Ce week-end sur France3 et sur la scène du B&W Hall de Copenhague, devant la prestation hongroise qui, quelques heures plus tard, gagnerait la quatorzième édition du concours de l’Eurovision, tout en se disant que les James Bond Girls ne sont plus tout à fait ce qu’elles étaient, on pouvait se demander si quelque chose d’autre n’était pas en train de se jouer. Il ne s’agit pas de supposer que l’événement musical se double d’une dimension politique. Il s’agit plutôt de supposer que la musique, et peut-être la musique pop plus que les autres, ne serait-ce qu’en raison de son audience, EST politique, et ce à un niveau bien plus élevé que celui auquel pourrait aspirer l’économie, par exemple.
Car Conchita Wurst, aussi surprenante que soit sa plastique, peut être considérée comme une interprétation à peine renouvelée d’un thème déjà maintes fois joué, et pas seulement parce que son Rise like a phoenix ressemble étrangement au Skyfall d’Adèle, qui sonne un peu comme le Golden Eye de Tina Turner, qui fait quand même beaucoup penser au Diamonds are forever de Shirley Bassey, qui reprenait et amplifiait son propre Goldfinger. Au delà des choix de chanson et du cadre un peu folklorique d’un tel concours continental, ce qui se joue dans une telle apparition c’est un conflit bien plus profond entre ce qui est de l’ordre de la nature, et ce qui serait d’un autre ordre. Et la musique pop est tout particulièrement le lieu de de cet affrontement. Sous des airs festifs, le dancefloor et un théâtre des opérations sur lequel s’affrontent des escadrons armés de lignes de basses tonitruantes à côté desquelles les orgues de Staline pourraient passer pour d’aimables cornemuses.
La prestation Rise like a Phoenix réside sans doute moins dans la chanson, dans la mesure où elle est totalement asservie au dispositif de l’eurovision, et qu’elle en respecte tous les critères, que dans le personnage lui-même et la mise en scène pyrotechnique qui l’accompagnait. Le dispositif scénique semblait effectivement se tenir au bord du réel (au bord de la nature, diraient les plus critiques), puisqu’il figurait un cube à l’intérieur duquel l’ensemble du show avait lieu, cube qui apparaissait et disparaissaient à la faveur d’un procédé technique devant lequel le public de l’Europe toute entière a dû se creuser, toute la soirée, les méninges. Et de toute évidence, pour Conchita Wurst, metteur en scène et graphistes avaient décidé de mettre le paquet pour déréaliser l’héroïne de la séquence, faisant naître pour de bon un cyborg numérique au beau milieu d’un espace dont on ne savait plus très bien s’il existait vraiment, ou pas. A force de ne plus lésiner du tout sur les effets de mise en spectacle, savoir si la chanteuse était barbue ou pas relevait du détail, dans la mesure où, quoique inattendue, cette pilosité relevait tout de même de ce qu’on pourrait appeler « la nature », là où l’ensemble de ce qui se donnait à voir participait en revanche d’un dispositif d’autant plus artificiel qu’il était entièrement constitué numériquement. Dès lors, on pouvait s’interroger sur l’essence de ce qui avait lieu sur les écrans et sur cette scène. Etait-ce de l’ordre du réel ? Ou de l’illusion ? Et si ce n’était qu’illusion, pourquoi cela faisait-il tant parler ?
A vrai dire, ces questions se sont déjà posées, et ça ne date pas d’hier. On peut se demander, avec le recul, comment entre le 15ème et la fin du 19ème siècle, étaient perçus les castrats qui firent tant pour cette musique qu’on considère aujourd’hui comme classique. Plus récemment, l’arrivée des synthétiseurs dans la musique qui se joue dans les clubs a provoqué aussi un certain malaise au sein des musiciens qui, jusque là, avec des moyens plus conventionnels, occupaient ce territoire. Ainsi, quand le I Feel Love de Donna Summer vint croiser le fer sur les pistes de danse des grands clubs des années 70, c’était aussi le combat entre la nature et l’artifice qui se jouait, comme si l’artifice n’était pas une des multiples formes de la nature.
