 2000.
Ce vieux rêve qui bouge, France, 2001, 50mn – Alain Guiraudie. Que faire après le travail ? Dans une usine peu à peu désaffectée, où il y a de moins en moins à faire, les ouvriers demeurent pourtant, de plus en plus souvent livrés à leurs seules relations, parfois bavardes, souvent silencieuses. Un employé vient de l’extérieur partager le quotidien oisif de cette communauté ouvrière, le temps de démonter et emporter une mystérieuse machine. Libre, mais pourtant pris par son travail, il va néanmoins être pris dans cet autre engrenage, pleinement humain celui là, des relations humaines que le partage du travail permet. Il y a, chez Alain Guiraudie un regard particulier, rare, sur le monde des travailleurs, sur leur désir commun, sur leur désir les uns pour les autres. C’est peut être dans ces films qu’on a un contrepoint à la critique un peu univoque du travail telle qu’on la trouve dans les autres oeuvres présentées dans cette liste. Communauté de l’effort, le travail devient alors ce qui unit et soude les hommes par delà le labeur.
La raison du plus faible. France, 2006, 106mn – Lucas Belvaux. Quand l’absence de travail, ou la précarité dont le travail lui même ne permet pas de s’extraire conduit à chercher d’autres voies pour s’en sortir. Ou plutôt, quand même les actes désespérés ne permettent pas d’en sortir. Lucas Belvaux trouve là un second souffle dans son oeuvre. Il réussit là à faire coincider un certain réalisme social (la peinture de cette couche de la population qui ne vit les transformation du tissu ouvrier que sous la forme d’une catastrophe sourde, d’un cataclysme collectif qui semble pourtant n’avoir aucun relai national, qui ne se vit que comme victime d’un processus tellement incompréhensible qu’il s’apparente à un destin) et les principes du film d’action. Les comédiens (Caravaca, lui même réalisateurs intéressant, d’ailleurs) portent sur leurs épaules une bonne partie de la puissance de ce film.
Louise Michel. France, 2008, 90mn – Gustave kervern, Benoit Delépine. Plus qu’un film violent, il s’agit d’un film féroce. Pour la première fois, les têtes pensantes du journal de Groland réussissent la synthèse cinématographique de leur imagination visuelle débordante, de leur tendance à construire des personnages aux trajectoires improbables (et sur ce plan, dans Louise Michel, on n’est pas déçu) et d’un discours politique et social qui vise, en quelque sorte, à venger cinématographiquement ceux qui ne connaissent en réalité aucune justice économique. Le film part d’une situation réelle simple : des ouvrières d’une usine de textile découvrent un matin leur usine vidée de tous leurs moyens de production. Délocalisation oblige, elles deviennent soudainement chercheuses d’emploi dans un environnement où l’emploi n’existe plus. Elles mettent leurs indemnités de licenciement en commun pour payer un tueur à gage qui aura pour mission de descendre leur patron. Problème : dans l’histoire, personne n’est celui ou celle qu’il fait mine d’être, et la règle vaut aussi pour les patrons. Les ouvrières découvrent, mais un peu tard, que leur perspective patronale était un peu réduite, et que le vrai patron, dans l’économie mondialisée contemporaine, est toujours ailleurs. C’est ainsi que le film gravira peu à peu les échelons de l’abstraction économique pour s’achever en plein paradis fiscal, (avec un Denis Robert, bras droit d’un blanchisseur d’argent, moment évidemment jubilatoire). Dans tous ses aspects, le film est, sur un point de départ qui pouvait laisser craindre le débordement de la forme par le message, d’une étonnante maîtrise. Les acteurs, Yolande Moreau et Boudi Lanners (qu’on retrouve aussi dans Rien de personnel, ce qui semble le désigner comme un de ceux dont il est intéressant d’avoir la trajectoire à l’oeil) n’y sont pas pour rien. Qui plus est, une partie du film se passe dans le familistère de Guise, ce qui ajoute encore à la profondeur de l’univers dans lequel ces aventures criminelles se déploient.
L’argent des autres. France, 1978, 95mn – Christian de Chalonge. Parce qu’au delà du travail, il y a une double production : celle de la marchandise elle même, d’une part, mais aussi celle de la fameuse plus-value, sous la forme d’argent. Le film de Christian de Chalonge, très étonnant d’un point de vue visuel et sonore, très « habité » par son personnage principal interprété avec une parfaite sobriété par jean-Louis Trintignant, plonge du côté abstrait de la force de travail. Un employé modèle d’une banque paie pour ses patrons les détournements de fonds dont les petits épargnants sont en dernier ressort les premières victimes. Mise en scène des milieux d’affaires, des entretiens d’embauche tels qu’on peut les cauchemarder dans les années 70 (et pas si éloignés de ce qu’il sont finalement devenus). Un film peu connu, mais se tenant à la croisée du monde du travail et de l’économie. On sait, au moins depuis Marx à quel point ces deux domaines sont liés.
Merci pour cette biblio. Un livre pas mal du tout dont je viens d’achever la lecture : Le travail sans qualités, de Richard Sennett (le titre en français semble assez décalé par rapport au titre original : The corrosion of character. The personal consequences of work in the new capitalism). Il y a également Le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello), mais aussi Souffrance en France (C. Dejours), La chaîne invisible (J.-P. Durand), Misère du présent-richesse du possible d’André Gorz… la liste pourrait, au fond, devenir vertigineusement longue 🙂
Merci aussi pour les références cinématographiques
Pour les références cinématographiques : It’s a free world ? Swimming with sharks ?
Aaaahhhhhh, merci pour ce complément. Plusieurs titres me sont inconnus, mais je vais de ce pas me renseigner, et je publierai la liste avec ces nouveaux conseils de lecture. Mais quelque chose me dit que cela va contribuer à porter sur le travail un regard « un peu » désabusé…
C’est vrai… Je songeais, il y a également Le sens du travail : chronique de la modernisation au guichet, de Fabienne Hanique, je ne l’ai pas lu, mais à en juger sur sa quatrième de couverture, il ne s’agit pas de partir d’emblée sur un réquisitoire contre le capitalisme moderne. Il me semble que les études que j’ai évoqué se veulent objectives pour la plupart, peut être y parviennent-elles d’ailleurs, mais c’est vrai aussi, en tout cas à ma connaissance, qu’il y a peu ou alors je n’ai jamais eu vent d’une littérature qui ferait un éloge sans mélange du travail moderne. Peut être qu’on pourrait trouver ça dans les textes consacrés au management (mais pour ça, Le nouvel esprit du capitalisme est vraiment une référence, d’ailleurs (mais je ne l’ai pas lu non plus, seulement quelques morceaux), je crois qu’il montre comment la « critique artiste » a été récupérée par le capitalisme : la flexibilité serait l’opportunité pour le travailleur de réaliser ses potentiels, l’accent est mis sur la liberté que ce dernier a dans le choix des moyens pour atteindre les objectifs prescrits, et la déréglementation est justifiée en ce qu’elle nous rend responsables de nous-mêmes, acteurs/créateurs de nos vies. En fait, le capitalisme moderne se construirait contre le capitalisme industriel, sa structure hiérarchique pyramidale, sa bureaucratie rigide et contre-productive, son aliénation et sa routine… C’est là que lire Sennett est très intéressant, parce qu’il montre comment ces nouvelles formes d’organisation du travail, dont la devise serait « pas de long terme », impacte l’identité, le caractère des individus (et il a en effet une vision pessimiste, ce qui ne veut pas dire illégitime !)).