Dans son ouvrage Turn the Beat Around, l’Histoire secrète de la Disco, dont on est tenté de dire qu’il est incontournable, tout comme l’est en fait toute la collection des ouvrages sur les musiques du 20ème siècle publiés chez Allia, Peter Shapiro reconstitue le champ de bataille qui opposa funk et disco au moment où les machines débarquèrent sur les dancefloors. Opposant d’un côté I feel love de Donna Summer, mis en son par Giorgio Moroder (LE Giorgio Moroder qui est célébré dans le dernier album des Daft Punk) et propulsé dans la stratosphère par un Patrick Cowley qui en fit un remix pirate d’anthologie, et de l’autre Funkentelechy vs The Placebo Syndrome, de Parliament, (groupe lui aussi célébré par Daft Punk, mais ce n’est pas un hasard, quand vous allez lire ce qui va suivre, il va être difficile de ne pas avoir les deux robots en tête). Pour Shapiro, Parliament est encore du côté de James Brown, et d’une sensualité musicale humaine, quand Donna Summer a complètement fusionné avec la machine, embarquant l »humanité dans une toute nouvelle configuration :
« Avant « I Feel Love« , le synthétiseur avait pu connoter le mouvement, l’évasion ou l’imaginaire, mais de s’était jamais intéressé au plaisir charnel ou à la satisfaction sexuelle. Combinant un orgasme simulé par la voix pseudo-lyrique de Summer et un arrière-plan sonore synthétique entièrement composé de syndrums, de percussions en stéréo et de cette ligne de basse galopante empruntée à « Do What You Wanna Do« , I Feel Love » était un chef-d’oeuvre de mécano-érotisme. Perdue au milieu de ce palais des glaces en film plastique, Summer chantait les plaisirs de la chair d’une voix totalement désincarnée, ou du moins très détachée : on aurait pu l’imaginer immobile, songeant à Munich [Note du moine copiste : Munich est alors la ville où on produit ce type de musique, un peu comme Detroit le sera à son tour, dans les années 80]. Emblématique du frisson cocaïné et de l’éclat métallique des années 70 (sa simple écoute donne mal aux dents), la chanson n’aurait pu mieux résumer l’obsession du sexe anonyme et distant qui animait ces dernières – à moins d’être commercialisée dans un emballage en latex. Pourtant, jamais un rythme à la fois si vil et frémissant n’avait diffusé un sentiment d’euphorie tellement puissant qu’il émanait de lui une pureté presque sacrée. Les producteurs Giorgio Moroder et Pete Bellotte avaient bâti une cathédrale synthétique de cristal et d’acier autour de Summer, laquelle réagissait en s’inspirant davantage d’Aled Jones [Note du moine copiste : Aled Jones est aux années 70 ce que Les Choristes sont, chez nous, aux années 2000, une voix enfantine désincarnée, qu’on pourrait opposer, dans les années 80, à la puissance joyeuse des Joubert Singers braillant leur Stand on the world , popularisé par Larry Levan, qui le passait aux heures les plus enjouées du club dan lequel il officiait comme DJ, le Paradise Garage (et vous connaissez tous ce morceau, en fait)]que d’une quelconque mégère sexy de la soul. Elle restait glaciale et distante, tout en dégageant la sereine béatitude de la madone.
De bien des manières, « I Feel Love » pouvait être considéré comme la chanson soul parfaite. En mêlant ainsi les thèmes du sexe et de la religion, elle déployait une force et une complexité dignes d’un Ray Charles, d’un Marvin Gaye ou d’un Al Green, à la différence près qu’au lieu de s’en remettre à l’Eglise baptiste, elle préférait s’appuyer sur des principes relevant plutôt de l’ordre des carmélites. Mais le morceau n’en représente pas moins la rupture effective avec le continuum soul. La tradition gospel se veut presque une forme de « confiance en la force » – faites le bien pour Dieu et Il se chargera de vous – par la suite mise en application dans la soul. Summer prônait quant à elle l’extase de l’abandon. Si les Holy Rollers et les Pentecôtistes se retrouvaient souvent possédés par l’esprit, les phénomène ne durait jamais; elle, en revanche, chantait comme un mystique oriental en train d’asservir toute sa volonté aux instants de splendeur qu’il vient de vivre.
[Note du moine copiste : je saute l’évocation de Parliament et de son Funketelechy vs The Placebo Syndrome, mais dans l’idéal, il faudrait lire ce paragraphe aussi, mais je me concentre sur Donna Summer]
(…) I feel love se délectait dans son inauthenticité : un déni de tout élément humain sous-entendait que la chanson était très proche de l’état d’abandon, d’oubli, de nirvana qui en était le thème. Inévitablement, les gardiens du temple de la musique noire lui reprochèrent d’être trop robotique, trop stérile, trop antinaturelle. James Brown s’était présenté comme une machine de sexe, mais de là à se transformer réellement en cette machine, il y avait un grand pas. Intentionnellement ou non, le morceau lançait un défi à l’ensemble des stéréotypes liés à la négritude – quand il ne les provoquait pas directement. Certes, Summer semblait on ne peut plus portée sur la chose, mais elle ne ressemblait ni à la lubrique mama blues, ni à la sensuelle soul sista d’autrefois. Elle ne cherchait pas davantage à imiter le cool d’un Miles Davis ou le gracieux maintien d’un Jerry « The Iceman » Butler : son détachement ne visait pas la maîtrise, mais quelque chose d’autrement plus éthéré. Ma musique avait beau vibrer comme un coeur qui bat la chamade, « I Feel Love » n’en était pas moins dépourvu du côté très physique qu’on associe si souvent aux Noirs. La chanson n’avait rien d’athlétique, n’invitait pas au corps à corps et ne sentait ni la sueur, ni le sang.
Evidemment, en tant qu’à la fois genre hybride, composé de styles et de pulsions disparates, et voix d’une minorité de hors-la-loi désireuse de briser les chaînes d’une répression forgée dans l’acier inaltérable de la « Nature », la disco ne pouvait que se montrer sceptique face aux « certitudes » du monde matériel. « I Feel Love » se chargera donc de bannir une bonne fois pour toutes le naturalisme généralement lié à la danse music. Fans un geste de profond mépris pour les principes fondamentaux de la biologie, Moroder et Bellotte réussirent à transformer Summer l’Afro-Américaine en reine des glaces teutonne dotée d’un coeur artificiel. Elle évoquait l’acte biologique le plus fondamental entourée de textures les plus synthétiques jamais entendues sur disque. Grâce à des titres comme celui-ci ou ceux de Sylvester (et à l’ensemble du genre HI-NRG), la disco développa une forme d’identification à la machine que l’on peut voir comme une tentative de libérer les gays de la tyrannie du « naturel », celle qui rejette l’homosexualité parce qu’elle constituerait une aberration et une erreur de la nature.
Des Imaginary Landscapes de John Cage jusqu’aux interventions contemporaines « transgendrées » de Terre Thaemlitz et au remodelage digital du monde pratiqué par Matmos, en passant par Walter/Wendy Carlos, Throbbing Gristle, Sylvester ou Patrick Cowley, la musique électronique a toujours servi à exprimer la transgression sexuelle et à transformer la société. La disco, élément le plus visible de cette histoire majoritairement invisible, est allée puiser dans les sonorités fantastiques proposées par ces machines d’un nouveau genre afin d’imaginer une toute nouvelle sexualité. Le caractère à la fois exotique et hypnotique des timbres et les vibrations mécaniquement implacables des synthétiseurs Moog et ARP qu’utilisaient des producteurs disco comme Moroder, Cowley ou Bobby O. correspondaient bien à cette esthétique visant à troubler l’ordre « naturel » des choses. Et puisqu’elle provenait à la fois de l’expérimentation électronique et du projet rythmique de James Brown, la disco s’apparentait également à une quête de la perfection. Métronomes, synthés, séquenceurs et boîtes à rythmes permettaient d’élaborer une musique délicieusement absolutiste, véritable parallèle de l’érotisation de la discipline chère à la culture gay. La disco fut la forme ultime de la cyborg music, l’accouplement définitif de l’organisme et de la machine. De cette manière, elle peut appuyer l’idée du cyborg défendue par l’universitaire Donna Haraway, selon laquelle celui-ci viendrait ébranler « l’idéologie bio-déterministe » si violemment opposée aux arguments des mouvements féministes et gay. [Note du moine copiste : je saute ici la citation par Shapiro de passages intéressants de Hazaway sur les cyborgs, lisez Shapiro pour avoir le texte dans son intégralité, je me concentre ici sur I feel love](…) Jamais chanson ne s’était autant délectée de sa propre artificialité, à l’exception possible de quelques titres d’Ertha Kitt, d’autres de chanteuses yé-yé ou de certaines des productions les plus spectaculaires réalisées pour Dionne Warwick. Summer semblait tomber en pâmoison, telle la femme du Beata Beatrix de Rossetti ou celle de The Crown of Love de John Everett Millais – totalement captivée par une puissance supérieure. Summer n’a rien de ces personnages efféminés si vénérés dans l’esthétique camp, mais sa féminité était tellement exagérée (on songe notamment au verso de la pochette du maxi de ‘Love to love you Baby » où elle posait vêtue d’une robe de fine dentelle, assise sur une balançoire couverte de fleurs roses, dans une mise en scène pastichant La Balançoire du peintre rococo Jean-Honoré Fragonard, ou encore l’actrice Jeannette Lewis, également sur une balançoire, pendant que Nelson Eddy lui fait la cour dans une scène de Naughty Marietta) que les synthés asexués la dissolvaient. »
Peter Shapiro ; Turn the Beat Around, l’histoire secrète de la disco – p. 140 sq
On a une petite idée, dès lors, de ce qui se joue derrière les divas du dancing mises en scène par la technologie numérique. Et ceux qui s’inquiètent de voir là des coups portés contre ce qu’ils conçoivent comme les seuls véritables piliers de toute civilisation digne de ce nom ont en quelque sorte raison de s’inquiéter : il s’agit bien de soubresauts secouant l’ordre des choses. Et il n’est pas étonnant qu’aux temps qui sont les nôtres, ce soit un être physiquement hybride qui incarne cela le temps d’un concours de chansons. Qu’on convoque l’univers musical de James Bond pour évoquer l’oiseau qui renaît de ses propres cendres n’a rien d’étonnant : Bond est ce personnage qui meurt sans cesse pour mieux revivre sous une autre forme, il est le personnage plastique par excellence. Conchita Wurst n’est rien d’autre que l’image de cette hypothèse selon laquelle l’humanité serait, elle aussi, à ce point plastique qu’elle pourrait prendre le visage d’un homme qui serait, aussi, une femme, ce en quoi on ne voit une déviation que si on considère la nature comme une forme figée, ce qui relève moins d’une connaissance de la nature que d’un fantasme à son sujet.
En 1977, Jean-Marc Cerrone pille consciencieusement la ligne de synthé de I Feel Love pour charpenter un titre qui sera un de ses plus gros succès. Le morceau raconte, en gros, une histoire de créatures artificielles, construites en laboratoire, qui échappent à leurs créateurs et les détruisent. ‘Maybe nature has a plan to control the ways of man » dit le dernier couplet de cette épopée électronique. Cerrone a intitulé cette chevauchée menée à la poursuite de Donna Summer Supernature. Voila qui mériterait d’être médité. Voila aussi un des signes que depuis longtemps, le terrain se préparait à accueillir des êtres tels que Conchita Wurst, qui n’est qu’une des guerrières amazones dans la batterie fanfare d’une bataille que se livrent ce qu’est l’homme, et ce qu’il peut devenir.